Dom Juan ou le Festin de Pierre
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Le Festin de Pierre est une comédie de Molière en cinq actes et en prose dont la « Troupe de Monsieur frère unique du roi » donna quinze représentations triomphales en février et mars 1665 sur le théâtre de la grande salle du Palais-Royal à Paris. Les premiers éditeurs parisiens de la pièce lui ont donné en 1682 le titre Dom Juan ou le Festin de Pierre, sous lequel elle est connue depuis lors. Elle est également connue sous le titre abrégé Dom Juan (parfois orthographié Don Juan)[1].
Pour les articles homonymes, voir Don Juan (homonymie).
Le Festin de Pierre Dom Juan ou le Festin de Pierre | |
Frontispice du Festin de Pierre dessiné par Pierre Brissart et gravé par Jean Sauvé pour l'édition posthume (1682) des œuvres de Molière. L'illustration montre Dom Juan, Sganarelle et la statue du Commandeur (Acte IV, scène 8). | |
Auteur | Molière |
---|---|
Genre | Comédie |
Nb. d'actes | 5 actes en prose (27 scènes) |
Dates d'écriture | 1664-1665 |
Lieu de parution | Paris |
Date de parution | 1682 |
Date de création en français | |
Lieu de création en français | Grande salle du Palais-Royal à Paris |
Compagnie théâtrale | Troupe de Monsieur, frère unique du Roi |
Metteur en scène | Molière |
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Annoncée et donnée avec pour sous-titre L'Athée foudroyé, elle était, après les tragicomédies en vers de Dorimond (1658) et de Villiers (1659), toutes deux intitulées Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, la troisième adaptation française de la légende de Don Juan Tenorio, débauché et impie châtié par le Ciel, à laquelle le moine espagnol Tirso de Molina avait donné, trente-cinq ans plus tôt, une première forme dramatique dans El Burlador de Sevilla y convidado de piedra (L’Abuseur de Séville et l’Invité de pierre).
Elle donne à suivre les trente-six dernières heures de la vie du jeune dom Juan Tenorio, « esprit fort » et grand amateur de femmes, flanqué tout au long des cinq actes de Sganarelle, valet couard, glouton et friand de disputes intellectuelles. Provocateur impénitent, dom Juan n'échappera pas à la vengeance du Ciel, qui le châtiera par le bras d'une statue de pierre.
Le spectacle, où se mêlent tous les registres, du comique farcesque au sérieux, voire au tragique, est accueilli avec enthousiasme par le public parisien, mais fait l'objet d’une violente attaque dans les semaines qui suivent les représentations. Il ne sera jamais repris du vivant de Molière et le texte n'en sera imprimé que dix ans après sa mort. Délaissée jusqu’au milieu du XIXe siècle au profit de la version en vers que la veuve et les compagnons de Molière avaient commandée à Thomas Corneille en 1676, la pièce fut peu représentée pendant un siècle encore, jusqu’à ce qu’en 1947 et 1953, Louis Jouvet puis Jean Vilar la fassent redécouvrir au grand public. Elle est aujourd’hui considérée, à l’égal du Tartuffe et du Misanthrope, comme l’un des chefs-d’œuvre de Molière et de la dramaturgie classique française.
La place unique qu’elle occupe, par sa singularité formelle, dans la production de son auteur, la singularité de son histoire, la réputation de modernité et de complexité qui lui est faite par ses exégètes depuis une soixantaine d’années (et dont témoigne une très abondante bibliographie critique), l’importance sans cesse croissante que lui accordent les programmes et manuels scolaires, enfin la grande diversité des mises en scène auxquelles elle a donné lieu depuis sa redécouverte, font de cette comédie de l’incrédulité châtiée un des avatars les plus fascinants du mythe de don Juan.
Arrivé en ville après avoir abandonné Done Elvire, qu’il avait fait sortir d’un couvent pour l’épouser, dom Juan Tenorio expose à son valet Sganarelle le projet qu'il a, d’enlever une jeune fille à la veille de se marier, tandis qu’elle fera une promenade en mer avec son fiancé. Sur ces entrefaites, Done Elvire arrive pour lui demander raison de son abandon, et il l'éconduit avec grossièreté.
La tentative d'enlèvement ayant échoué et l'embarcation de dom Juan ayant chaviré, il est sauvé de la noyade et recueilli par des habitants d'un village côtier. Il entreprend derechef de séduire deux jeunes paysannes, mais, averti que ses beaux-frères dom Carlos et dom Alonse le poursuivent, il doit s’enfuir par la forêt avec Sganarelle.
Chemin faisant, les deux hommes s'entretiennent de médecine et de religion, et font la rencontre d'un anachorète, auquel dom Juan tente en vain d'arracher un blasphème. Il est amené ensuite à sauver la vie de dom Carlos, qui en retour accepte de différer sa vengeance, à la condition que dom Juan reprendra la vie commune avec done Elvire. Le maître et le valet, poursuivant leur route, passent devant le mausolée d’un commandeur que dom Juan a tué en duel l’année précédente et dont il invite la statue à venir partager son dîner le soir même.
De retour chez lui, il voit le moment de dîner repoussé trois fois par les visites inopinées d’un créancier, de son père et de son épouse à présent retournée à la vie religieuse. La statue du Commandeur, arrivée en dernier, refuse de partager le repas de dom Juan, mais l’invite à son tour à dîner le lendemain.
Le lendemain, en fin d’après-midi, dom Juan apprend à son père éperdu de joie qu’il a décidé de revenir à la religion, puis il confie à Sganarelle que ce revirement subit n’est qu’un subterfuge. La statue du Commandeur, apparaissant et prenant acte de son refus de se repentir, lui saisit la main et le précipite dans les entrailles de la terre.
D'après Dom Juan, ou le Festin de Pierre, dans Les Œuvres posthumes de Monsieur de Molière, Paris, 1682[2] :
- Dom Juan, fils de Dom Louis
- Sganarelle, valet de Dom Juan
- Elvire, femme de Dom Juan
- Gusman, écuyer d’Elvire
- Dom Carlos et Dom Alonse, frères d’Elvire
- Dom Louis, père de Dom Juan
- Francisque, pauvre
- Charlotte et Mathurine, paysannes
- Pierrot, paysan
- La Statue du Commandeur
- La Violette et Ragotin, laquais de Dom Juan
- Monsieur Dimanche, marchand
- La Ramée, spadassin
- Suite de Dom Juan
- Suite de Dom Carlos et de Dom Alonse
- Un spectre
Distribution initiale
Acteurs ayant créé les rôles[3] | |
Personnage | Acteur |
---|---|
Dom Juan | La Grange |
Sganarelle | Molière |
Elvire | Mademoiselle Du Parc |
Dom Louis | Béjart |
Charlotte | Mademoiselle Molière (Armande Béjart) |
Mathurine | Mademoiselle de Brie |
Pierrot | Hubert |
Monsieur Dimanche | Du Croisy |
La Ramée | De Brie |
Le 12 mai 1664, à Versailles, Molière présente devant la cour une première version, en trois actes, du Tartuffe. Louis XIV trouve la pièce « fort divertissante », mais dans les heures qui suivent, il est amené, pour des raisons de politique religieuse, à en interdire les représentations publiques[4]. Six mois plus tard, après avoir vainement tenté de faire revenir le roi sur sa décision et entrepris de restructurer sa pièce en cinq actes[alpha 1], Molière s'attelle à un projet qui lui permet de revenir sur le thème de l'hypocrisie et des faux dévots : ce sera la comédie du Festin de Pierre[alpha 2].
Antécédents
Depuis sept ans, le public parisien a pu voir trois spectacles portant ce titre : une comédie donnée au cours de l'année 1657 ou au début de la suivante par la Troupe italienne du Roi sur la scène du Petit-Bourbon à Paris, et deux tragicomédies en vers, l'une de Nicolas Drouin, dit Dorimond, chef de la troupe de la Grande Mademoiselle, créée à Lyon en novembre ou décembre 1658, l'autre de Claude Deschamps, dit De Villiers, comédien de la Troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne, créée en août 1659.
La première version dramatique de l'histoire, sans doute très ancienne, du débauché châtié par une statue de pierre qu'il avait invitée à dîner est la comedia de Tirso de Molina intitulée El Burlador de Sevilla y convidado de piedra. La légende est passée ensuite (ou peut-être même avant) en Italie, où on la retrouve dans divers scénarios de la commedia dell'arte[5] et où elle a été adaptée en particulier par Giacinto Andrea Cicognini (1606-1650) sous le titre Il Convitato di Pietra, opera esemplare, trois actes en prose[alpha 3].
Depuis la publication, en 1906, de La Légende Don Juan, de Georges Gendarme de Bévotte, il est généralement admis que Molière n'a eu connaissance que des versions italiennes et françaises (voir ci-dessous), et l'étude comparative des textes paraît confirmer cette appréciation[alpha 4]. Selon l’auteur anonyme des Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, Molière lui-même aurait prétendu (comme Villiers avant lui) qu'il n'avait fait que « traduire cette pièce de l'italien et la mettre en français », une affirmation que les emprunts nombreux et souvent textuels faits à ses prédécesseurs français, et en particulier à Dorimond, suffisent à relativiser. Les travaux de Claude Bourqui sur les sources de Molière permettent en outre de mesurer l'ampleur des emprunts faits à d'autres auteurs, tels Paul Scarron, l'abbé de Boisrobert et son frère Douville[alpha 5], Charles Sorel, Cyrano de Bergerac[alpha 6].
Le premier Festin des Italiens
Le public parisien découvre l'histoire de Dom Juan avec le spectacle donné par les Italiens en 1657 ou 1658, dont l'existence n'est connue que par la référence qu'y fera Villiers dans l'épître dédicatoire[alpha 7] et l'avis au lecteur[alpha 8] de son propre Festin de Pierre. On ignore s'il était basé sur le texte de Cicognini ou sur un canevas[6].
Le Festin de Dorimond
Selon une hypothèse avancée par Eugène Despois et Paul Mesnard dans leur notice du Dom Juan de Molière[7] et développée par Gendarme de Bévotte[8], les deux premières versions françaises seraient des « traductions plus ou moins fidèles » d'une même comédie en prose de l’Italien Onofrio Giliberto di Solofra publiée à Naples en 1652[9], mais dont aucun exemplaire n'a été retrouvé. Très tôt combattue par les critiques italiens Arturo Farinelli et Benedetto Croce, cette hypothèse est encore généralement validée par les commentateurs français. Elle ne repose pourtant que sur le refus (ou l'incapacité) de considérer la pièce de Villiers comme un plagiat de celle de Dorimond[alpha 9].
Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, tragicomédie en cinq actes et en vers, est créé en décembre 1658, par la troupe de Mademoiselle que dirige Dorimond, devant les cours de France et de Savoie réunies à Lyon[10]. À la différence des autres adaptateurs français (Villiers, Molière, Rosimond), qui, tous comédiens comme lui, tiendront le rôle du valet (Philippin, Sganarelle, Carille), l'auteur tient ici celui de "dom Jouan".
Dorimond, dont c'est la première œuvre dramatique imprimée, la fait paraître en janvier 1659, chez un libraire lyonnais, avec une épître dédicatoire au duc de Roquelaure, incrédule notoire[alpha 10], mais qualifié par Dorimond de « modèle parfait [de la] vertu », en qui « cette pièce […] étrangère » ne pouvait « trouver une plus heureuse protection ». L'épître est suivie de six pièces liminaires, dont l'une, signée « M. Du Périer », présente "dom Jouan" comme étant « chéri du plus sage des rois », le jeune Louis XIV[11].
Le Festin de Villiers
La pièce de Villiers est créée durant l'été 1659, dans un Paris que la Cour a déserté depuis deux mois, partie à Saint-Jean-de-Luz célébrer les noces de Louis XIV et de sa cousine Marie-Thérèse. Rendant compte du spectacle dans sa Muse royale du 25 août, le gazetier Charles Robinet qualifie de « charmant » et « divertissant » le « beau régal » que « le spirituel De Villiers » offre aux Parisiens :
« Cette chère [= ce festin] divertissante, / Pour vous en toucher quelque mot, / Ce banquet, dis-je, ou cet écot, / Un peu noir et dur comme pierre, / Est celui que le feu Dom Pierre / Fit à Dom Jean son assassin, / Où le pauvre gars est enfin / Enfoncé d’un coup de tonnerre / Pour ses méfaits dessous la terre. »
La pièce sera imprimée et mise en vente au mois d'octobre suivant par le libraire Charles de Sercy, avec une longue épître dédicatoire « À Monsieur de Corneille, à ses heures perdues », et précédée d'un avis au lecteur dans lequel l'auteur justifie cette publication en expliquant que
« [ses] compagnons, infatués de ce titre du Festin de Pierre ou du Fils criminel, après avoir vu tout Paris courir à la foule pour en voir la représentation qu’en ont faite les comédiens italiens, se sont persuadés que si ce sujet était mis en français pour l’intelligence de ceux qui n’entendent pas l’italien […], cela nous attirerait un grand nombre de ceux qui ne s’attachent pas à cette régularité si recherchée mais si peu trouvée jusqu’ici, et que, pourvu que la figure de Dom Pierre et celle de son cheval fussent bien faites et bien proportionnées, la pièce serait dans les règles qu’ils demandent. »
Quoiqu'on lise, sur la page de titre de l'impression que la pièce est « traduite de l'italien en français », elle apparaît, pour l'essentiel, comme un plagiat de celle de Dorimond[12].
Rien n'indique que le Festin de Villiers ait été repris entre 1660 et 1665. Les libraires, en tout cas, ne l'ont pas fait réimprimer.
Comment expliquer le choix de ce sujet, certes populaire, mais peu dans la manière de son auteur ? Pourquoi a-t-il donné lieu à une comédie à grand spectacle ?
On a récemment fait observer que si Molière, qui souhaitait répliquer aux détracteurs de son Tartuffe et le faire devant le plus large auditoire possible, a songé à utiliser cette légende « édifiante », dont ses camarades Italiens (qui jouaient quatre jours par semaine dans la même salle du Palais-Royal) reprenaient leur version presque chaque année à l'occasion du carnaval, c'est que plusieurs d’entre eux (dont Tiberio Fiorilli, dit Scaramouche, et sa femme) étaient partis à l'été 1664 en Italie, et que la voie était libre au Palais-Royal pour un nouveau Festin de Pierre français[13].
Louis XIV ayant défendu à Molière de représenter Le Tartuffe en public, le curé Pierre Roullé fait remettre au roi, dans les premiers jours d'août 1664, un opuscule écrit à sa gloire — Le Roy glorieux au monde, ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les Roys du monde —, dans lequel il s’en prend à Molière avec une violence inouïe[alpha 11]. Molière réplique presque immédiatement par un « Premier placet au roi », dans lequel il développe l’idée que « le devoir de la comédie [est] de corriger les hommes en les divertissant » et que son « emploi », dès lors, est « d’attaquer les vices de [son] siècle », à commencer par l’hypocrisie, l’« un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux ». Que l’on croie ou non à la sincérité de cette vertueuse protestation, elle a le mérite d’inscrire Le Tartuffe dans une perspective morale, voire édifiante.
Rien de tel avec Le Festin de Pierre. Quand le spectacle fera l’objet d’une charge extrêmement violente d'un certain Rochemont (voir plus bas), Molière ne se défendra pas et ses partisans se contenteront de plaider l’innocence et l'« honnêteté », mais non la moralité. Ce qu'il a « voulu faire » en racontant cette histoire (volonté de « provocation » ou de « dénonciation »), ce qu'étaient ses « intentions » — critiques, satiriques, idéologiques ou autres — ne peut donc se déduire que du texte lui-même, de l'usage que son auteur a fait des sources ou modèles (reprise, détournement, parodie…), et de l'étude attentive des événements immédiatement contemporains.
Pour les Français de 1665, Dom Juan n'est pas encore le personnage mythique qu'il deviendra à l'époque romantique, mais le héros d'une légende plus ou moins apologétique que le public parisien a découverte dans la version comique que la troupe italienne en a donnée sept ans plus tôt sur la scène du Petit-Bourbon.
Contrairement à ce qui s'est passé avec le personnage de Tartuffe, aucun spectateur ou lecteur du XVIIe siècle n'a fait le moindre rapprochement entre le « grand seigneur méchant homme » et tel ou tel contemporain. Quelques historiens du XIXe siècle, dont Sainte-Beuve et Michelet, lui ont néanmoins cherché des modèles ou des « clefs », qu'ils ont cru trouver dans tel ou tel grand seigneur connu pour ses mœurs dissolues et/ou ses opinions hétérodoxes ; ont ainsi été cités Armand de Bourbon, prince de Conti, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères Hugues de Lionne, son ami le duc de Saint-Aignan, le cardinal de Retz, le duc Henri II de Guise, Philippe Mancini, neveu de Mazarin, le marquis de Vardes, Armand de Gramont, comte de Guiche, Antonin Nompar de Caumont, futur duc de Lauzun[alpha 12], et d'autres encore.
Certains auteurs modernes ont souligné le réalisme avec lequel Molière aurait portraituré, dans cette figure d'aristocrate libertin, le représentant d'une caste qui refusait de se laisser domestiquer dans le cadre de la cour de Louis XIV :
« De Bénichou à Guy Leclerc, tous les commentateurs ont souligné l'objectivité historique d'une pareille peinture : le libertinage, l'abus de la puissance, l'indifférence à tout devoir social, et même à la simple existence d'autrui, autant de traits qui dessinent fort précisément une certaine caste, à un moment précis de son histoire[14]. »
D'autres voient plutôt dans ce « gros, gros Monsieur » en « habit bien doré [et] perruque blonde et bien frisée » un jeune courtisan à la mode, inconstant et « libertin sans savoir pourquoi » :
« Molière a saisi l'occasion d'accorder un héros d'origine étrangère aux intérêts et aux goûts de la partie mondaine de son public. Le grand seigneur espagnol à l'insouciance criminelle, séducteur par surprise, par violence ou par serment non tenu, se présente sous les plus beaux atours d'un courtisan français, aussi joliment paré […] que les petits marquis qui hantent les salons des dames parisiennes et dont Acaste devait bientôt dessiner l'image en faisant son autoportrait dans Le Misanthrope[15]. »
Reprise d'un titre connu
Dans l’avis au lecteur en tête de sa pièce, en 1659, Villiers souligne que ses compagnons de la Troupe royale « se sont infatués de ce titre du Festin de Pierre ou le Fils criminel, après avoir vu tout Paris courir à la foule pour en voir la représentation qu’en ont faite les comédiens italiens ». En faisant imprimer sa propre adaptation en janvier de la même année, Dorimond a déjà choisi ce titre. Or, travaillant sur un original italien (Il Convitato di pietra) ou espagnol (Combidado de piedra), il sait bien qu’il s’agit d’un grossier contresens, dans lequel ont été confondus les deux sens que le mot convive possède encore au XVIIe siècle : le convié et le festin[16]. Tout semble donc désigner les comédiens italiens comme les premiers auteurs, sans doute involontaires, de ce titre drolatique et sibyllin[alpha 13].
Un titre que Dorimond puis Villiers ont cru justifier en nommant dom Pierre le commandeur père d'Amarille, leur héroïne, agressée par dom Juan au début de la pièce. Le festin devient ainsi celui auquel dom Pierre convie son assassin, le festin donné par Pierre[alpha 14]. Molière n'a pas pris ce soin. Dans son adaptation, non seulement le Commandeur n’a pas de nom, mais Elvire n’est pas sa fille, et « le titre reste pour ainsi dire en l’air, comme pour signifier d’emblée l’appartenance de la pièce à une tradition dont l’auteur ne se réclame pas et pour le décharger de ce qu’elle peut avoir d’extravagant »[17].
Une chose est certaine : jamais du vivant de Molière et avant la première publication de sa pièce en 1682, aucun auteur ne l'a citée ou évoquée sous le titre de Dom Juan, et il faudra attendre Goldoni, en 1736, pour voir un auteur étranger adapter la légende sous le titre de Don Giovanni.
Un sous-titre nouveau
Les prédécesseurs français de Molière avaient sous-titré leur pièce Le Fils criminel, parce que leur héros faisait réellement mourir son père (« de douleur, de regret, de colère » chez Dorimond, des suites d’un coup de poing chez Villiers). Celui de Molière traite par le mépris les « remontrances » paternelles, il va jusqu'à souhaiter la mort du vieil homme, mais loin de le tuer, il lui fait « jeter des larmes de joie », au cinquième acte, en lui annonçant sa prétendue conversion. Le Fils criminel n’aurait donc ici aucun sens. Un faisceau d’indices concordants suggère que Molière lui a substitué l’Athée foudroyé, reprenant le titre d’un scénario italien, L’Ateista fulminato[18], qui traitait de la même légende : 1) au cours de l’année 1665, quatre libraires peu scrupuleux, désireux d’exploiter le succès remporté par le spectacle du Palais-Royal et la curiosité suscitée par la polémique qui l’a suivi, rééditent le texte de Dorimond sous un titre nouveau : Le Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé, tragi-comédie[19], et sans indiquer de nom d’auteur[alpha 15] ; 2) c'est également ce sous-titre que reprendra le comédien Rosimond, lorsqu'en 1670 il fera imprimer son Nouveau Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie[20], créé l'année précédente au Théâtre du Marais ; 3) c'est encore sous ce titre et ce sous-titre qu'une troupe de province donnera, dans la seconde moitié des années 1660, sa version, sans doute " aménagée " du texte de Molière (voir ci-dessous) ; 4) on peut noter enfin que dans ses Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, le sieur de Rochemont évoque « un athée foudroyé en apparence [qui] foudroie en effet et renverse tous les fondements de la religion », et que l'un de ses contradicteurs observera que « les raisons qu'on peut apporter pour montrer que la pièce n'est point honnête sont aussi bien imaginaires et chimériques que l'impiété de son athée foudroyé ».
Une comédie à machines
Pour offrir à son public un spectacle de carnaval, incluant machines et décors magnifiques agrémentés de six changements à vue, la troupe consentit à des dépenses importantes, dont le détail se lit dans le « marché de décors » passé le 3 décembre 1664 entre les comédiens et deux peintres spécialisés dans ce type de commande[21].
Point d'orgue du carnaval de 1665
Aux termes du marché passé le 3 décembre 1664, entre les comédiens de la troupe et les deux peintres spécialisés auxquels ils ont fait appel, ces derniers doivent fournir, dans un délai de six semaines, les toiles montées sur châssis qui composaient le "décor" du spectacle. Ce délai, s’il avait été respecté (et il l’a été du côté des comédiens), menait à la mi-janvier 1665, c’est-à-dire dans la deuxième semaine du long carnaval parisien[alpha 16] et une dizaine de jours après la dernière des vingt-cinq représentations de La Princesse d’Élide[alpha 17]. Et si Le Festin de Pierre avait été créé environ cette date, il aurait eu lui aussi vingt-cinq représentations, voire davantage. Mais, pour des raisons inconnues, il est créé un mois plus tard, le dimanche 15 février 1665, premier des trois « jours gras » qui marquent l'apogée et la fin des réjouissances du carnaval. Un carnaval qui, cette année-là, est particulièrement rempli et effervescent, « un des plus animés de la décennie »[22][23].
Le spectacle a été annoncé par voie d'affiches et par l'« orateur » de la troupe (La Grange lui-même depuis le mois de septembre 1664), qui, au début des précédentes représentations, a fait la réclame de la prochaine pièce (la 14e) de l'auteur du Tartuffe interdit. Il y a eu également, et pour la première fois, un article promotionnel dans la Muze historique de Jean Loret datée de la veille[24]. Fait exceptionnel, si l'on en croit le gazetier, les comédiens ont ouvert leurs dernières répétitions à certains visiteurs amis susceptibles de battre le rappel des spectateurs hésitants[25].
Le rideau s'ouvre sur Molière-Sganarelle, qui, vêtu d'un « jupon de satin aurore », d'une « camisole de toile à parements d'or » et d'un « pourpoint de satin à fleur »[26], vante à l'adresse du public les agréments et les vertus du tabac en poudre. Il se fermera sur le même Sganarelle-Molière pleurant ses gages en allés. La Grange tient le rôle de dom Juan ; le reste de la distribution est incertain.
Des recettes sans précédent
Malgré les rigueurs du temps (la Seine et la Bièvre sont gelées, Paris est sous la neige, les rues sont plus boueuses encore qu'à l'accoutumée[alpha 18]), le succès est fulgurant. Les recettes mentionnées par La Grange dans son Registre en témoignent: 1830 livres à la création (plus que la première de L'École des femmes[alpha 19]); 2045 livres, le 17 (mardi gras); 2390, chiffre record, le 24, en dépit d'une crue meurtrière (les morts se comptent par dizaines), dans la nuit précédente[27]. « En tout, note Roger Duchêne, jusqu'à la clôture de Pâques, quinze représentations ininterrompues avec une recette moyenne de 1407 livres, contre 891 pour les trente-deux premières représentations de L'École des femmes, et 611 pour les vingt-cinq de La Princesse d'Élide[28].»
Il faudra attendre la première représentation du Tartuffe, en février 1669, pour que ces chiffres soient dépassés. De telles recettes ne sont possibles qu'à supposer qu'en plus du parterre, noir de bourgeois, de laquais et de toutes sortes de gens en armes pressés debout les uns contre les autres, la totalité des dix-sept loges (réservées, au moins par leur prix, aux « personnes de condition ») et des places sur la scène et à l'amphithéâtre sont occupées.
Louis XIV spectateur ?
La Grange ne signalant dans son registre aucune présence exceptionnelle ni aucun incident particulier au cours des six semaines d'exploitation du spectacle, les historiens s'accordent généralement à dire que Louis XIV n'a pas vu le Festin de Pierre de Molière. Mais les pages du registre concernant les années 1664-1665 ont été remplies, selon toute vraisemblance, beaucoup plus tard et contiennent plusieurs lacunes[alpha 20] et au moins deux importantes erreurs de date[alpha 21]. S'agissant du Festin de Pierre, il se contente d'indiquer les dates des représentations, le montant des recettes, la part revenant à chaque acteur et les quelques sous versés aux capucins, les pompiers de l'époque, qui ont été amenés à intervenir dix fois (sur quinze représentations), sans doute pour éteindre des départs d'incendie provoqués par les flammes de l'enfer[alpha 22].
François Rey fait observer[29] que Louis XIV a participé à tous les divertissements et vu tous les spectacles qui se sont donnés pendant les six semaines de réjouissances carnavalesques, qu'il a figuré dans les deux ballets dansés au Palais-Royal et qu'il a été de tous les bals de la cour. « Pourquoi, s'interroge l'historien, aurait-il boudé le dernier grand divertissement de la saison, un spectacle qui promettait d'être exceptionnel et qui avait fait l'objet d'une annonce presque officielle dans La Muze historique de Loret ? Pourquoi se serait-il soudain désintéressé d'une histoire dont nous savons qu'il l'aimait[alpha 23] ? Pourquoi, enfin, aurait-il refusé, pour la première fois depuis 1658, de voir une pièce de son comédien et auteur favori, une comédie dont tout Paris savait qu'elle devait constituer (ou au moins contenir) une réponse aux accusations portées contre Le Tartuffe ? »
Dans sa Lettre sur les Observations d'une comédie du Sr de Molière intitulée Le Festin de Pierre, Jean Donneau de Visé, après avoir ironisé sur l'adresse du mystérieux « sieur de Rochemont » à dénombrer les vices de dom Juan, conclura : « Je ne crois pas avoir beaucoup de choses à répondre, quand j'aurai dit, après le plus grand monarque du monde, qu’il [dom Juan] n'est pas récompensé. »
L'accueil
En dehors des Observations de Rochemont, publiées fin avril, et des deux réponses qu'elles occasionnent (voir ci-dessous, « Querelle du Festin de Pierre »), il n'existe aucun témoignage direct sur la réception du spectacle. Aucun épistolier, aucun diariste, aucun mémorialiste n'évoque ce qui apparaîtra à la postérité tardive comme un grand moment de la carrière de Molière, ni ne commente ce qui est considéré aujourd'hui, avec Le Tartuffe et Le Misanthrope, comme l'un de ses trois chefs-d'œuvre. Samuel Sorbière, Roger de Bussy-Rabutin, Saint-Évremond ont encensé Le Tartuffe, mais ils n'ont pas un mot pour défendre ou au moins commenter une œuvre singulière qu'un libelle ultra-dévot dénonce immédiatement comme sacrilège. Il n'existe aucune trace d'un quelconque prêche, prône ou sermon de ce temps, mettant en cause Molière, nommément ou par allusion.
Les Observations du sieur de Rochemont
À la fin du mois d'avril ou dans les premières semaines de mai, alors que les représentations de la pièce ont cessé depuis le 20 mars, une brochure de 48 pages sobrement intitulée Observations sur une Comédie de Moliere intitulée Le Festin de Pierre est mise en vente par le libraire Nicolas Pépingué. Elle se présente comme l'œuvre d'un « sieur de Rochemont », dont l'identité réelle demeure aujourd'hui encore mystérieuse. Il s'agit d'une attaque singulièrement violente visant tout autant Le Tartuffe que Le Festin de Pierre, dont l'auteur (nommément cité, ce qui est rare dans les polémiques théâtrales de l'époque) est accusé d'avoir « fait monter sur le théâtre » le libertinage, l'impiété et l'athéisme.
Ce libelle s'achève sur l'évocation des maux qui risquent de s'abattre sur la France — conformément à la croyance de l'époque[30] — si le roi tolère l'insulte ainsi faite à la religion :
« Il ne faut qu'un homme de bien, quand il a la puissance, pour sauver un Royaume ; et il ne faut qu‘un Athée, quand il a la malice, pour le ruiner et pour le perdre. Les deluges, la peste et la famine sont les suites que traisne après soy l‘Atheisme, et quand il est question de le punir, le Ciel ramasse tous les fleaux de sa colere pour en rendre le chastiment plus exemplaire[alpha 24]. »
Dès la fin du mois de juillet, deux textes anonymes prendront la défense de Molière, soulignant les outrances de ce pamphlet et assurant même que « la moitié de Paris » a douté que l'athée Dom Juan méritât le châtiment qui le frappe[31].
Des amendements au lendemain de la première ?
À l’endroit où Rochemont, dénombrant les « crimes dont la pièce est remplie », évoque « un pauvre, à qui l'on donne l'aumône à condition de renier Dieu », une note indique en marge : « En la première représentation. » De ces quatre mots, dont on ne sait s'ils sont de l'auteur ou du libraire-éditeur, la plupart des autres notes marginales étant des renvois aux textes cités par Rochemont, on peut conclure que la demande de jurement faite au pauvre par dom Juan a été supprimée dès la deuxième représentation. Mais les raisons de la suppression sont difficiles à préciser. Rien en tout cas ne permet d'affirmer, comme on l'a fait souvent, que Molière, en mutilant cette scène, obtempéra aux ordres d'une quelconque autorité, religieuse ou politique, et moins encore qu'il procéda alors à d'autres modifications visant à édulcorer son propos.
Il est certain, en revanche, que l'édition de 1682 présente des versions « lourdement censurées » des scènes I et II de l'acte III. Les éditeurs et les censeurs, manifestement inspirés par le pamphlet de Rochemont, ont procédé à des coupures qui aboutissent à faire disparaître le crédo mathématique de dom Juan — « Je crois que deux et deux sont quatre […] et que quatre et quatre sont huit » —, son refus de croire au Ciel et à l'enfer, la croyance de Sganarelle au Moine bourru et la demande de jurement faite au pauvre (voir section Paris, 1682)[32].
La querelle prend de l'ampleur
Le succès des Observations est aussi fulgurant que celui du spectacle. On dénombre plus d'une vingtaine d'exemplaires dans les seules bibliothèques publiques du monde entier[alpha 25], exemplaires eux-mêmes répartis en une demi-douzaine d'éditions ou tirages différents. Ce succès donne lieu à une « querelle dans la querelle », opposant Pépingué à son collègue Gabriel Quinet.
Il est probable que c'est après la parution du pamphlet de Rochemont qu'un auteur, resté anonyme, compose un sonnet encore plus violent dans son expression[33], mais « d'une fureur tellement excessive qu'on la croirait volontiers moins sérieuse que parodique et gouailleuse »[34] :
Tout Paris s'entretient du crime de Molière.
Tel dit : j'étoufferais cet infâme bouquin
L'autre : je donnerais à ce maître faquin
De quoi se divertir à grands coups d'étrivière.
Qu'on le jette lié au fond de la rivière
Avec tous ces impies compagnons d'Arlequin,
Qu'on le traite en un mot comme un dernier coquin,
Que ses yeux pour toujours soient privés de lumière.
Tous ces maux différents ensemble ramassés
Pour son impiété ne seraient pas assez ;
Il faudrait qu'il fût mis entre quatre murailles ;
Que ses approbateurs le vissent en ce lieu,
Qu'un vautour jour et nuit déchirât ses entrailles,
Pour montrer aux impies à se moquer de Dieu.
De telles accusations, proférées par un anonyme, auraient-elles pu conduire Molière au bûcher, comme cela avait été le cas, trois ans plus tôt, pour le poète Claude Le Petit, condamné à être brûlé en place de Grève « pour avoir composé, écrit et fait imprimer des écrits impies, détestables et abominables contre l'honneur de Dieu et de ses saints »[35]? Outre que Le Petit ne bénéficiait pas des mêmes puissantes protections que Molière, les accusations portées contre lui étaient de loin beaucoup plus graves que celles de Rochemont. Quoi qu'il en soit, aucun historien n'a jamais évoqué une telle menace pour Molière.
Soulignant le caractère d'unicité du réquisitoire de Rochemont, François Rey soutient que le spectacle du Palais-Royal n'a provoqué aucun véritable scandale[alpha 26] et que les spectateurs ont trouvé dans ce divertissement de carnaval « un plaisir procuré sans aucun doute par la grande sortie du cinquième acte[alpha 27], mais aussi par les décors, par les machines, par les effets pyrotechniques, par le jeu des comédiens dans certaines scènes de pure virtuosité, linguistique ou physique, comme celles du deuxième acte[36]. »
Telle n'est pas la lecture que la plupart des historiens ont faite et font encore de cet épisode. Ainsi, faisant fond sur le « témoignage » de Rochemont[alpha 28], Eugène Despois et Paul Mesnard se montrent-ils catégoriques : « La pièce, écrivent-ils, fut jugée irréligieuse, et ceux qui, sincèrement ou non, en portèrent ce jugement, se firent écouter : ces deux faits sont hors de doute[37]. » Et ils n'hésitent pas à conclure que la publication du libelle de Rochemont a eu pour effet de supprimer durablement cette pièce du répertoire de la troupe : « On ne se sentit plus libre ni de la représenter, ni de l'imprimer, au moins tant que Molière vécut[38]. »
Les derniers éditeurs de Molière dans la collection de la Pléiade affirment de même que la scène du Pauvre a suscité « la fureur des adversaires de Molière[39] ».
Molière conserve l'appui du roi
L'auteur anonyme de la Lettre sur les Observations (très probablement Donneau de Visé) ne craint cependant pas d'assurer que Louis XIV n'est nullement intervenu pour interdire la pièce : « Je pourrois dire toutefois qu’il [le Roi] sçavoit bien ce qu’il faisait en laissant jouer le Festin de Pierre, qu'il ne vouloit pas que les Tartuffes eussent plus d’authorité que luy dans son Royaume » (p. 30). Selon le même auteur, le roi aurait répondu à ceux qui se scandalisaient des impiétés de dom Juan « qu’il n’est pas récompensé ». Comme le signale Eugène Despois, « quelle que soit la valeur de cette bienveillante remarque, il est probable qu'on n'aurait pas osé l'attribuer au Roi, s'il ne l'avait pas faite[41]. »
Le 13 juin, alors que les Parisiens s'arrachent les Observations et que la querelle bat son plein, Louis XIV convie sa famille et sa cour au château de Saint-Germain-en-Laye, pour une grande fête quasi improvisée, qui se prolongera jusque tard la nuit. Le duc de Saint-Aignan, organisateur des réjouissances, a fait appel, pour la partie théâtrale, à Molière et ses camarades, qui joueront Le Favori, de Marie-Catherine Desjardins.
Dans le compte rendu qu'il fera de cette fête dans la Gazette du 20 juin[alpha 29], Charles Robinet écrira : « [Leurs Majestés] allèrent à la promenade au parc et se rendirent dans ce charmant jardin où, toute la cour s’étant placée, la Troupe du roi représenta Le Favori, comédie entremêlée d’intermèdes et d’entrées de ballet ». Selon François Rey, ce titre de « Troupe du Roi », qui apparaît ici pour la première fois dans la documentation, et le caractère erroné de l'entrée du 14 août 1665 dans le Registre de La Grange[alpha 30], indiquent clairement que la « Troupe de Monsieur » est devenue « La Troupe du Roi au Palais-Royal » dès le 14 juin et que cette décision royale apparaît ainsi étroitement liée à la polémique autour du Festin de Pierre[43]. Edric Caldicott et Georges Forestier confirment à leur tour que « cette information [l'article de la Gazette] fait avancer de deux mois la date du 14 août habituellement retenue (d'après le Registre de La Grange) pour la promotion de la Troupe de Monsieur au rang de Troupe du Roi[44]. »
Les raisons d'une non-reprise
Malgré l'indéniable succès qu'il a remporté, Le Festin de Pierre n'a pas été repris à la réouverture du théâtre, le 14 avril 1665, et le texte en prose de Molière disparaît des scènes parisiennes pendant 176 ans. Il sera repris pour la première fois le 17 novembre 1841 au théâtre de l'Odéon et entrera au répertoire de la Comédie-Française le 15 janvier 1847.
Le silence qui entoura la pièce après 1665 devait conduire Adrien Baillet à soutenir, dans un long et stimulant article consacré à « M. de Moliere », que Le Festin de Pierre, qui à la date où il écrivait n'avait pas encore été publié, « doit passer pour une pièce supprimée, dont la mémoire ne subsiste plus que par les Observations qu'on a faites contre cette pièce et celle du Tartuffe »[45]. La plupart des moliéristes de la fin du XIXe et du XXe siècle ont estimé que Molière avait dû recevoir de Louis XIV le conseil, sinon l'ordre, de renoncer à sa pièce, comme si, pour pouvoir sauver Le Tartuffe, il fallait sacrifier Le Festin de Pierre. Ainsi, pour Antoine Adam « on devine, sans argument précis mais sans invraisemblance, une interdiction discrètement signifiée ». La suppression, au lendemain de la première, de la demande de jurement faite au pauvre par dom Juan semble corroborer cette hypothèse[alpha 31].
Bien qu'aucun document contemporain ne permette d'affirmer qu'il y a eu « censure » au sens strict, Alain Viala fait remarquer que
« la disparition assez longue (17 ans) de la pièce de l’espace public, ainsi que sa transformation en une version édulcorée par Thomas Corneille constituent une censure de fait. Et les transformations du texte, dans sa réécriture par Thomas Corneille et dans sa publication expurgée en 1682 ont des liens manifestes avec l’attaque que constituaient les Observations : par exemple, celles-ci mettaient en cause l’exclamation finale de Sganarelle réclamant « ses gages » et les deux versions ci-dessus font disparaître ce passage. Du point de vue des querelles, il y a donc bien une dimension religieuse en débat[46]. »
L'historien de la littérature conclut ainsi son analyse de la querelle : « Le fait que la pièce n’ait été ni reprise ni éditée par Molière lui-même semble indiquer qu’il s’est trouvé en danger devant ces critiques[47]. »
Des raisons techniques ?
Les auteurs de l'édition Pléiade 2010 font valoir, pour leur part[48], qu'une autre pièce à grand spectacle de Molière, Amphitryon, créée elle aussi avec succès à l'occasion du Carnaval, n'a pas été reprise après le relâche de Pâques : un parallélisme d'autant plus frappant qu'en 1665 la troupe était en mesure de proposer une nouveauté après la réouverture du théâtre (Le Favori, tragicomédie de Marie-Catherine Desjardins, dite de Villedieu[49]), alors qu'en 1668 elle n'avait sous la main aucune nouvelle création et dut se contenter de vivre de reprises, ne remontant finalement Amphitryon qu'à l'extrême fin du mois de juin. Or, selon les mêmes historiens, si Le Festin de Pierre n'a pas été rejoué à la fin du printemps comme devait l'être Amphitryon trois ans plus tard, c'est peut-être que les comédiens italiens partis l'année précédente en Italie étaient de retour à Paris, alternant de nouveau avec la troupe de Molière sur la scène du Palais-Royal ; sur cette scène encore mal équipée pour les machines, cette alternance quotidienne rendait impossible la reprise d'une pièce qui nécessitait un système complexe de décorations (près de cinquante châssis à manœuvrer).
Dans le même ordre d'idées, on peut rappeler que les « pompiers » capucins sont intervenus dix fois sur quinze représentations[50], ce qui semble indiquer que les effets de pyrotechnie n'étaient pas au point : « L'abîme enflammé où dom Juan disparait au Ve acte nécessitait sans doute un surcroît de capucins[51]. »
Un spectacle de circonstance ?
Développant une suggestion du critique Guy Leclerc, qui ne se disait « pas sûr que Molière ait porté à son Dom Juan l'intérêt passionné que nous lui portons nous-mêmes[52] », François Rey soutient que le Festin de Pierre donné sur la scène du Palais-Royal en février-mars 1665 n'était qu'un spectacle de circonstances, une tribune occasionnelle, un épisode dans la « bataille du Tartuffe », et que la pièce n'était sans doute pas destinée à être publiée, ni à entrer dans le répertoire de la troupe une fois atteint l'objectif que son auteur s'était fixé :
« Aujourd'hui, écrit-il, je lis Le Festin de pierre, non comme une pièce écrite par un auteur-acteur conscient d'ajouter cette… pierre à l'édifice d'une œuvre déjà importante […], mais comme l'écho, la trace, le souvenir d'un moment de théâtre unique et voué sans doute à le rester[53]. »
Les éditeurs de la Pléiade, quant à eux, s'interrogeant sur les raisons pour lesquelles le spectacle n'a pas été repris après le relâche de Pâques, ne sont pas loin de conclure de même :
« Au demeurant, Molière avait-il des raisons de continuer à s'intéresser à une comédie à grand spectacle sur un sujet rebattu qui lui avait été imposé par les circonstances et que seule l'absence des Italiens durant la période du Carnaval avait rendue possible ? Avait-il même des raisons de publier la brillante rhapsodie qu'il avait composée ?… »
Le privilège d'impression
Tel est le succès, que dès les premiers jours de mars, le libraire Louis Billaine dépose à la Chancellerie un exemplaire manuscrit de la pièce accompagné d'une demande de privilège royal pour l’impression[54]. L'a-t-il fait à la demande ou au moins avec l’accord de l'auteur ? C’est peu probable, étant donné les détestables rapports que Molière entretient avec les libraires[55].
Comme il est d'usage, la lecture du texte a été confiée à un secrétaire du roi faisant fonction de censeur. La personnalité de ce lecteur n’est pas indifférente : Henri Justel, érudit de confession protestante, est une importante figure du Paris intellectuel et savant des années 1660-1670[alpha 33]. Commensal du prince de Condé, cicérone de Christian Huygens lors de son séjour à Paris, correspondant de John Locke et de G.W. Leibniz, il est en relations d'affaires avec Louis Billaine, chez qui il a fait imprimer un livre et en fera imprimer un second, avant de lui vendre sa riche bibliothèque, au moment de s'exiler en Angleterre. « Sa charge de secrétaire du roi […], note une historienne[56], […] lui permet d'aider les savants et de faciliter l'impression de livres qui auraient soulevé des tempêtes à la Sorbonne, en leur facilitant l'obtention du privilège royal. Tel est le cas pour la Bibliothèque française de Charles Sorel[57]. »
En matière religieuse, Justel est un esprit ouvert, voire un sceptique, mais aucunement un libertin[58]. Quoi qu'il en soit, le 11 mars le privilège est accordé à Billaine, qui le fera enregistrer le 24 mai. Pour des raisons que l’on ignore — intervention de Molière ? effets de la querelle? « proscription qui, par ménagement pour Molière, resta clandestine[59] »? —, le libraire n’en fera pas usage et le cèdera à son collègue Théodore Girard, lequel publiera l’Arsace roy des Parthes de Royer de Prade et L'Amour médecin de Molière, mais pas Le Festin de Pierre[alpha 34].
Une imposture éditoriale
Quatre autres libraires, Jean Ribou, Gabriel Quinet, Jean-Baptiste et Estienne Loyson, n'auront pas les scrupules de Billaine. Faute de pouvoir publier le texte de Molière, ils feront réimprimer celui de Dorimond sous un titre nouveau : Le Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, tragi-comédie, et le mettront en vente sans autre nom d'auteur qu'un «D.M.» dissimulé dans l'extrait du privilège, et qui peut se lire «De Molière». Mais il s'agit bel et bien d'un privilège réécrit et donc d'une escroquerie, puisque le privilège du 12 avril 1661, enregistré par Quinet le 10 août suivant, a été « obtenu sous le nom du Sr Dorimond »[60],[alpha 35].
Au reste, Antoine Offray, le libraire lyonnais qui a publié la pièce en janvier 1659, l'a rééditée ou réimprimée en 1661, et l'on ne voit pas qu'une édition parisienne ait été publiée la même année par les quatre libraires bénéficiaires du nouveau privilège.
Ce même texte de Dorimond retitré sera plusieurs fois réédité au cours des années suivantes (1674, 1679[61], 1683, 1691), mais alors carrément sous le nom de « J.B.P. de Molière ».
Le Festin de Pierre dans la querelle du théâtre
La résurgence, en 1666, de la querelle de la moralité du théâtre, qui occasionne la publication d'ouvrages très hostiles au spectacle dramatique, attire de nouveau l'attention sur ce que les dévots considèrent comme des provocations.
Dans les derniers jours de l'année 1666, les libraires Pierre Promé et Louis Billaine (le même qui, en mars 1665, avait obtenu pour l'impression du Festin de Pierre, un privilège dont il n'avait pas fait usage) mettent en vente, sans nom d'auteur[alpha 36], un Traité de la comédie et des spectacles, selon la tradition de l'Église, tirée des Conciles & des Saints Pères, dû à la plume du prince de Conti. L'ouvrage s'en prend, sans le nommer, à Molière et à deux de ses comédies, L'École des femmes et Le Festin de Pierre : « Y a-t-il une école d'athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée, qui a beaucoup d'esprit, l'auteur confie la cause de Dieu à un valet, à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde[62]? »
Le Festin de Pierre à la campagne
Entre 1665 et 1669, à une date qu'il est difficile de préciser davantage[alpha 37], une troupe de province joue « Le Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, de Monsieur de Molière », représentation(s) dont il ne reste qu'une trace, le programme-annonce joliment imprimé au format in-4° et décrivant les « superbes machines et [les] magnifiques changements de théâtre » du spectacle, avec l'argument circonstancié de chacun des cinq actes.
Ce document, conservé à la Bibliothèque municipale de Grenoble, confirme, s'il était nécessaire, le titre et le sous-titre choisis par Molière et le fait que la pièce, loin d'être interdite ou étouffée, était très officiellement représentée ailleurs qu'à Paris, avec, il est vrai, des « aménagements » que la lecture du texte permet d'imaginer : Mathurine renommée en Thomasse, disparition de la scène du pauvre, déplacement de la seconde entrée d'Elvire, etc.
Un quatrième Festin de Pierre français
Au mois de novembre 1669, tandis que les Italiens reprennent leur propre Festin de Pierre sur la scène du Palais-Royal[alpha 38] (où ils jouent toujours en alternance avec la Troupe du Roi), les comédiens du Marais créent Le Nouveau Festin de Pierre ou l'Athée foudroyé, quatrième version française de la légende[alpha 39], composée en cinq actes et en vers par Claude La Rose, dit Rosimond, qui, venant de Grenoble, est entré depuis peu dans la troupe. Le texte sera imprimé en avril 1670, avec un avis au lecteur dans lequel Rosimond fait très librement l'éloge de son célèbre confrère :
« Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on t'a présenté ce sujet. Les comédiens italiens l'ont apporté en France, et il a fait tant de bruit chez eux que toutes les troupes en ont voulu régaler le public. Monsieur de Villiers l'a traité pour l'Hôtel de Bourgogne, et Monsieur de Molière l'a fait voir depuis peu avec des beautés toutes particulières. Après une touche si considérable, tu t'étonneras que je me sois exposé à y mettre la main ; mais apprends que je me connais trop pour m'être flatté d'en faire quelque chose d'excellent, et que la troupe dont j'ai l'honneur d'être étant la seule qui ne l'a point représenté à Paris, j'ai cru qu'y joignant ces superbes ornements de théâtre qu'on voit d'ordinaire chez nous, elle pourrait profiter du bonheur qu'un sujet si fameux a toujours eu… »
Les Fragments de Molière, de Champmeslé
Au mois d'août 1676, la Troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne donne, en première partie de l’Œdipe de Pierre Corneille, Les Fragments de Molière, accommodés au théâtre par M. Brécourt[63]. En septembre 1677, le spectacle sera présenté en première partie du Bajazet de Racine devant la cour séjournant au château de Fontainebleau[64], puis la « pièce » sera reprise, le 30 septembre 1681, sur la scène de la toute nouvelle Comédie-Française, où elle sera donnée trente-six fois au cours des vingt années suivantes.
Il s'agit en fait d'un montage-adaptation très libre, en deux actes, fait par le comédien Charles Chevillet, dit Champmeslé, de quelques scènes du Festin de pierre de Molière.
Certains commentateurs ont formulé l'hypothèse que c'est peut-être cette tentative de récupération de la troupe concurrente qui aurait incité les camarades du défunt Molière à passer commande au cadet Corneille d'une versification de la pièce originelle.
La mise en vers expurgée de Thomas Corneille
Au mois de février 1677, quatre ans après la mort de Molière, la troupe de l'hôtel Guénégaud (issue de la fusion de l'ancienne Troupe du Roi et de celle de l'ancien théâtre du Marais) met à l'affiche — sous le nom de Molière — une version du Festin de Pierre mise en vers par Thomas Corneille, lequel collabore depuis plusieurs années avec la nouvelle troupe pour produire des pièces à grand spectacle.
Jean Donneau de Visé rend compte de cette création sur plusieurs pages du numéro de mars de son Nouveau Mercure galant :
« Je ne dois pas oublier de vous dire qu'on a fait revivre une pièce dont vous n'osiez dire il y a cinq ou six ans tout le bien que vous en pensiez, à cause de certaines choses qui blessaient la délicatesse des scrupuleux. Elle en est à présent tout à fait purgée, et au lieu qu'elle était en prose, elle a été mise en vers d'une manière qui a fait dire qu'elle n'a rien perdu des beautés de son original, qui même y en a fait trouver de nouvelles. Vous voyez bien que c'est du Festin de Pierre du fameux Molière dont je vous parle. Il a été extraordinairement suivi pendant les six représentations qui en ont été données. […] Le grand succès de cette pièce est un effet de la prudence de Monsieur Corneille le jeune, qui en a fait les Vers, et qui n'y a mis que des scènes agréables en la place de celles qu'il en a retranchées[alpha 40]. »
Six ans plus tard, publiant sa pièce sous ses seules initiales[alpha 41], Thomas Corneille explique à sa manière ce qui s'est passé, sans préciser qu'Armande Béjart, veuve de Molière, a partagé avec lui les bénéfices de ce travail de réécriture :
« Cette pièce, dont les comédiens donnent tous les ans plusieurs représentations, est la même que feu M. de Molière fit jouer en prose peu de temps avant sa mort. Quelques personnes qui ont tout pouvoir sur moi m'ayant engagé à la mettre en vers, je me réservai la liberté d'adoucir certaines expressions qui avoient blessé les scrupuleux. J'ai suivi la prose assez exactement dans tout le reste, à l'exception des scènes du troisième et du cinquième acte, où j'ai fait parler des femmes. Ce sont scènes ajoutées à cet excellent original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre auteur sous le nom duquel cette comédie est toujours représentée[65] »
Selon Despois, l'expression « Quelques personnes qui ont tout pouvoir sur moi » ne saurait s'appliquer à Armande et laisse entendre que « l'ordre lui était venu de plus haut »[66].
Cette version continuera d'être représentée sous le nom de Molière jusqu'en 1841.
Un cas de conscience
Vers la fin de l'année 1678, deux théologiens de la Sorbonne, Guillaume Fromageau et Adrien Augustin de Bussy de Lamet, sont interrogés sur un intéressant cas de conscience, à savoir si l'on peut « admettre aux sacrements une troupe de comédiens qui représentent et qui sont dans la disposition de représenter à l'avenir la comédie qui a pour titre Le Festin de Pierre, sous prétexte que les princes qui les ont à leurs gages veulent qu'elle soit représentée devant eux ». Ils rendront une réponse très circonstanciée le 18 décembre[67]:
Paris, 1682
La version en prose de Molière est enfin publiée en 1682[alpha 42], dans le tome VII (« Œuvres posthumes ») de l'édition dite définitive des Œuvres de Monsieur de Molière[68]. C'est alors que, pour distinguer le texte originel de celui de Thomas Corneille toujours à l'affiche, on en change le titre, qui devient Dom Juan ou le Festin de Pierre. Indice que ce changement s'est effectué au dernier moment et ne correspondait pas à une volonté de Molière : dans la liste des œuvres contenues dans le volume, la pièce (la troisième après D. Garcie, ou le Prince jaloux et L'Impromptu de Versailles) est intitulée Le D. Juan, ou le Festin de Pierre[69].
Les éditeurs et leurs conseillers (en particulier La Grange) se sont sentis obligés d'amender certains passages du texte considérés comme "délicats" depuis la polémique de 1665 et qui, de fait, correspondent presque tous à ceux que le sieur de Rochemont incriminait dans ses Observations. Mais cela ne paraît pas suffisant pour la censure[alpha 43]. Les exemplaires déjà imprimés sont « cartonnés » (des feuilles sont réimprimées et collées sur les pages d'origine) pour faire disparaitre les passages incriminés. On supprime certains passages de l'acte III (la fin de la scène du pauvre, la discussion sur la religion) et certaines répliques (« Mes gages, mes gages ») qui semblent tourner la religion en dérision. Mais cela ne suffit toujours pas au(x) censeur(s), et, comme les coupes deviennent beaucoup plus importantes (la scène du pauvre s'est vue réduite à deux répliques), il faut à présent réimprimer en totalité plusieurs cahiers avant de les coudre au reste[alpha 44].
C'est cette édition, dans son état le plus censuré, qui sera publiée en France jusqu'au début du XIXe siècle.
Amsterdam, 1683
Au cours de l'année 1683, le libraire amstellodamois Henri Wetstein, successeur de Daniel Elzevier, met en vente, sous le titre Le Festin de Pierre[alpha 46], une « édition nouvelle et toute différente de celle qui a paru jusqu'à présent », précédée d'un avis de l'imprimeur au lecteur :
« De toutes les pièces qui ont été publiées sous le nom de M. Molière, aucune ne lui a été contestée que le Festin de Pierre. Car bien que l'invention en parût assez de sa façon, on la trouva néanmoins si mal exécutée que plutôt que de la lui attribuer, on aima mieux la faire passer pour une méchante copie de quelqu'un qui l'avait vue représenter, et qui, en ajoutant des lambeaux à sa fantaisie à ce qu'il en avait retenu, en avait formé une pièce à sa mode[alpha 47]. Comme on demeurait d'accord que Molière avait fait une pièce de théâtre qui portait ce titre, j'ai fait ce que j'ai pu pour en avoir une bonne copie. Enfin un ami m'a procuré celle que je donne ici, et bien que je n'ose pas assurer positivement qu'elle soit composée par Molière, au moins paraît-elle mieux de sa façon que l'autre que nous avons vu courir sous son nom jusqu'à présent[alpha 48]. J'en laisse le jugement au lecteur, et me contente de lui donner la pièce telle que je l'ai pu avoir. »
Rien, dans cet avis, ne donne à penser que Wetstein disposait déjà de l'impression parisienne de 1682[alpha 49].
Parmi les différences notables entre les deux éditions, il en est une qui concerne une phrase devenue célèbre de Sganarelle dans le portrait qu'il trace de son maître à Gusman : « Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle en dépit que j'en aie », c'est ce que donne la version parisenne, quand celle d'Amsterdam donne : « C'est une terrible chose, il faut que je lui sois fidèle en dépit que j'en aie. » S'agit-il d'une erreur du typographe hollandais, qui n'aurait pas su lire le manuscrit dont il disposait, ou bien du vrai texte de Molière, qui aurait été « enjolivé » par ses camarades éditeurs ? On peut noter que dans sa versification, Thomas Corneille adaptait déjà la première version : « Un grand seigneur méchant est une étrange affaire. » D'autre part, la formule « grand seigneur méchant homme » apparaît comme un oxymore bien venu, puisque par « nature » un grand seigneur est ou se doit d'être un « gentil-homme », contrairement au « bourgeois », qui, à vouloir jouer les gentilshommes, ne saurait que se rendre ridicule.
C'est la version d'Amsterdam que Claude Bourqui et Georges Forestier ont choisi de publier dans leur récente édition des Œuvres complètes de Molière[72], rompant ainsi avec une tradition éditoriale longue de deux siècles.
Une traduction italienne fidèle
C'est elle également que Nicolo Castelli (pseudonyme du moine Biagio Augustelli de Lucques, secrétaire du prince-électeur Frédéric Ier de Brandebourg) choisit d'utiliser pour la traduction italienne qu'il fait paraître à Leipzig en 1697[73]. Traduction d'une fidélité scrupuleuse[alpha 50] : dans la scène du pauvre, en particulier, Castelli s'est attaché à rendre compte de l'étrange formule « Je te le donne pour l'amour de l'humanité », qu'il n'hésite pas à expliciter : « Io te la dono [la doppia] per amor dell’humanita ; per amor dico della miseria, nella quale ti vedo, et non per altro rispetto. » (« Je te le donne pour l'amour de l'humanité, pour l'amour, dis-je, de la misère dans laquelle je te vois, et pour nulle autre considération »).