Baruch Spinoza
philosophe néerlandais du XVIIe siècle / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
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Baruch Spinoza[alpha 1] ([baʁuk spinoza][alpha 2] ; en néerlandais : [baːˈrux spɪˈnoːzaː][alpha 3]), né le à Amsterdam et mort le à La Haye, est un philosophe néerlandais d'origine séfarade. Son père, Miguel de Espinosa, est né à Vidigueira (Alentejo) et sa mère, Ana Débora Gomes Garcês de Espinosa, à Ponte de Lima (Minho). Baruch Spinoza (ses prénom et nom portugais étant Bento Espinosa) occupe une place importante dans l'histoire de la philosophie, sa pensée, appartenant au courant des modernes rationalistes, ayant eu une influence considérable sur ses contemporains et nombre de penseurs ultérieurs.
Naissance | |
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Décès |
(à 44 ans) La Haye, Provinces-Unies |
Sépulture |
Nieuwe Kerk (en) |
Nom dans la langue maternelle | |
Époque |
Époque moderne |
Activités | |
Père |
Miguel de Espinoza (d) |
Mère |
Hanna Debora Marques (d) |
Membre de |
Collégiants (- |
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Maître | |
Influencé par | |
Adjectifs dérivés |
Spinoza est issu d'une famille juive marrane portugaise ayant fui l'Inquisition ibérique pour vivre dans les Provinces-Unies, plus tolérantes. En 1656[1] (5416 dans le calendrier hébraïque), il est frappé par un violent herem (excommunication) de la communauté juive portugaise d'Amsterdam[p 1]. Habitant Rijnsburg puis Voorburg avant de s'installer finalement à La Haye, il gagne sa vie en taillant des lentilles optiques pour lunettes et microscopes. Il prend ses distances vis-à-vis de toute pratique religieuse, mais non envers la réflexion théologique, grâce à ses nombreux contacts interreligieux, ni envers les études bibliques, se consacrant alors à la rédaction du Précis de grammaire de la langue hébraïque. Il est fréquemment attaqué en raison de ses opinions politiques et religieuses, et son Traité théologico-politique, dans lequel il critique le texte biblique et défend la liberté de philosopher, sera censuré. Il devra aussi renoncer à publier de son vivant son magnum opus, l'Éthique. Il meurt en 1677 de la tuberculose, ses amis publiant alors ses œuvres.
En philosophie, Spinoza est, avec René Descartes et Gottfried Wilhelm Leibniz, l'un des principaux représentants du rationalisme. Héritier critique du cartésianisme, le spinozisme se caractérise par un rationalisme absolu laissant une place à la connaissance intuitive, une équivalence de Dieu avec la nature, et donc son existence, une définition de l'homme par le désir, pour la joie, une conception de la liberté dans la nécessité, une critique des interprétations théologiques de la Bible aboutissant à une conception laïque des rapports entre politique et religion.
Après sa mort, le spinozisme connut une influence durable et fut largement mis en débat. L'œuvre de Spinoza entretient en effet une relation critique avec les positions traditionnelles des religions monothéistes que constituent le judaïsme, le christianisme et l'islam. Spinoza fut maintes fois admiré par ses successeurs : Hegel en fait « un point crucial dans la philosophie moderne » — « L'alternative est : Spinoza ou pas de philosophie » ; Nietzsche le qualifiait de « précurseur », notamment en raison de son refus de la téléologie ; Gilles Deleuze le surnommait le « Prince des philosophes » ; et Bergson ajoutait que « tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza ».
Origines et débuts
Bento de Espinosa, alias Baruch Spinoza, naît le 24 novembre 1632 dans une famille appartenant à la communauté juive portugaise[alpha 4] d'Amsterdam, à l'époque « ville la plus belle et singulière d'Europe »[p 2]. Il tient de son grand-père maternel[alpha 5] son prénom « Baruch », Bento en portugais, qu'il latinise en Benedictus, « Benoît », et qui signifie « béni » en hébreu.
À cette époque, la communauté juive portugaise d'Amsterdam[2] est composée de Juifs expulsés ou réfugiés des villes ou pays alentour[alpha 6] mais majoritairement de conversos, « nouveaux-chrétiens »[alpha 7] convaincus mais suspectés, hésitants ou contraints — ces derniers étant appelés marranes[4], c'est-à-dire des Juifs de la péninsule Ibérique convertis de force au christianisme, mais ayant pour la plupart secrètement maintenu une certaine pratique du judaïsme (crypto-judaïsme). Confrontés à la méfiance souvent féroce des autorités, particulièrement de l'Inquisition, et à un climat d'intolérance envers les convertis[4], un certain nombre d'entre eux, volontaires ou forcés, ont quitté la péninsule Ibérique et sont revenus au judaïsme lorsque cela était possible, comme aux Provinces-Unies (actuels Pays-Bas) au XVIIe siècle, terre réputée pour sa plus grande tolérance.
La lointaine lignée paternelle de Spinoza serait peut-être d’origine espagnole[alpha 4], soit de la région connue en Castille-et-León comme Espinosa de los Monteros, soit de celle qu’on appelle Espinosa de Cerrato, plus au sud. Les Spinoza auraient donc été peut-être expulsés de l’Espagne en 1492, après que Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille eurent imposé aux musulmans et aux juifs de devenir chrétiens ou de quitter le royaume, en vertu du décret de l'Alhambra du 31 mars 1492, année cruciale.
Les Spinoza installés au Portugal, moyennant paiement exigé par les autorités portugaises[4],[alpha 8], sont rapidement obligés de se convertir au catholicisme pour pouvoir rester dans le pays. En effet, après le mariage de Manuel Ier du Portugal avec Isabelle d’Aragon en 1497, le monarque ordonne lui aussi l’expulsion des juifs de son pays (« le baptême ou l'exil »). Néanmoins, afin de ne pas priver le Portugal de l'apport des Juifs qui occupaient des positions importantes dans la société (médecins, banquiers, commerçants, etc.), il se ravise et ordonne un vendredi des baptêmes forcés pour le dimanche suivant : à peu près cent vingt mille Juifs sont alors convertis au catholicisme en quelques jours, avec, à présent, interdiction d'émigrer[4]. Ce décret ne sera assoupli qu'en 1507, après le massacre de Lisbonne[alpha 9]. Les Spinoza et leurs coreligionnaires ont pu vivre à peu près en paix[alpha 10] dans le pays jusqu’à ce que l’Inquisition s'y implante véritablement sur ordre papal, environ quarante ans plus tard[5].
Le grand-père de Baruch, Pedro, alias Isaac Rodrigues d'Espinosa, né en 1543, est originaire de Lisbonne et s'est installé à Vidigueira (Alentejo), la ville natale de son épouse[6], Mor Alvares, avec laquelle il a eu trois enfants dont Miguel, alias Michael, le futur père du philosophe. Sans doute accompagné de sa sœur Sara[7] et de sa propre famille, Pedro Isaac, « effrayé par les arrestations inquisitoriales », quitte le Portugal en 1587 pour venir à Nantes[alpha 11] et y rejoindre son frère Emanuel Abraham[alpha 12], le grand-oncle du futur Baruch, déjà réfugié[alpha 13] (la présence d'Emanuel Abraham[alpha 14] y est attestée en 1593). Pedro Isaac n'y est pas resté, probablement parce que le judaïsme était officiellement interdit à Nantes et qu'il y régnait, là aussi, une certaine hostilité envers les marranes[8] et des sentiments fréquemment contrastés voire agressifs envers les Portugais (ou les Juifs dits portugais)[alpha 15],[9]. Apparemment expulsé de Nantes avec sa famille et son frère Emanuel Abraham, en même temps que tous les autres Juifs de la ville, en 1615[alpha 16], Pedro Isaac gagne alors Rotterdam des Provinces-Unies dans l'actuelle Hollande méridionale, où vit déjà une partie de la diaspora juive portugaise. Il y décède en 1627[alpha 17]. À l'époque, les Provinces Unies font partie d'un ensemble de lieux appelés « terres de liberté » voire « terres de judaïsme », c'est-à-dire des cités où le judaïsme est soit officieusement toléré donc restreint (comme à Anvers), soit franchement accepté et où les juifs sont reconnus comme tels ; ainsi, Amsterdam, Hambourg, Venise, Livourne ou une partie de l'Empire ottoman (Smyrne, Salonique)[10], où nombre de marranes et « nouveaux chrétiens »[4], ces juifs contrariés, en profitent pour se convertir à leur religion d'origine.
Le père de Baruch, Miguel alias Michael, né à Vidigueira (Alentejo) au Portugal en 1588, est un marchand réputé dans l'import-export de fruits secs et d'huile d'olive, et un membre actif de la communauté (synagogue, œuvres de bienfaisance et écoles juives) qu'il aide à se consolider[alpha 18]. La mère de Baruch, Ana Débora Gomes Garcês de Espinosa, épousée en secondes noces, vient elle aussi d'une famille juive séfarade de Porto et Ponte de Lima[alpha 19], et meurt alors que Baruch Spinoza n'a pas six ans. À l'adolescence, il perd aussi son demi-frère aîné, Isaac, et un peu plus tard sa belle-mère Ester[alpha 20] qui l'avait élevé. De sa fratrie nombreuse, Baruch ne gardera à l'âge adulte que sa sœur ainée Rebeca[alpha 21].
Environnement
Leur maison familiale se situe au sein du quartier juif d'Amsterdam (Jodenbuurt) au 57 de la Breestraat ; à seulement deux rues de la maison de Rembrandt[11]. C'est une jolie demeure de marchand (« een vraay Koopmans huis » en néerlandais)[12] qui jouxte la synagogue portugaise de Neve Shalom, en face de celle de Keter Torah[alpha 22],[2], non loin de celle de Beth Yakov, et donne sur le canal Houtgracht[13]. Cette maison est presque adossée à celle de Rembrandt qui a dû croiser le jeune Baruch dans les rues avoisinantes et s'est inspiré de la communauté juive pour nombre de ses tableaux[13],[14],[11].
Les Juifs sont alors assez bien tolérés pour l'époque et insérés dans la société néerlandaise[alpha 23] qui leur a officiellement octroyé, en 1603, le droit de pratiquer leur religion en privé[3], et en 1614, par les autorités d'Amsterdam, celui d'acheter leur première parcelle de terrain pour y construire leur cimetière qui était auparavant relégué à Groet, à 50 km d'Amsterdam[15]. Cet espace social ouvert est surnommé « la Nouvelle Jérusalem »[16] ; des réfugiés juifs y accourent d'Anvers, d'Allemagne ou de Pologne[alpha 6].
Les Juifs portugais ou d'origine portugaise parlent néerlandais avec leurs concitoyens, utilisent le portugais comme langue quotidienne (autrement dit, langue vernaculaire) au sein de la communauté, et écrivent en espagnol[17]. En ce qui concerne la réflexion philosophique, c'est en latin que Spinoza écrit, comme la quasi-totalité de ses collègues européens. Le latin permettant d'échapper à la polémique et à la censure.
Formation
Outre des années d'études peu poussées pour s’occuper rapidement[alpha 24] des affaires commerciales de la maison familiale dès la fin des années 1640, le jeune Spinoza fréquente l'école juive élémentaire de sa communauté portugaise, le Talmud Torah[alpha 25], où l'on enseigne en ladino[17] (langue judéo-ibérique, portugaise-espagnole). Il y acquiert une bonne maîtrise de l'hébreu (et des connaissances en araméen), à partir de laquelle il rédigera à la fin de sa vie son Précis de grammaire de la langue hébraïque. Il ajoute alors à sa connaissance du portugais, sa langue maternelle, celle de « l’espagnol castillan, langue littéraire, et du néerlandais, langue du commerce et du droit »[18],[19]. Par la suite, il lira aussi l'allemand, le français, l'italien ou le grec ancien[20].
Ses parents voulant en faire un rabbin, c'est sous la conduite de Rabbi Saül Levi Morteira[21], talmudiste vénitien érudit et hautain[13], qu'après ses 10 ans, Baruch approfondit sa connaissance de la loi écrite et accède aussi aux commentaires médiévaux de la Torah (Rachi, Ibn Ezra) ainsi qu'à la philosophie juive (Maïmonide)[22] au sein de l'Association Keter Torah[alpha 22],[alpha 26], sans pour autant accéder aux niveaux supérieurs des programmes d'enseignement de la Torah.
Physiquement, il sera décrit plus tard comme une personne au corps harmonieux et à noble figure où ses yeux et sa chevelure sombres se remarquent[alpha 27].
À la mort de son père, en 1654, le jeune homme a vingt-et-un ans ; il s'acquitte de tous les devoirs religieux des endeuillés à la synagogue où il fait encore des offrandes[alpha 28], et reprend totalement l'entreprise familiale avec son frère Gabriel[23] sous la dénomination lusophone « Bento e Gabriel d'Espinosa », ce qui lui ferait arrêter les études formelles[24],[25]. Après plusieurs démêlés judiciaires avec sa sœur autour de l'héritage de son père, il renonce à celui-ci, à l'exception du lit de ses parents, un grand ledikant (nl) à baldaquin, qu'il gardera jusqu'à sa propre fin[26].
C'est alors qu'il décide d'apprendre le latin auprès de l'ancien jésuite[alpha 29] et démocrate Franciscus van den Enden[alpha 30], qui l'ouvrira à d'autres connaissances telles le théâtre, la philosophie, la médecine, la physique, l'histoire ou encore la politique, et peut-être l'amour libre, qu'il prône[24].
L'exclusion (1656)
Le matin du [alpha 31] (le 6 Av 5416 dans le calendrier hébraïque), Baruch Spinoza a 23 ans et est frappé par un violent herem (he. חרם) — terme que l'on peut traduire par excommunication, bannissement et anathème — qui le bannit et le maudit pour cause d'hérésie, de façon particulièrement violente[p 1] et, chose rare, définitive, c'est-à-dire à vie[27]. Le document est signé par le rabbin Isaac Aboab da Fonseca[alpha 32].
Peu de temps auparavant, un homme aurait même tenté de poignarder Spinoza ; blessé, celui-ci aurait conservé le manteau troué par la lame, pour se rappeler que la passion religieuse mène à la folie. Si le fait n'est pas complètement certain (il n'y a pas de trace de l'incident dans les actes juridiques de l'époque)[28],[29], il fait partie de la légende du philosophe.
L'exclusion de Spinoza est exceptionnellement sévère, une des deux seules prononcées à vie, mais à cette époque, les « exclusions » ou « bannissements » étaient chose commune dans les milieux religieux, même tolérants[28], et cette exclusion n'est pas la première crise traversée[alpha 33] par la communauté juive éprouvée par les perceptions identitaires hétérodoxes et morcelées de ces Juifs contrariés au sein d'une cité un peu libérale[18]. Quelques années plus tôt, Uriel da Costa ou Gabriel da Costa (philosophe portugais, originaire de Porto, réfugié à Amsterdam) fait circuler dans la communauté, dès 1616, des Propositions contre la Tradition[alpha 34] et défie les autorités. Repentant, il doit subir des punitions humiliantes (flagellation publique) pour pouvoir être réintégré : peines auxquelles le jeune Baruch assiste[30] alors qu'il a 8 ans. Cependant, da Costa réaffirme en 1624 ses idées qui sont jugées à nouveau hérétiques[31] par les communautés juive et chrétienne, et il se suicidera en 1640[alpha 35]. Le philosophe rationaliste Juan de Prado, ami de Spinoza, est à son tour exclu de la communauté juive portugaise en 1657, un an après Spinoza, pour avoir tenu des propos similaires[32], et finit par rejoindre Anvers.
Il est difficile de savoir avec exactitude quels propos ou attitude sanctionne ce herem[alpha 32],[alpha 36],[alpha 37] exceptionnellement dur contre Spinoza, car aucun document ne fait état de sa pensée à ce moment précis ; il a 23 ans et n'a encore rien publié[alpha 38]. On sait cependant qu'à cette époque, il fréquente l'école du philosophe républicain et « libertin » Franciscus van den Enden[alpha 30], ouverte en 1652, où il apprend le latin, découvre l'Antiquité, notamment Terence, et les grands penseurs des XVIe et XVIIe siècles comme Hobbes, Bacon, Grotius ou Machiavel. Il côtoie alors des hétérodoxes de toutes confessions, notamment des collégiants comme Serrarius, des érudits lecteurs de Descartes, dont la philosophie exerce sur lui une influence assez profonde. Il est probable qu'il professe, dès cette époque, qu'il n'y a de Dieu que « philosophiquement compris », que la loi juive n'est pas d'origine divine, et qu'il est nécessaire d'en chercher une meilleure ; de tels propos sont en effet rapportés à l'Inquisition en 1659 par deux Espagnols ayant rencontré Spinoza et Juan de Prado lors d'un séjour à Amsterdam[33]. Quoi qu'il en soit, Spinoza semble accueillir sans grand déplaisir[p 2] cette occasion de s'affranchir d'une communauté juive dont il ne partage plus vraiment les croyances ; on ne possède aucune trace d'un quelconque acte de repentance visant à renouer avec elle[34].
Construction de l'œuvre
Après son exclusion de la communauté juive portugaise en 1656, Spinoza abandonne la succession et les affaires paternelles[alpha 39], et signe désormais ses lettres sous le nom latin de « Benedict » et « Benedictus Spinoza » ou simplement « B ». Il est probable qu'il étudie la philosophie à l'université de Leyde et y noue des amitiés[35]. Il devient « philosophe-artisan »[36] et gagne sa vie en taillant des lentilles optiques pour lunettes et microscopes[37], domaine dans lequel il acquiert une certaine renommée[alpha 40] mais qui ne lui permet de vivre que très humblement, conformément à son caractère. Certains de ses amis vanteront pourtant sa générosité malgré sa grande modestie.
Vers 1660-1661, il s'installe à Rijnsburg dans la commune néerlandaise de Katwijk, centre intellectuel des collégiants, près de l'université de Leyde. C'est là qu'il reçoit la visite de Henry Oldenburg, secrétaire de la Royal Society, avec lequel il établit ensuite une longue et riche correspondance. En 1663, il quitte Rijnsburg pour Voorburg dans la banlieue actuelle de La Haye où il loge chez son maître de latin puis chez Daniel Tydeman, artiste peintre et soldat, et s'essaie lui-même à la peinture. Là, il commence à enseigner à un élève nommé Casearius la doctrine de Descartes. De ces cours, il tire Les Principes de la philosophie de Descartes, dont la publication donne lieu à une correspondance centrée sur le problème du mal avec Willem van Blijenberg, un marchand calviniste qui formulera des objections sur l'Éthique et le Traité théologico-politique. Il est probable que le début de la rédaction de deux ouvrages ait précédé la publication des Principes : le Traité de la réforme de l'entendement (inachevé et publié avec les œuvres posthumes) et le Court traité (publié seulement au XIXe siècle).
Dans les années 1660, Spinoza est de plus en plus fréquemment attaqué comme athée. Si aucun procès ne lui est intenté, contrairement à d'autres de ses contemporains, c'est probablement parce qu'il écrit en latin et non en néerlandais. En 1669, il est meurtri par la mort de son ami et disciple Adriaan Koerbagh, jugé et condamné pour avoir publié un violent réquisitoire contre la religion chrétienne et qui meurt dans les geôles du Rasphuis[38]. Dans ce contexte de tensions, il interrompt l'écriture de l'Éthique pour rédiger le Traité théologico-politique, dans lequel il défend « la liberté de philosopher » et conteste l'accusation d'athéisme. L'ouvrage paraît en 1670, sous couvert d'anonymat, et avec un faux lieu d'édition. Il suscite de vives polémiques, y compris de la part d'esprits « ouverts » comme Leibniz[alpha 41], ou de la part d'hommes que Spinoza rencontre occasionnellement en privé, comme les membres de l'entourage calviniste de Condé. Pour ceux-ci, il convient de bien distinguer la nouvelle philosophie (Descartes, Hobbes) de la réflexion plus radicale de Spinoza. Quant aux autorités religieuses juives, elles condamnent l'ouvrage - peu accessible car écrit en latin et - réfuté par le philosophe Balthazar (Isaac) Orobio de Castro[28].
À partir de cette époque, il porte une chevalière qu'il utilise pour marquer son courrier et qui est gravée du mot « caute » (en latin « prudence ») placé Sub rosa : la rose symbolise ainsi le secret gardé. C'est aussi une image pour indiquer le nom « Spinoza » (Espinosa signifie « épineux » en portugais, langue maternelle du philosophe).
En avril 1671, sur requête des synodes provinciaux, la Cour de Hollande juge qu'une ordonnance doit être prise pour interdire la diffusion du Traité de Spinoza - que les chrétiens continuent d'appeler « le juif de Voorburg » -, et d'autres œuvres jugées blasphématoires, tel le Léviathan de Hobbes. Elle demande également que des poursuites soient engagées contre les auteurs et autres responsables de la publication de ces ouvrages. Cependant, les États de Hollande rechignent à suivre la décision de la Cour et à interdire des œuvres écrites en latin. Ce n'est qu'en 1674, après la chute du régent de Witt, que les livres visés seront effectivement interdits par les autorités séculières.
Le contexte politique, avec l'invasion française, devient alors moins favorable encore pour Spinoza. La mainmise de Guillaume d'Orange sur les Provinces-Unies met définitivement fin à une période de libéralisme quasi-républicain. Après l'assassinat des frères de Witt (1672), l'indignation de Spinoza est telle qu'il souhaite afficher dans la rue un placard contre les assassins (« Ultimi Barbarorum » ou « Les derniers des barbares »), ce dont l'aurait dissuadé son logeur.
Cependant, le philosophe, qui a abandonné Voorburg pour La Haye vers 1670, ne quitte pas le pays ; à peine s'éloigne-t-il quelquefois vers Utrecht ou Amsterdam situés à moins de quarante kilomètres de son logis[39]. Ainsi refuse-t-il en 1673, par souci d'indépendance, l'invitation de l'Électeur palatin qui proposait de l'accueillir en lui offrant une chaire à l'université d'Heidelberg dans l'actuelle Allemagne.
En 1675, Spinoza tente de publier l'Éthique — reculant devant les risques encourus — et commence à rédiger le Traité politique. Sa pensée audacieuse lui vaut la visite d'admirateurs ou de personnalités comme Leibniz[alpha 41]. Malgré son image d'ascète isolé, il conserve toujours un réseau d'amis et de correspondants, dont Lambert Van Velthuysen, qui contredisent, au moins partiellement, sa réputation de solitaire. C'est pour eux, semble-t-il, qu'il entreprend dans ces années la rédaction d'un Précis de grammaire de la langue hébraïque, et ce sont eux, en particulier le médecin Lodewijk Meyer[alpha 42] et Jarig Jellesz, qui publient ses œuvres posthumes : l'Éthique, la plus importante, et trois traités inachevés (le Traité de la réforme de l'entendement, le Traité politique et le Précis de grammaire de la langue hébraïque).
Fin de vie
De santé fragile[alpha 43] et malgré une vie frugale, il meurt à 44 ans le 21 février 1677 à La Haye où il était arrivé seul à 38 ans.
À sa mort, sa famille reste persuadée qu'il a puisé sa science en enfer. Il laisse un héritage matériel bien maigre mais sa bibliothèque est riche d'œuvres latines[p 3]. Son ami Lodewijk Meyer[alpha 42] emporte ses manuscrits[37] et les fera publier à titre posthume. Sa sœur Rebeca ne garde de ses modestes biens que ce qu'elle n'arrive pas à vendre à la criée dans la rue, des chausses aux rideaux, et la somme de 160 livres, fruit de son travail, qui lui permettent de régler quelques ardoises laissées chez l'apothicaire ou le barbier. Baruch Spinoza est enterré dans le carré protestant du cimetière.
Selon Conraad Van Beuningen (en), les derniers mots de Spinoza auraient été : « J’ai servi Dieu selon les lumières qu’il m’a données. Je l’aurais servi autrement s’il m’en avait donné d’autres »[40].