Habib Bourguiba
Leader du Mouvement national tunisien, fondateur de la République tunisienne et premier président de la République tunisienne après l'indépendance / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
Cher Wikiwand IA, Faisons court en répondant simplement à ces questions clés :
Pouvez-vous énumérer les principaux faits et statistiques sur Habib Bourguiba?
Résumez cet article pour un enfant de 10 ans
Vous lisez un « article de qualité » labellisé en 2007.
Pour les articles homonymes, voir Bourguiba.
Habib Bourguiba (arabe : الحبيب بورقيبةÉcouter), de son nom complet Habib Ben Ali Bourguiba, né probablement le à Monastir et mort le dans la même ville, est un homme d'État tunisien, président de la République entre 1957 et 1987.
Habib Bourguiba الحبيب بورقيبة | ||
Portrait officiel du président Bourguiba (1960). | ||
Fonctions | ||
---|---|---|
Président de la République tunisienne | ||
– (30 ans, 3 mois et 13 jours) |
||
Élection | (par l'Assemblée nationale constituante) |
|
Réélection | 8 novembre 1959 (au suffrage universel) 8 novembre 1964 2 novembre 1969 3 novembre 1974 (président à vie) |
|
Premier ministre | Bahi Ladgham Hédi Nouira Mohamed Mzali Rachid Sfar Zine el-Abidine Ben Ali |
|
Gouvernement | Bourguiba II | |
Prédécesseur | Lamine Bey (bey de Tunis) |
|
Successeur | Zine el-Abidine Ben Ali | |
Premier ministre tunisien | ||
– (1 an, 3 mois et 14 jours) |
||
Monarque | Lamine Bey | |
Gouvernement | Bourguiba I | |
Législature | Assemblée constituante | |
Coalition | Néo-Destour | |
Prédécesseur | Tahar Ben Ammar | |
Successeur | Bahi Ladgham (indirectement) | |
Ministre tunisien des Affaires étrangères | ||
– (1 an, 3 mois et 14 jours) |
||
Monarque | Lamine Bey | |
Premier ministre | Lui-même | |
Gouvernement | Bourguiba I | |
Prédécesseur | Poste créé | |
Successeur | Sadok Mokaddem | |
Ministre tunisien de la Défense | ||
– (1 an, 3 mois et 14 jours) |
||
Monarque | Lamine Bey | |
Premier ministre | Lui-même | |
Gouvernement | Bourguiba I | |
Prédécesseur | Poste créé | |
Successeur | Bahi Ladgham | |
Président de l'Assemblée constituante | ||
– (6 jours) |
||
Législature | Assemblée constituante | |
Prédécesseur | Poste créé | |
Successeur | Jallouli Farès | |
Biographie | ||
Nom de naissance | Habib Ben Ali Bourguiba | |
Date de naissance | ||
Lieu de naissance | Monastir (Tunisie) | |
Date de décès | (à 96 ans) | |
Lieu de décès | Monastir (Tunisie) | |
Sépulture | Mausolée de Bourguiba | |
Nationalité | Tunisienne | |
Parti politique | Destour (jusqu'en 1933) Néo-Destour (1934-1964) Parti socialiste destourien (1964-1987) |
|
Conjoint | Mathilde Lorain, dite Moufida (1927-1961) Wassila Ben Ammar (1962-1986) |
|
Enfants | Habib Bourguiba Jr. Hajer Bourguiba (fille adoptive) |
|
Entourage | Saïda Sassi (nièce) | |
Diplômé de | Sorbonne | |
Profession | Avocat | |
Religion | Islam | |
|
||
|
||
Premiers ministres tunisiens Présidents de la République tunisienne Présidents de l'Assemblée nationale constituante |
||
modifier |
Avocat formé en France dans les années 1920, il revient en Tunisie pour militer dans les milieux nationalistes. En 1934, à l'âge de 31 ans, il fonde le Néo-Destour, fer-de-lance du mouvement pour l'indépendance de la Tunisie. Plusieurs fois arrêté et exilé par les autorités du protectorat français, il choisit de négocier avec la Quatrième République, tout en faisant pression sur elle, pour atteindre son objectif. Une fois l'indépendance obtenue le , il contribue à mettre fin à la monarchie et à proclamer la République, dont il prend la tête en tant que premier président le .
Dès lors, il s'emploie à mettre sur pied un État moderne. Parmi les priorités de son action politique figurent le développement de l'éducation, la réduction des inégalités entre hommes et femmes, le développement économique et une politique étrangère équilibrée, ce qui en fait une exception parmi les dirigeants arabes. Ceci n'empêche pas le développement d'un culte de la personnalité autour de sa personne — il porte alors le titre de « Combattant suprême » — et l'instauration d'un régime de parti unique pendant une vingtaine d'années. La fin de sa présidence, marquée par sa santé déclinante, la montée du clientélisme et de l'islamisme, se conclut par sa destitution, le , à l'initiative de son Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali.
Installé après sa destitution dans une résidence à Monastir, il meurt le et repose dans le mausolée qu'il s'était fait construire.
Enfance difficile : le dernier de la fratrie
Bourguiba naît officiellement le à Monastir[N 1], même s'il déclare être né un an plus tôt, le ou même en 1901. Il est le fils d'Ali Bourguiba et Fatouma Khefacha qui est alors âgée de 40 ans. Bourguiba déclarera que sa mère a eu honte de concevoir un enfant à cet âge si tardif pour elle et son père se demanda s'il pouvait élever son fils malgré son âge avancé. C'est ainsi que naît Habib, le huitième et dernier de sa fratrie. Malgré sa situation financière, Ali Bourguiba accorde une grande importance à l'éducation de ses enfants. Ayant été enrôlé dans l'armée par le général Ahmed Zarrouk, il passe 19 ans de sa vie en campagne, avant de prendre sa retraite. Désireux d'éviter ce sort à son dernier enfant, il décide de lui fournir toutes les conditions requises pour l'obtention de son certificat d'études primaires qui le dispense du service militaire, tout comme ses fils aînés. Lors de la naissance de Bourguiba, Ali, âgé de 53 ans, devient conseiller municipal et côtoie les notables de la ville, ce qui lui permet d'améliorer sa situation financière et sociale et lui permet de prévoir un avenir éducatif moderne pour son dernier fils, tout comme pour ses frères[1].
Habib Bourguiba grandit dans un environnement féminin, ses frères étant à Tunis et son père étant âgé : il passe donc ses journées avec sa mère, sa grand-mère et ses sœurs, Aïcha et Nejia, ce qui lui permet d'assister aux corvées habituelles des femmes et à leur inégalité devant les hommes[2]. C'est en 1907, alors qu'il est âgé de cinq ans, qu'il quitte Monastir pour Tunis, à bord du train de Sousse qui le mène à la capitale, marqué par le fait de quitter sa mère aussi jeune[3]. À son arrivée, la ville est marquée par la lutte contre le protectorat français et l'émergence du mouvement national dominé par Ali Bach Hamba. Il s'installe alors dans le quartier de la bourgeoisie commerçante du Tourbet El Bey, dans la médina, où son frère M'hamed loue un logement sur la rue Korchani. À la rentrée de 1907, ce dernier l'inscrit au Collège Sadiki où le surveillant général le qualifie de turbulent mais studieux[4].
Néanmoins, le jeune Habib passe ses vacances à Monastir au milieu des femmes qu'il aide dans les corvées : aider la servante Fatma, porter le plateau de baklawas au four de l'oncle Hamida, surveiller la cuisson en l'arrosant d'une louche de miel ou participer aux travaux de l'oliveraie. À la fin des vacances, il rentre chez son frère à Tunis où, après les cours, il flâne dans les rues et admire le bey venant, chaque jeudi, à la kasbah pour présider la cérémonie du sceau. Il est marqué par les événements du Djellaz en 1911, notamment l'exécution de Manoubi Djarjar à Bab Saadoun[5]. C'est ainsi que Bourguiba s'implique et obtient, en 1913, son certificat d'études primaires, au grand soulagement de son père[6]. Non seulement, son fils échappe au service militaire, tout comme ses autres enfants, mais il est aussi admis en tant qu'interne au Collège Sadiki pour poursuivre ses études secondaires, prises en charge par le collège. Cependant, sa joie est de courte durée car, en ce début de , il est marqué par le décès de sa mère dont il n'a pas profité[7].
Échec scolaire à Sadiki puis inscription au lycée Carnot
Alors que la Première Guerre mondiale débute en 1914, Bourguiba quitte la maison de son frère pour s'installer dans les dortoirs du Collège Sadiki. Les restrictions budgétaires, dans le cadre d'un effort de guerre, contribuent à la dégradation des conditions de vie, notamment en matière de nourriture. Cela conduit alors les élèves à protester contre cette situation. Bourguiba, faisant partie des protestataires, apprend à dénoncer et à oser parler[8]. Très vite, il est admiratif d'un élève du nom de Habib Jaouahdou qui entraîne ses camarades en leur expliquant ce qui se passe hors des murs du collège. Ainsi, ce dernier initie l'idée d'aller accueillir Abdelaziz Thâalbi à son retour d'exil[9]. De même, les funérailles de Béchir Sfar au cimetière du Djellaz, auquel il se rend en 1917 en compagnie de son père, le marquent. Au collège, l'un de ses professeurs lui inculque l'art de la rédaction et de la littérature française et, indirectement, arabe. Cependant, ses résultats sont loin d'être brillants, le jeune Bourguiba, interne et boursier, ne parvenant pas à obtenir en 1917 son brevet d'arabe qui lui permettrait d'accéder à une fonction administrative[10]. Malgré sa sévérité et sa rigidité, le directeur lui permet de refaire sa sixième et dernière année de collège en 1919-1920. Mais le froid de l'hiver et la mauvaise qualité de la nourriture détériorent la santé de l'enfant qui est hospitalisé à la suite d'une primo-infection. Il est alors contraint d'abandonner le collège pour rester à l'hôpital[11].
Pour s'en remettre, il se rend au Kef chez son frère Mohamed, auxiliaire médical à l'hôpital local, moderniste et prônant le laïcisme. Ce dernier vit avec une infirmière italienne qui l'accueille à bras ouverts et joue, elle aussi, un rôle important dans sa métamorphose, en comblant le vide affectif du jeune Bourguiba. Son séjour, qui dure 21 mois à partir de , est pour lui un tournant majeur : la sympathie de son frère envers les habitants du Kef rejaillit sur lui et il apprend à jouer aux cartes, discute de stratégies avec les militaires démobilisés, s'intéresse à Mustafa Kemal Atatürk puis rend visite à son autre frère Ahmed à Thala. Il participe aussi aux activités théâtrales, ce qui lui donne de l'assurance. Dans ce cadre, il répète plusieurs scènes avec son frère, ce dernier étant également passionné par le quatrième art[12]. La fondation du Destour à la même période conduit Bourguiba à s'intéresser au nationalisme et fait part de son envie de poursuivre ses études secondaires pour aller étudier le droit en France et lutter contre le pays colonisateur. Le conseil familial qui a lieu pour trancher sur la question s'avère être un échec, ses frères le considérant comme un « raté » et n'étant pas prêts à financer ses études. Seul son frère Mahmoud, célibataire de trente ans, est favorable à sa requête ; c'est grâce au soutien de ce dernier et à son aide que Bourguiba entre au lycée Carnot de Tunis, en seconde car jugé trop faible pour suivre des cours de première[13].
Au lycée, Bourguiba a une grande considération pour les mathématiques en raison de l'attention que lui voue son professeur. Il obtient d'excellents résultats et finit par choisir la section philosophie après avoir réussi la première partie du baccalauréat. Là-bas, il se lie d'amitié pour Tahar Sfar et Bahri Guiga ; le groupe est alors décrit comme le trio des Sahéliens. Il se rend régulièrement dans les bibliothèques, se passionne pour les livres d'histoire mais pratique avec constance l'école buissonnière et va voir tous les vendredis Habiba Msika jouer L'Aiglon. Cependant, il est vite marqué par les inégalités entre Français et Tunisiens[13]. En 1922, lorsque Naceur Bey menace d'abdiquer à cause des manœuvres du résident général Lucien Saint, l'opinion décide de se mobiliser. En résulte la manifestation du à laquelle Bourguiba participe. Marqué par l'événement, il se rend fréquemment à des cercles de discussions sur des écrits politiques et philosophiques et soutient le socialisme[14]. En 1923-1924, l'année du baccalauréat est marquée par la concurrence en vue d'obtenir une bourse pour étudier à Paris. Il bénéficie toujours du soutien de son frère Mahmoud, qui lui promet de lui envoyer cinquante francs par mois. Il passe alors son baccalauréat en 1924 et obtient un seize en philosophie, ce qui le classe premier de sa classe. À l'issue de l'épreuve, Bourguiba part pour suivre ses études de droit à Paris : il embarque alors sur un vieux navire, Le Oujda, pour découvrir la France[15].
Études supérieures à Paris
Dès son arrivée à Paris, Bourguiba s'installe à l'hôtel Saint-Séverin, près de la place Saint-Michel, où il occupe une chambre située au sixième étage pour 150 francs par mois. S'il connaît des moments difficiles, il parvient à obtenir une bourse de 1 800 francs, payable en deux fois, puis s'inscrit à la faculté de droit de Paris et entre à la Sorbonne[16] pour suivre des cours de psychologie et de littérature[17]. Conscient qu'il était venu s'« armer intellectuellement contre la France », il se consacre au droit et à la découverte de la civilisation française. Dans ce cadre, il se rend fréquemment aux débats politiques, lit les journaux et suit de près l'évolution politique de la Troisième République. Sensible aux idées de Léon Blum au lendemain du congrès de Tours, il s'oppose au bolchévisme et s'intéresse à la démarche de Gandhi qui essaye de transformer le Congrès national indien en une puissante organisation de masse. Bourguiba se montre, par ailleurs, admiratif envers son camarade tunisien Mahmoud El Materi[18].
Après des vacances passées entre Mahdia et Monastir, Bourguiba rentre à Paris pour la rentrée de 1925, inquiet pour l'action nationaliste dans son pays. Tout d'abord, il déménage à la cité universitaire du boulevard Jourdan où il occupe la chambre no 114. Le mécène Taïeb Radhouane lui fait parvenir à travers l'association Les Amis de l'étudiant les droits d'inscription à l'École libre des sciences politiques, où il commence à suivre les cours de la section finances publiques. Il obtient aussi une assistance financière de son ami et protecteur, un instituteur français de Monastir qui s'est converti à l'islam par amour pour la Tunisie. La même année, ses amis Sfar et Guiga le rejoignent alors qu'il est le tuteur d'un jeune Sfaxien, Mohamed Aloulou, envoyé par ses parents passer le baccalauréat à Louis-le-Grand[19]. En mettant de l'ordre dans sa chambre, il découvre un jour l'adresse d'une femme que son protecteur lui avait recommandé d'aller voir : Mathilde Lefras, une veuve âgée de 35 ans dont le mari est mort à la guerre et qui habite dans le 20e arrondissement. Lors de leur première rencontre, Mathilde est touchée par son récit et l'invite à emménager avec elle, quelques mois plus tard[20]. Avec ce nouveau mode de vie, Bourguiba est distant avec les autres étudiants et semble s'éloigner de la voie du militantisme et de la Tunisie, alors que le résident général finissant par signer un décret supprimant les libertés de la presse, de réunion et d'association[21].
Pendant l'été 1926, il rentre à Monastir mais ne s'intéresse plus aux péripéties politiques du pays. Son père décède en septembre et il reçoit un télégramme de Mathilde qui lui annonce qu'elle est enceinte. Cette situation ainsi que la responsabilité parentale qui lui incombe l'inquiète. Cependant, il décide d'élever l'enfant, malgré la suggestion de ses amis qui l'incitent à abandonner Mathilde. Néanmoins, cette occasion le rassure car le fait que Bourguiba soit stérile, car il ne possède qu'un seul testicule[22], s'est révélé faux. Mais les relations du couple se dégradent peu à peu au point où, à cause des disputes, Bourguiba va dormir chez ses camarades à la cité universitaire[23]. Le , Mathilde donne naissance à un garçon qu'ils prénomment Jean Habib. Après cela, le couple déménage pour s'installer à Bagneux, dans la banlieue parisienne, dans une pièce servant à la fois de chambre à coucher et de salle à manger. Bourguiba, malade, doit préparer ses derniers examens qu'il passe, un mois après la naissance de l'enfant[24]. Après cela, il obtient respectivement une licence en droit et le diplôme supérieur d'études politiques de l'École libre des sciences politiques.
Débuts professionnels et politiques
C'est à l'âge de 24 ans, en , que Bourguiba retourne en Tunisie, non seulement avec sa compagne Mathilde et son fils mais aussi avec une connaissance approfondie de la vie politique française sous la Troisième République. Lors de son séjour, il est en effet séduit par les valeurs libérales de la république radicale-socialiste et laïque, longtemps véhiculées par son frère Mohamed. Dès son retour, il épouse Mathilde, Mahmoud Laribi lui servant de témoin, et s'installe à Tunis. Sa famille et son entourage acceptent mal son mariage avec une Française plus âgée que lui, alors qu'il était promis à Chedlia Zouiten (fille de sa cousine germaine Aïcha Bourguiba). Malgré cela, Mahmoud lui apporte son aide en l'invitant à vivre dans sa villa du Kram. Il emménage par la suite à La Marsa puis à Tunis. Pour le moment, Bourguiba ne s'intéresse guère à la politique mais plutôt au travail, au logement et à sa famille[25], tout avocat débutant devant faire trois ans de stages chez un autre professionnel[26]. Pendant près d'un an, d' à , Bourguiba enchaîne les stages : il est d'abord engagé par un certain Me Cirier, qui le congédie au bout de six semaines, puis chez Me Pietra, associé à Me Scemama, qui le confine aux travaux d'écriture et ne le paye qu'au bout de deux mois. Bourguiba démissionne pour travailler chez Me Salah Farhat, secrétaire général du Destour, et cela jusqu'à ce que Me Sebault l'engage pour 600 francs par mois, ce qui mène Bourguiba à travailler pour lui un an de plus que ses trois années obligatoires[26].
Dans le contexte de l'ordre colonial régnant en Tunisie, le jeune Bourguiba ressent les effets de l'inégalité, notamment par une phase de chômage de près d'un an[25]. Cette inégalité le choque et le mène à entreprendre des discussions avec ses amis tunisiens mais aussi français, qui tous se mettent d'accord sur la nécessité d'entreprendre une démarche réformiste visant à faire de la Tunisie un pays analogue à la France, à savoir libéral, moderne et laïc[25]. Cependant, il se montre attaché à l'identité nationale. En effet, lors de sa participation, le , à une conférence donnée à l'association culturelle L'Essor par Habiba Menchari, une jeune femme dévoilée qui plaide pour la cause de l'émancipation de la femme, il n'hésite pas à défendre le port du voile en affirmant que la Tunisie court à la déchéance de sa personnalité et doit veiller à préserver ses coutumes et traditions qui demeurent les dernières défenses d'une identité nationale en péril. Cela surprend alors les libéraux comme André Duran-Angliviel, sa sœur Eve Fichet, journaliste sous le pseudonyme d'Eve Nohelle, le syndicaliste Joachim Durel et l'avocat Mohamed Noomane. La polémique qui s'ensuit oppose pendant près d'un mois Bourguiba dans L'Étendard tunisien à Durel dans Tunis socialiste. Ce dernier s'étonnant qu'il ait épousé une Française, Bourguiba éclaircit les choses en déclarant qu'ils étaient là pour donner à leur fils l'éducation et la culture nécessaires pour en faire un Tunisien[25].
L'année 1930 marque l'apogée de la colonisation en Afrique du Nord, ce qui mène la France à fêter le centenaire de la colonisation de l'Algérie en organisant un congrès eucharistique en Tunisie. À l'occasion, plusieurs milliers d'Européens envahissent la capitale et se rendent à la cathédrale Saint-Louis de Carthage déguisés en croisés, conduisant à l'humiliation et à la révolte du peuple qui proteste contre ce qu'il considère comme une violation d'une terre d'islam par la chrétienté. Les manifestants, durement réprimés, sont traînés en justice et défendus pour certains par Bourguiba qui n'a pas participé au mouvement. Il demeure aussi neutre lorsque Tahar Haddad est relevé de ses fonctions de notaire[27].
Au début des années 1930, Habib Bourguiba, ressentant les effets des inégalités coloniales, intègre le principal parti du mouvement national tunisien en compagnie de son frère M'hamed et de ses camarades Bahri Guiga, Tahar Sfar et Mahmoud El Materi[28]. Révolté par la tenue du trentième congrès eucharistique, qui se déroule du 7 au à Carthage et qu'il considère comme une « violation de la terre d'islam », le jeune groupe nationaliste décide d'agir. Avec les préparatifs de la célébration grandiose des cinquante ans du protectorat et la visite qu'effectue le président français Paul Doumer à cette occasion, les milieux nationalistes s'agitent. Bourguiba dénonce, dans le journal Le Croissant dirigé par son cousin Abdelaziz El Aroui, les réjouissances qu'il qualifie d'« offense humiliante à la dignité du peuple tunisien à qui il rappelle la perte de sa liberté et de son indépendance ». Dans ce cadre, les dirigeants destouriens se réunissent en urgence à l'hôtel d'Orient, début , où il est décidé de constituer un comité de soutien au journal de Chedly Khairallah, La Voix du Tunisien, qui passe d'hebdomadaire à quotidien et compte parmi ses rédacteurs la jeune équipe nationaliste[29].
Bourguiba, qui multiplie ses articles dans L'Étendard tunisien et la Voix du Tunisien, dénonce les tentatives visant la personnalité tunisienne mais aussi le système des décrets beylicaux et les avantages des Européens, réclamant l'accès des Tunisiens à tous les postes administratifs[30]. Il ne tarde pas à définir sa conception du protectorat qu'il remet lui-même en question, non plus seulement ses effets comme s'acharnent à le faire ses aînés. Dans un article du , il explique que pour « un peuple sain, vigoureux, que les compétitions internationales ou une crise momentanée ont forcé à accepter la tutelle d'un État fort, le contact d'une civilisation plus avancée détermine en lui une réaction salutaire. Une véritable régénération se produit en lui et, grâce à une judicieuse assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation, il arrivera fatalement à réaliser par étapes son émancipation définitive »[31].
La Voix du Tunisien ne tarde pas à devenir un journal très populaire grâce à l'originalité avec laquelle Bourguiba, Sfar, Guiga et El Materi abordent les problèmes. Leur raisonnement nouveau attire non seulement l'intérêt de l'opinion publique, mais aussi celle des « prépondérants », grands propriétaires terriens et hommes d'affaires, qui exercent une grande influence sur l'administration coloniale[32]. Hostiles à leurs écrits osés, ils parviennent à obtenir de la résidence la censure des journaux nationalistes, le . Quelques jours plus tard, des poursuites sont engagées à l'encontre de Habib et M'hamed Bourguiba, Bahri Guiga, Salah Farhat et Mahmoud El Materi[32]. Cependant, ils parviennent à obtenir le renvoi de leur procès jusqu'au [29]. Ce jour-là, plusieurs personnes viennent apporter leur soutien aux inculpés et les porter en triomphe, alors que le report du procès est à nouveau prononcé. En réponse, François Manceron, résident général de France en Tunisie, voulant mettre fin à la contestation nationaliste, parvient à semer la zizanie entre Khairallah, propriétaire du journal et les jeunes journalistes. Un conflit éclate quant à la direction du journal ; le comité de rédaction exige en réponse d'assurer la direction du quotidien mais, devant le refus de Khairallah, décide de quitter le journal[33].
Le groupe reste en contact et décide de créer son propre journal grâce à l'aide du pharmacien Ali Bouhageb[34] : c'est ainsi que L'Action tunisienne voit le jour avec un comité de rédaction formé par Habib et M'hamed Bourguiba, Bahri Guiga, Tahar Sfar, Mahmoud El Materi, Ali Bouhageb et Béchir M'hedhbi. Le , son premier numéro est publié, Bourguiba consacrant son premier éditorial au budget[35]. Déçus par la modération résignée de leurs aînés, les jeunes nationalistes se déchaînent et prennent la défense du « petit peuple ». Bourguiba, qui devient de plus en plus connu grâce à ses écrits, sort fréquemment dans les cercles tunisois qu'il vient tout juste de connaître et s'enivre de ses succès de salon à Tunis et à Hammam Lif où il fréquente la famille Boulakbeche[36]. Il se montre clair et précis dans ses écrits, ce qui révèle un polémiste de talent grâce à ses solides arguments de juriste : il s'attache au fait de démontrer le mécanisme de l'exploitation coloniale en remontant des effets aux causes, tout en s'intéressant aux phénomènes sociaux, appelant les ouvriers et les étudiants à s'organiser pour mieux se défendre contre l'exploitation. De même, il incite à la défense et à la sauvegarde de la personnalité tunisienne[37].
Avec la crise économique qui sévit et la modération résignée des nationalistes, Bourguiba et ses camarades pensent qu'il suffirait d'une bonne cause pour relancer le mouvement national sur de nouvelles bases en adoptant une nouvelle méthode. En , lorsque M'hamed Chenik, banquier et président de la Coopérative tunisienne de crédit, s'attire les foudres de la résidence, Bourguiba est le seul à le défendre[38], trouvant que cette affaire lui permettrait de rallier la classe bourgeoise considérée comme collaboratrice de la France et d'unifier le pays autour du nationalisme[39]. Cependant, cela ne se solde qu'avec la démission de Guiga, M'hedhbi et Bouhageb. Ainsi, Bourguiba abandonne son cabinet et décide de tenir le journal seul[40]. Mais l'occasion de s'exprimer ne tarde pas à se présenter : l'affaire des naturalisés tunisiens, qui a tant agité les nationalistes au cours des années 1920, refait surface, en ce début 1933, avec les protestations des Bizertins contre l'inhumation d'un naturalisé dans un cimetière musulman[41]. Bourguiba décide de réagir et de mener une campagne dans L'Action tunisienne, partiellement reprise par l'ensemble des journaux nationalistes, où il dénonce une tentative visant « à la francisation de tout le peuple tunisien »[42].
La prise de position ferme de Bourguiba lui fait acquérir une popularité dans les milieux nationalistes. Dans ce cadre, le congrès du Destour qui se déroule les 12 et 13 mai à Tunis, se termine en faveur du groupe de L'Action tunisienne, élu à l'unanimité à la commission exécutive du parti[43]. Cette nouvelle place importante leur permet d'obtenir une solide position et d'influencer le parti dans le but d'unir toutes les tendances au sein d'un front nationaliste. Pendant ce temps, l'agitation consécutive à l'affaire des naturalisations se poursuit à Tunis. En réponse, la résidence décide le 31 mai la suspension des journaux nationalistes, y compris L'Action tunisienne, et l'interdiction du Destour. L'État français, estimant que Manceron a agi tardivement à faire preuve de fermeté, le remplace par Marcel Peyrouton le . Dans ce contexte de répression, Bourguiba, privé de moyens d'expression et prisonnier de la structure du Destour, aspire à retrouver son autonomie[44].
Le 8 août, l'occasion pour s'exprimer se présente lorsque des incidents éclatent à Monastir à la suite de l'inhumation de force dans le cimetière musulman de l'enfant d'un naturalisé. À la suite des affrontements entre population et forces de l'ordre, Bourguiba parvient à convaincre les Monastiriens de le choisir comme avocat et se rend en délégation de protestation auprès du bey, le 4 septembre. Les hautes instances du parti y voyant le prétexte attendu pour circonscrire un activisme qui leur déplaît, décide d'infliger un blâme au jeune nationaliste[45]. Bourguiba, qui considère le Destour et ses dirigeants comme des obstacles à ses ambitions, décide de démissionner du parti le 9 septembre. Il tire très vite les leçons de cette campagne : ce succès obtenu par des soulèvements populaires violents montre l'échec des méthodes favorites des destouriens, faites de pétitions et d'envois de télégrammes. Seule la violence de groupes déterminés peut amener la résidence à reculer et à négocier des solutions politiques ; ce sera sa ligne de conduite jusqu'en 1956[46].
De la fondation du Néo-Destour à la répression coloniale
Après sa démission de la commission exécutive du Destour, Bourguiba se retrouve à nouveau seul. Cependant, ses jeunes camarades de L'Action tunisienne se retrouvent rapidement en conflit avec les caciques du parti, ce qui se solde par l'exclusion de Guiga le et la démission d'El Materi, M'hamed Bourguiba et Sfar de la commission exécutive le [47]. Le noyau destourien « rebelle », rejoint par Bourguiba, décide d'entreprendre une campagne d'explications auprès des militants, alors que le Destour lance une campagne de propagande les visant. Ainsi, ils se rendent dans des zones gravement touchées par la crise économique, notamment à Ksar Hellal et Moknine où on leur réserve un accueil hostile. L'occasion de s'expliquer leur est donnée le par Ahmed Ayed, un notable de Ksar Hellal. Le soir venu, ils se réunissent chez lui pour expliquer aux présents les raisons de leur conflit avec le Destour et définir leur conception de la lutte nationaliste[48].
Les discours et la détermination à agir de cette nouvelle génération trouvent un écho important auprès de la population qui n'hésite pas à critiquer la « négligence manifestée par la direction du Destour pour défendre leurs intérêts »[49]. Face au refus de la commission exécutive d'organiser un congrès extraordinaire et grâce au soutien des masses et de commerçants importants, les « scissionnistes » organisent leur propre congrès à Ksar Hellal le [50]. Lors des assises, Bourguiba appelle les congressistes à choisir « les hommes qui auront à défendre en votre nom la libération du pays ». Le congrès se solde par la création d'un nouveau parti, le Néo-Destour, dont la présidence est confiée à Mahmoud El Materi alors que Bourguiba en devient le secrétaire général[51].
Une fois le parti constitué, le Néo-Destour doit se démarquer et acquérir un poids sur la scène politique. Dans ce cadre, il doit faire face au résident général, Marcel Peyrouton, désigné pour mettre fin à l'agitation nationaliste, dans une conjoncture de crise économique qui permet de séduire une plus large audience. Pour ce faire, il doit acquérir un poids sur la scène politique, diffuser son idéologie, rallier les sympathisants d'un Destour toujours puissant mais également convaincre les masses populaires que le Néo-Destour est leur défenseur, les invitant à y adhérer pour retrouver « une dignité malmenée par un demi-siècle de protectorat »[52].
Dans ce cadre, Bourguiba sillonne le pays et se démarque rapidement des caciques du Destour par sa nouvelle méthode de communication. Les masses, ayant toujours été laissées à elles-mêmes, sont séduites par son discours et y adhèrent. Des cellules se créent et une structure se met en place dans tout le pays, faisant du Néo-Destour une machine plus efficace que toutes les formations nationalistes l'ayant précédé. Si les aînés s'adressent à la puissance coloniale pour faire aboutir leurs revendications, les scissionnistes s'adressent au peuple[52]. Sur la scène internationale, le Néo-Destour parvient à bénéficier du soutien de la gauche française, notamment du philosophe et homme de gauche Félicien Challaye, qui apporte son soutien au mouvement[53].
Cependant, en Tunisie, le Néo-Destour doit faire face à la forte opposition du résident général Peyrouton qui, dans un premier temps, soutient l'initiative des « scissionnistes », y voyant un moyen d'affaiblir le mouvement national, mais se rétracte rapidement à cause de la nouvelle méthode de communication victorieuse et des revendications de la nouvelle formation. En effet, Bourguiba et le Néo-Destour ne tardent pas à hausser le ton en demandant la souveraineté nationale et l'avènement d'une Tunisie indépendante « accompagnée d'un traité garantissant à la France une prépondérance aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine économique par rapport aux puissances étrangères », dans un article publié dans L'Action tunisienne[54].
Toutes ces exigences provoquent un conflit entre le gouvernement français et le mouvement nationaliste[55], d'autant plus que les responsables du parti engagent une action d'envergure à travers le pays pour sensibiliser les populations à leur message[56]. Ce climat de tensions mène la résidence à répondre aux revendications par une série de mesures d'intimidation[57]. La répression se fait plus violente dans le pays : Peyrouton interdit tous les journaux de gauche encore publiés, notamment Tunis socialiste et les Français L'Humanité et Le Populaire, le . Le , des rafles sont organisées à l'encontre des dirigeants des principaux partis politiques du pays, à savoir les deux Destour et le Parti communiste tunisien[53]. Bourguiba est arrêté puis expédié à Kébili, dans le Sud sous administration militaire[57]. Pendant ce temps, l'arrestation des principaux leaders engendre le mécontentement des populations. Alors que Sfar et Guiga tentent d'apaiser l'agitation, Bourguiba et Salah Ben Youssef sont pour son maintien[58]. Des émeutes éclatent dans tout le pays, conduisant la résidence à renforcer sa répression[59]. Très vite, le Sud tunisien regroupe la majorité de l'élite politique tunisienne : les deux frères Bourguiba à Tataouine, El Materi à Ben Gardane, Guiga à Médenine et Sfar à Zarzis[60].
Le , tous les déportés sont transférés à Bordj le Bœuf[61]. Bien que ravis de se retrouver, ils ne tardent pas à entrer en conflit quant à la ligne que le parti doit tenir[62]. Tandis que la majorité des détenus sont pour l'estompement de l'agitation et la révocation des méthodes inaugurées en 1934, Bourguiba est opposé à toute concession[63],[48]. Bientôt un conflit éclate entre les internés qui accusent Bourguiba de les avoir « menés au gouffre »[63] ; seul Ben Youssef ne s'oppose pas à l'action menée depuis le congrès constitutif mais pense qu'il faut sortir de prison à tout prix pour tenter de sauver ce qui peut encore l'être. Cependant, le conflit s'estompe peu à peu face aux conditions difficiles qui leur sont imposées pour les amadouer[62].
De la tentative de dialogue à l'affrontement
Dans ce contexte, le début de l'année 1936 est marqué par le remplacement de Peyrouton par Armand Guillon, nommé en mars[64]. Alors que le pays est secoué depuis deux ans par l'agitation nationaliste, le gouvernement français le charge de rétablir le calme. Dans ce cadre, il favorise le dialogue avec les nationalistes qu'il libère le 23 avril. Bourguiba est envoyé à Djerba où il reçoit la visite du nouveau résident général qui est prêt à s'entendre avec eux pour apaiser les tensions et poursuivre une politique humaine et libérale. Le , il est permis aux leaders de regagner leurs foyers, tandis qu'en France la gauche, proche des milieux nationalistes, prend le pouvoir avec l'installation du gouvernement de Léon Blum en juin[65]. Ils ne tardent pas à rencontrer Guillon qui, en guise de bonne foi, restaure les libertés restreintes[66]. Très satisfaits de leur entrevue avec Guillon, les leaders sont maintenant convaincus que l'avènement du gouvernement Blum et l'arrivée de Guillon ouvriraient les portes des négociations qui mèneraient vers l'indépendance, même s'il ne le déclarent pas ouvertement[67].
Le , le conseil national du Néo-Destour se réunit pour établir une nouvelle politique vis-à-vis du gouvernement français. Il s'achève en lui accordant un « préjugé favorable » et par l'élaboration d'une série de revendications jugées minimales dont il attend une satisfaction rapide. À la fin de la réunion, Bourguiba est envoyé à Paris pour exposer la plate-forme de son parti[68]. En France, il se rapproche des jeunes étudiants nationalistes tels que Habib Thameur, Hédi Nouira et Slimane Ben Slimane[69]. De même, il rencontre Pierre Viénot, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, le [70]. Cette entrevue est très mal vue en Tunisie : c'est pourquoi leurs entrevues ultérieures se font en secret. Mais la prudence des autorités françaises s'oppose aux espoirs des militants tunisiens et certains pensent même qu'il s'agit d'une illusion[71]. De retour à Tunis, en septembre, le climat politique a changé avec la restauration des libertés, ce qui permet l'expansion du Néo-Destour qui voit le nombre de ses jeunes militants augmenter[72].
Le résident général en Tunisie parle à la fin de l'année de réformes et d'assimilation de la Tunisie. Ces propos sont à l'origine de mouvements sociaux éclatant au début de l'année 1937. Viénot en voyage en Tunisie réagit en déclarant que « certains des intérêts privés des Français de la Tunisie ne se confondent pas avec l'intérêt de la France »[71]. Pendant ce temps, Bourguiba se rend à nouveau à Paris puis à la conférence sur l'abolition des capitulations tenue en à Montreux (Suisse). Il y rencontre de nombreux représentants nationalistes arabes dont l'émir druze Chakib Arslan, l'Algérien Messali Hadj et l'Égyptien Nahas Pacha[71].
En , le gouvernement Blum démissionnaire est remplacé par le gouvernement de Camille Chautemps. Face aux atermoiements du gouvernement, les nationalistes reprennent leur combat et s'emploient activement à concrétiser leurs revendications. Dans ce contexte, Bourguiba souhaite qu'Abdelaziz Thâalbi, fondateur du Destour, rejoigne le Néo-Destour, pour consolider ses positions face au nouveau gouvernement. Cela n'arrivant pas, il fait escamoter la réunion de conciliation prévue entre les délégations du Destour et du Néo-Destour puis s'emploie à perturber les rassemblements publics de son adversaire[73]. À Mateur, les affrontements font des morts et des blessés mais Bourguiba réussit à s'imposer comme le seul leader du mouvement nationaliste et rejette définitivement le nationalisme panarabe et anti-occidental ; le divorce est consommé entre les deux partis. Par peur des attaques, les destouriens renoncent aux réunions publiques. Il ne leur reste plus que la presse pour répondre à leurs adversaires.
Cependant, Bourguiba fait figure de modération quant à ses relations avec la France tandis qu'apparaissent au sein du parti deux nouvelles mouvances : la première, modérée, est dirigée par El Materi, Guiga et Sfar et favorise le dialogue tandis que la deuxième, radicale, est menée par les jeunes membres, notamment Nouira, Ben Slimane et Thameur, qui préconisent l'affrontement. Bourguiba hésite entre les deux mouvances car il a besoin du soutien des jeunes du parti pour asseoir sa domination sur le Néo-Destour, où le bureau politique est encore entre les mains des membres fondateurs, toujours aussi influents. Toutefois, il apaise les tensions des jeunes, estimant qu'un affrontement avec la France n'aurait que de mauvaises conséquences et que le dialogue peut encore être favorisé[74]. Début , il s'envole pour Paris afin de poursuivre les négociations mais rentre sans résultats solides. Ainsi, il réalise qu'il n'y a plus rien à attendre de la France[74].
Dans ce contexte, s'ouvre le deuxième congrès du Néo-Destour le à Tunis. Le vote d'une motion relative aux relations avec la France est à l'ordre du jour. Le congrès entérine les deux tendances apparues dans le parti au cours des derniers mois. Lors de son discours, Bourguiba ménage les uns et les autres. Après avoir réduit l'influence du Destour, il défend avec vigueur la politique de l'émancipation progressive qu'il a, dès le départ, préconisée :
« L'indépendance ne se réalisera que selon trois formules :
- une révolution populaire, violente et généralisée, qui liquidera le protectorat ;
- une défaite militaire française au cours d'une guerre contre un autre État ;
- une solution pacifique, à travers des étapes, avec l'aide de la France et sous son égide.
Le déséquilibre du rapport des forces entre le peuple tunisien et la France élimine toutes les chances d'une victoire populaire. Une défaite militaire française n'aidera pas l'indépendance parce que nous tomberons dans les griffes d'un nouveau colonialisme. Donc, il ne nous reste que la voie de la délivrance pacifique sous l'égide de la France[75]. »
Le congrès, qui se termine le , finit par retirer à la France le « préjugé favorable » et donc la confiance dont le parti l'avait créditée depuis près de deux ans. Bourguiba, qui a fait entrer plusieurs jeunes dans les instances dirigeantes, affermit son autorité et sort vainqueur du débat[76].
Alors que la base du parti s'agite et que la répression fait sept morts à Bizerte[31], Bourguiba choisit l'épreuve de force. Le , une manifestation préparée se déroule pacifiquement mais Bourguiba rudoie El Materi venu lui rendre compte : « Puisqu'il n'y a pas eu de sang, il faut recommencer. Il faut que le sang coule pour qu'on parle de nous »[31]. Il obtient satisfaction dès le lendemain lors des événements du . Au terme d'une journée de guérilla urbaine, on relève un mort parmi les policiers[77], 22 morts chez les manifestants, et plus de 150 blessés[78]. Le lendemain, Bourguiba et ses compagnons sont arrêtés et détenus à la prison civile de Tunis où Bourguiba fait l'objet d'un long interrogatoire. Le Néo-Destour est dissous le mais les militants continuent de se réunir dans la clandestinité[31]. Le , Bourguiba et ses compagnons sont inculpés pour conspiration contre la sûreté de l'État et incitation à la guerre civile. Ils sont ensuite transférés vers le pénitencier de Téboursouk.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, Bourguiba est transféré, à bord d'un contre-torpilleur, au Fort Saint-Nicolas de Marseille ([31]) où il partage sa cellule avec Hédi Nouira. Déjà convaincu de l'issue de la guerre, il écrit, le , à Habib Thameur, alors président par intérim du parti, pour définir sa position :
« L'Allemagne ne gagnera pas la guerre et ne peut la gagner. Entre les colosses russes et anglo-saxons, qui tiennent les mers et dont les possibilités industrielles sont infinies, l'Allemagne sera broyée comme dans les mâchoires d'un étau irrésistible […] L'ordre vous est donné, à vous et aux militants, d'entrer en relation avec les Français gaullistes en vue de conjuguer notre action clandestine […] Notre soutien doit être inconditionnel. C'est une question de vie ou de mort pour la Tunisie[75]. »
Il est ensuite transféré à Lyon et enfermé à la prison Montluc () puis au Fort de Vancia jusqu'à ce que Klaus Barbie[79] le fasse relâcher et le conduise à Chalon-sur-Saône. Il est ensuite reçu avec tous les honneurs à Rome en compagnie de Salah Ben Youssef et Slimane Ben Slimane, en , à la demande de Benito Mussolini qui espère l'utiliser pour affaiblir la résistance française en Afrique du Nord. Le ministère italien des Affaires étrangères essaie donc d'obtenir de lui une déclaration en leur faveur. À la veille de son retour, il accepte de délivrer un message au peuple tunisien, par le biais de Radio Bari, le « mettant en garde contre tous les appétits ».
Le , au lendemain de son retour à Tunis, il s'assure que son message de 1942 soit transmis à toute la population et à ses militants. Par sa position prudente, il se démarque de la collaboration de certains militants avec l'occupant allemand arrivé en Tunisie en [80]. Il échappe ainsi au sort du souverain, Moncef Bey, qui est déposé à la libération, en , par le général Alphonse Juin sous l'accusation de collaboration[75],[81]. Bourguiba est donc remis en liberté par les Forces françaises libres le .
C'est à cette période qu'il fait la connaissance de Wassila Ben Ammar. Bourguiba est alors étroitement surveillé et ne se sent pas en mesure de reprendre l'initiative. Il sollicite l'autorisation d'accomplir le pèlerinage à La Mecque. Cette requête, surprenante de sa part, est refusée par les autorités françaises. Il décide alors de s'enfuir en Égypte. Il traverse la frontière tuniso-libyenne déguisé en caravanier, le [31], et arrive au Caire en .