Elizabeth Barrett Browning
poétesse, essayiste et pamphlétaire britannique / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
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Elizabeth Barrett Browning (EBB), née le à Coxhoe Hall, dans le comté de Durham, et morte le à Florence, est une poétesse, essayiste et pamphlétaire britannique de l'ère victorienne.
Naissance | Coxhoe Hall (d) (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande) ou Durham |
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Décès | |
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Nom de naissance | |
Nationalité | |
Activités | |
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Père | |
Mère |
Mary Graham-Clarke (d) |
Fratrie | |
Conjoint |
Robert Browning (de à ) |
Enfant |
The Battle of Marathon: A Poem (d) |
Ses parents, Edward Moulton-Barrett et Mary Graham-Clarke, ont eu douze enfants, huit garçons et quatre filles, dont l'une décède alors qu'Elizabeth a huit ans. Dès son plus jeune âge, elle commence à écrire. Son intérêt la porte vers les œuvres de l'Antiquité gréco-latine et hébraïque lues dans le texte. Elle cultive aussi les grands classiques anglais, français, allemands et italiens.
Sa vie bascule lorsque, à la fin de son adolescence, elle est frappée par une paralysie sans doute d'origine psychosomatique, aggravée par la perte de sa mère en 1828 et, surtout, par le décès tragique, en 1840, de son frère préféré, Edward. Elle vit alors en recluse dans sa chambre du 50, Wimpole Street à Londres, auprès d'un père à l'affection tyrannique envers ses enfants auxquels il entend imposer le célibat.
Le poète Robert Browning, ébloui par la lecture d'un recueil de ses poèmes, entreprend avec elle une correspondance qui devient vite amoureuse. Au bout de deux ans, le couple se marie clandestinement et s'enfuit en Italie, où il réside jusqu'à la mort d'Elizabeth en 1861.
Elizabeth Barrett Browning est surtout connue pour deux œuvres, Sonnets from the Portuguese (« Sonnets portugais ») dans lequel elle chante son amour naissant, puis triomphant, pour Robert Browning, et Aurora Leigh, long roman en vers où elle aborde des problèmes historiques, sociaux et politiques, mais aussi retrace l'itinéraire personnel, intellectuel et moral d'une artiste revendiquant sa féminité et l'accomplissement de sa vocation.
C'est l'une des figures majeures de la poésie victorienne, une écrivaine à la fois engagée et lyrique, à la culture encyclopédique, qui, comme elle l'écrit dans Aurora Leigh, s'applique à « analyser, confronter et questionner » (« […] analyse, / Confront and question […] »)[1], tout en exprimant les turbulences ou les extases de son cœur.
L'enfance et l'adolescence
Une enfance dorée
Elizabeth Barrett Moulton naît le à Coxhoe Hall, Comté de Durham. Son père, Edward Moulton-Barrett, a fait fortune en Jamaïque avec les plantations de canne à sucre dont il a hérité et, en 1809, il achète le manoir de Hope End, à Ledbury, dans le Herefordshire, entouré d'environ 203 hectares de terres (500 acres), près des Malvern Hills.
Ces collines font partie du paysage culturel d'Elizabeth qui les évoque dans certaines de ses œuvres, en particulier dans ses poèmes dits « campagnards », mentionnés plus bas (voir § 3), et aussi dans Aurora Leigh où l'héroïne est envoyée chez une parente résidant dans cette région. À leur propos, elle écrit : « Elles sont pour moi les collines de mon enfance ; car bien que je fusse née dans le comté de Durham, j'étais un tout petit enfant lorsque je vins dans leur voisinage, et j'y ai vécu jusqu'à la vingtaine passée »[N 1],[2].
Très tôt, elle commence à écrire des poèmes. Le premier semble avoir été composé à l'âge de six ou huit ans. Le manuscrit, qui est déposé à la Berg Collection de la Bibliothèque publique de New York, est daté de 1812, mais le chiffre 2 a été rajouté sur un autre préalablement gratté, si bien que la date indiquée reste sujette à caution. Ses poèmes campagnards, en tous les cas, tels que « The Lost Bower » (« La Charmille perdue »), « Hector in the Garden » (« Hector dans le jardin ») et « The Deserted Garden » (« Le Jardin déserté ») se réfèrent aux forêts et aux jardins de Hope End.
Elizabeth y vit une enfance dorée, cultivant des roses blanches, montant son poney, fréquentant d'autres familles du voisinage. Elle s'intéresse au théâtre et met en scène des pièces avec ses onze frères et sœurs, tous curieux et épris des choses de l'art. C'est elle l'aînée et, en tant que telle, elle a une attitude quasi maternelle envers cette grande fratrie très soudée. Tous les enfants Barrett portent des petits noms : Elizabeth est « Ba » ; son frère Edward est « Bro »[3]. C'est celui qu'elle préfère et c'est à lui qu'elle demandera, plus tard, de l'accompagner à Torquay[4].
Un esprit éveillé
Elizabeth est une enfant à l'esprit curieux et éveillé. Elle lit Shakespeare, l’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Pope, l'histoire de l'Angleterre, de la Grèce et de Rome, le Paradis perdu de Milton, tout cela avant l'âge de dix ans[5]. À douze ans, elle a écrit un poème épique, The Battle of Marathon (« La bataille de Marathon ») en quatre livres de distiques rimés (« rhyming couplets »). Son père le fait publier en 1819 à compte d'auteur lorsqu'elle a quatorze ans et, plus tard, elle commente ce premier ouvrage en ces termes : « « L'Homère de Pope refait, ou plutôt défait » (« Pope's Homer done over again, or rather undone »)[6].
Bien qu'elle profite des leçons du précepteur de son frère, c'est elle qui prend l'initiative de ses lectures. Ainsi, pendant son adolescence, elle étudie dans le texte original la plupart des auteurs grecs et latins, de même que l'Inferno de Dante. Cet appétit intellectuel la pousse aussi à apprendre l'hébreu pour pouvoir lire L'Ancien Testament d'un bout à l'autre. Elle cultive également les écrivains du Siècle des Lumières, Thomas Paine, révolutionnaire et déiste américain, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau[7].
Cet éveil la conduit à se préoccuper de problèmes encore tabous en l'Angleterre victorienne, comme ceux des droits de l'homme et, attitude insolite, de la femme, dont elle s'entretient dans sa correspondance avec Mary Wollstonecraft, premier écrivain résolument féministe du royaume, qui a publié en 1792 Vindication of the Rights of Woman (« Défense des droits de la femme »)[8].
La jeune maturité et la maladie
Vingt ans et le retour aux classiques grecs
Mary Russell Mitford l'a décrite telle qu'elle était dans sa jeunesse : « Une silhouette fine et délicate, avec deux gerbes de bouclettes noires tombant de chaque côté d'un visage particulièrement expressif ; de grands yeux tendres, avec une généreuse frange de cils noirs et un sourire tel un rayon de soleil. » (« A slight, delicate figure, with a shower of dark curls falling on each side of a most expressive face; large, tender eyes, richly fringed by dark eyelashes, and a smile like a sun beam »)[9].
Vers ses vingt ans, Elizabeth Barrett se prend d'amitié pour des voisins, deux érudits spécialistes de grec ancien, Uvedale Price, théoricien de la notion de « pittoresque »[10], qui a passé les quatre-vingts ans et mourra quelques années plus tard, et Hugh Stuart Boyd, lui aussi d'un âge avancé et aveugle[11]. Elle entretient une correspondance suivie avec eux et c'est Boyd qui l'encourage à reprendre ses études de la Grèce antique. Sur ses recommandations, elle se consacre à Homère, Pindare, Aristophane, aux grands tragiques, Eschyle, en particulier, dont elle traduit le Prométhée enchaîné qui sera publié en 1833, toujours par Mr Barrett, et Sophocle. Elle porte également son attention aux auteurs byzantins chrétiens[11].
Au bout de quelques années, elle s'éloigne intellectuellement de son mentor (avec lequel, cependant, elle correspondra jusqu'à sa mort) et poursuit ses travaux selon ses propres goûts littéraires et philosophiques. Sa fascination intellectuelle pour les classiques et la métaphysique trouve son pendant dans une obsession religieuse qu'elle décrit plus tard comme « Non point la profonde conviction d'un Chrétien modéré, mais les visions farouches d'une enthousiaste » (« not the deep persuasion of the mild Christian but the wild visions of an enthusiast »)[12]. Cet « enthousiasme » relève de la foi méthodiste, que partage sa famille et dans laquelle son père joue un rôle éminent au sein d'associations d'études bibliques et d'activités missionnaires.
En 1828, Mrs Barrett meurt soudainement et est enterrée auprès de sa fille Mary, décédée à quatre ans, au cimetière de l'église paroissiale St Mary and All Angels de Ledbury. D'après ce que raconte Hugh Stuart Boyd dans sa correspondance, Elizabeth, alors âgée de vingt-deux ans, est si choquée de ce deuil qu'elle en perd tout « pouvoir de pensée » (the power of thinking)[N 2]. Pourtant, l'influence de Mrs Barrett sur ses enfants n'est pas prépondérante : elle apparaît comme une mère restée dans l'ombre de son mari qui, lui, règne en maître sur la maisonnée[13].
Les affaires de Mr Barrett en déclin
Les émeutes en Jamaïque au début des années 1830 mobilisent l'intelligentsia, en Angleterre et aux États-Unis, contre le système esclavagiste. Des groupes tels que les quakers en Amérique du Nord et la Société pour l'abolition de l'esclavage en Grande-Bretagne jouent un rôle décisif pour sensibiliser l'opinion par le biais de pétitions publiques, de campagnes de boycott et par la diffusion de documents décrivant et parfois illustrant les conditions de vie des esclaves à bord des navires négriers et sur les plantations[14].
La Grande-Bretagne abolit l'esclavage en 1833. Toutefois, si le Slavery Abolition Act marque la fin de la traite négrière, il n'affranchit pas encore les esclaves déjà transportés. Cet affranchissement a été progressif, âprement négocié au parlement britannique et il ne s'applique pas aux possessions autres que les West Indies (« les Caraïbes »), par exemple à l'Inde, Ceylan ou Sainte-Hélène. De plus, différentes étapes ont été établies, selon les particularités des plantations et les contraintes commerciales locales[15]. Enfin, l'Europe continentale est à la traîne, la France ne suivant l'exemple de l'Angleterre qu'en 1848, et les États-Unis sont loin d'être prêts à changer leur système.
Elizabeth Barrett, qui sera une grande admiratrice de Harriet Beecher Stowe (1811-1896), dont Uncle Tom's Cabin (« La case de l'Oncle Tom ») paraîtra en 1852, épouse ce combat avec passion et n'a de cesse de défendre farouchement la cause de l'abolition totale et définitive, ce qui explique qu'en 1849, elle publie encore un poème à ce sujet, The Runaway Slave at Pilgrim's Point (« L'esclave fugitif à la Pointe du Pèlerin »), monologue dramatique d'une esclave violée qui finit par tuer son nouveau-né de couleur blanche.
Quoi qu'il en soit, les troubles dans les plantations et l'abolition font rapidement péricliter les affaires jamaïcaines d'Edward Moulton Barrett, qui se trouve forcé de vendre le manoir de Hope End. La famille change donc de résidence trois fois de 1832 à 1837, sans pour autant, semble-t-il, se voir considérablement appauvrie. C'est à Sidmouth, dans le Devon, où les Barrett ont vécu pendant trois années, qu'Elizabeth a traduit le Prométhée enchaîné d'Eschyle en 1833[16].
L'installation à Londres
En définitive, après avoir déménagé à Londres et séjourné quelque temps à Gloucester Place, Mr Barrett et ses enfants s'installent au 50, Wimpole Street en 1838. Elizabeth publie The Seraphim and Other Poems (« Le séraphin et autres poèmes ») cette même année. Il s'agit du premier recueil à porter son nom, considéré comme la meilleure œuvre de sa jeune maturité[11]. Elle écrit à ce sujet : « À vrai dire, cette tentative est, et sera jugée par autrui comme une épreuve de force plus importante que n'importe laquelle de celle qui l'ont précédées » (My present attempt is actually, and will be considered by others, more a trial of strength than either of my preceding ones)[17]. Deux années plus tard, dans un article consacré aux poétesses contemporaines, The Quarterly Review, critique The Seraphim avec respect, sans pour autant accorder à son auteur un statut supérieur à celui qu'il attribue à Mrs Caroline Sheridan Norton, poétesse et romancière dont le nom a disparu des histoires de la littérature[18].
L'arrivée à Londres marque un tournant dans la vie d'Elizabeth Barrett. Elle continue d'écrire et publier : The Romaunt of Margaret, The Romaunt of the Page, The Poet's Vow (« La romance de Margaret », « La romance du Page », « Le vœu du poète »), etc. Elle correspond avec plusieurs célébrités de son temps, y compris Walter Savage Landor (1777-1864), William Wordsworth (1770-1850), qu'elle rencontre et décrit ainsi : « Wordsworth ne m'a pas du tout déçue, bien que sans doute je n'eusse pas dû le sortir du lot en tant que grand homme » (I was not at all disappointed in Wordsworth, although perhaps I should not have singled him out from the mutitude as a great man)[19], et surtout à sa meilleure amie, l'écrivain Mary Russell Mitford (1787-1855), poétesse, dramaturge, essayiste, romancière, « un tempérament ensoleillé et affectueux » (a sunny affectionate nature)[20].
La maladie d'Elizabeth, puis la mort accidentelle de Bro
Cependant, sa santé s'altère sans qu'on en comprenne la cause. Elle a fait une chute de poney à l'âge de quinze ans et il se peut qu'elle ait à cette occasion subi une légère hémorragie cérébrale[21]. Elle avait auparavant commencé à souffrir de troubles « nerveux » et d'insomnie chronique pour lesquels son médecin, le docteur Coker, lui avait prescrit de l'opium. Une « faiblesse pulmonaire », et même un abcès au poumon ont été également évoqués[22]. Sa vie s'en trouve désormais changée, la maladie ne la quittant plus.
Pour restaurer sa santé et sur l'insistance de son médecin, elle va passer quelques mois à Torquay, sur la côte du Devonshire. Cette station balnéaire bénéficie en effet d'un microclimat et le Devonshire est un comté qu'elle connaît pour avoir habité auparavant le village de Ledbury. Elle insiste pour que son frère préféré, Edward (« Bro »), l'y accompagne. M. Barrett désapprouve ce départ mais ne s'y oppose pas. Elizabeth aime entendre le jeune homme lui raconter ses sorties, lui qui dîne et danse en ville, va nager au large et faire de la voile, alors qu'elle reste figée dans sa faiblesse. Mais ces moments de relatif bonheur prennent fin brutalement le , quand Edward se noie avec deux amis lors d'une sortie en mer. Les corps ne sont retrouvés que trois jours plus tard[23]. Cette tragédie laisse Elizabeth désemparée et malade, au point qu'il lui est désormais impossible d'évoquer l'accident et même de prononcer le nom de son frère[24].
La recluse de Wimpole Street
Elle reste seule à Torquay pendant de longs mois, mais son état de prostration est tel que, rentrée à Londres dans une voiture spécialement conçue pour elle, dans laquelle elle peut s'allonger[25], elle se réfugie dans sa chambre, tapissée de lourdes draperies de damas vert et encore assombrie par l'amas de lierre qui, l'été, envahit la fenêtre demeurant close[26]. Elle ne sort presque jamais et, lorsqu'elle le fait, on la porte et la promène dans une chaise roulante. L'opium qui lui est prescrit ne fait qu'aggraver son état. Rongée par la tristesse et un sentiment de culpabilité qui la poursuivra tout au long de sa vie (c'est elle qui a insisté pour qu'Edward, d'abord réticent, l'accompagne à Torquay), la seule compagnie qu'elle semble apprécier est celle de son cocker doré Flush, offert par Mary Russell-Mitford[26]. Elle refuse toutes visites autres que celles de ses proches et d'une ou deux personnes. Parmi celles-ci, se trouve John Kenyon, riche amateur d'art et épris des lettres, d'un tempérament jovial et chaleureux. C'est un cousin distant et un camarade d'enfance de son père, qui aidera Elizabeth lorsqu'elle fera connaissance avec Robert Browning[27].
M. Barrett est un homme d'autorité qui règne en patriarche sur ses enfants et s'emploie plus particulièrement à protéger sa fille affaiblie. Contrairement à ses sœurs, elle n'est astreinte à aucune tâche domestique et a tout loisir de cultiver son esprit, de correspondre avec les sommités du monde littéraire et de se consacrer à la poésie[28]. L'affection tyrannique de son père est non seulement acceptée par Elizabeth, qui éprouve à son égard un immense respect, mais source de sécurité et même de douceur. Ensemble, ils prient le soir dans la chambre de la malade et il est comme acquis, dès le départ, que la famille ne se séparera jamais, tant la vie loin du père paraît dénuée de sens[27]. Plus tard, Elizabeth, alors mariée et vivant en Italie, écrira à ce sujet : « Aucun de ses enfants ne se mariera jamais sans rupture, ce que nous savons tous, bien que lui probablement ne le sache pas »[29].
La sollicitude qui l'entoure, le dévouement de ses frères et sœurs, la diligence paternelle, toute cette affection la plonge dans un cercle vicieux de mélancolie dans laquelle elle semble se complaire[26]. « Ma famille était si habituée à l'idée de ma vie perpétuelle dans cette chambre, raconte-t-elle dans la même lettre, que, pendant que mon cœur se dévorait lui-même, leur amour pour moi était rasséréné, et, à la fin, le mal devint à peine perceptible. […] Nous nous habituions tous à la pensée du tombeau : et j'étais enterrée. Même ma poésie […] était quelque chose d'extérieur à moi-même […] »[29]. Le même thème est repris dans le troisième des Sonnets portugais, où le « cœur princier » est Robert Browning : « Différents nous sommes, ô cœur princier ! / Différents sont nos usages et nos destins. / […] moi, / Pauvre aède, las, errant, qui chante dans / La nuit […] »[30].
Dans sa lettre du 20 mars 1845 à Robert Browning, cependant, elle semble avoir pris conscience de l'incongruité de son état. Elle écrit : « J'ai vécu seulement intérieurement — ou avec la tristesse, pour toute émotion forte. […] il semblait que je fusse debout au bord du monde, sans perspective […], j'ai commencé à penser avec amertume que j'étais restée aveugle dans le temple […]. J'étais comme un mourant qui n'avait pas lu Shakespeare et il était trop tard […], ne comprenez-vous pas que je suis avec de notables désavantages, que je suis, d'une certaine manière, comme un poète aveugle ? »[31].
Le mariage avec Robert Browning et la fuite en Italie
Robert Browning en admiration
Les poèmes qu'elle publie en 1844 font d'elle l'un des écrivains les plus célèbres du royaume et donnent l'envie à Robert Browning de lui exprimer son admiration. Il est aussi flatté de l'excellent compte rendu qu'Elizabeth, dans Lady Geraldine's Courtship (« La cour faite à Lady Geraldine »), a fait de son recueil « Bells and Pomegranates » (« Grenades et clochettes ») victimes des attaques du monde littéraire. On peut lire aux vers 163-164 : « […] quelque grenade de Browning, offrant en son sein, à qui l'ouvre et la tranche en deux moitiés, des veines riches du sang de l'humanité »[32]. Ainsi, le 10 janvier 1845, il lui envoie une lettre déjà hardie, dans laquelle il écrit : « J'aime (love) vos vers de tout mon cœur, chère Miss Barrett […] dans cet acte de m'adresser à vous, à vous-même, mon sentiment s'élève pleinement. Oui, c'est un fait que j'aime (love) vos vers de tout mon cœur, et aussi que je vous aime (love), vous[N 3]. »[33].
Une correspondance amoureuse
Elizabeth, rendant compte de l'événement à son amie Mrs James Martin, qu'elle a connue à Colwall, s'écrie : « Hier soir, j'ai eu une lettre de Browning, le poète, lettre qui m'a jetée dans des extases, de Browning, l'auteur de Paracelsus et le roi des mystiques »[34].
Alors commence l'une des plus célèbres correspondances amoureuses de l'histoire littéraire.
D'abord, Elizabeth reste prudente, faisant savoir à Browning qu'elle souhaite qu'il oublie qu'elle est une femme (« étant lasse et blasée des vaines galanteries, dont j'avais eu ma part, d'autant plus peut-être à cause de ma situation particulière qui les rendait sans conséquence »)[35]. Puis, malgré ces bonnes intentions affichées, elle se laisse peu à peu aller à la taquinerie, au marivaudage élégant. Du corset strictement littéraire, on passe à l'amitié et après plusieurs mois de tergiversations, John Kenyon obtient de la recluse la permission d'organiser une rencontre[36].
La première visite a lieu en mai 1845 : « Enfin, j'ai dû consentir à le recevoir dans des conditions où je n'avais jamais reçu un étranger. Je ne saurais dire pourquoi, mais, avec lui, je ne pouvais persister dans mon refus. Je le reçus pourtant bien à contre-cœur. Mais il a une façon d'arranger les choses que je n'ai pas, moi, une façon d'écarter les obstacles. Il écrit les lettres les plus charmantes du monde. Enfin, un jour, il est venu. »[37],[38].
Elizabeth, de six ans son aînée et apparemment invalide, peine à croire que cet homme, si vigoureux et si bien introduit dans le monde intellectuel de la capitale anglaise, puisse l'aimer à ce point[39], et ce doute qui la taraude, elle l'exprime dans les premiers d'une série de poèmes écrits au cours des deux années suivant leur rencontre, les Sonnets from the Portuguese (« Sonnets portugais »).
Un mariage clandestin
Edward Moulton-Barrett a une confiance totale en son autorité paternelle, ce qui l'éloigne du soupçon, et ses affaires le retiennent le plus souvent à la City. Browning multiplie les visites. Virginia Woolf, dans Flush, une biographie d'Elizabeth où elle prête sa plume au cocker de la maison, écrit à ce sujet : « […] l'homme sombre dans son fauteuil […] venait encore et encore et encore. Au début, c'était une fois par semaine ; puis ce fut deux fois par semaine. Il venait toujours dans l'après-midi. Et les jours où il ne venait pas, ses lettres arrivaient. Et quand lui-même était parti, ses fleurs étaient là. Et les matins où elle était seule, Miss Barrett lui écrivait. Cet homme sombre, raide, brusque, vigoureux, avec ses cheveux bruns, ses joues rouges et ses gants jaunes était partout »[40].
Au bout de deux années et malgré sa réticence à agir dans le secret, Browning insiste auprès de la recluse pour qu'elle franchisse le pas. L'occasion en est fournie par M. Barrett lui-même lorsque, le , il annonce sa décision d'envoyer toute sa famille à la campagne pendant des travaux de rénovation bientôt prévus. Elizabeth en informe son soupirant dont la réponse, le lendemain, est péremptoire : il faut se marier sans délai (illustration ci-contre). Il est vrai que, galvanisée par son amour, Elizabeth sort de plus en plus et reprend goût à la vie extérieure. Le 12 au matin, elle se lève, puis quitte discrètement sa chambre avec sa nurse Wilson. Elle rejoint Browning et les deux amants se marient en l'église paroissiale de St. Marylebone[41]. La cérémonie a duré une demi-heure, avec la nurse et un ami de Robert comme témoins. Après quoi, par respect des convenances et afin de préparer la fuite, les deux femmes reviennent à la maison pour une semaine[42].
La fuite en Italie
Comme l'un des héros de son enfance, le poète Percy Bysshe Shelley qui a enlevé Mary Wollstonecraft Godwin, ensuite connue sous le nom de Mary Shelley, l'auteur de Frankestein (mais Mary n'avait que seize ans !)[43], Robert Browning s'enfuit huit jours plus tard en Italie avec Elizabeth. L'Italie a été choisie pour plusieurs raisons : le climat, la vie moins chère[44], les arts et la culture. Le 19 septembre, la recluse quitte discrètement le 50 Wimpole Street, toujours accompagnée de la nurse et aussi, cette fois, du cocker doré Flush. Les fuyards doivent passer devant la salle à manger où se trouve M. Barrett et Elizabeth murmure : « Si Flush aboie, nous sommes perdus » (If Flush barks, we're lost).
Flush n'aboie pas ; commence alors pour le couple une errance géographique et intellectuelle, à partir d'un logement provisoire à Florence, puis, dès l'été 1847, de leur base de Casa Guidi, Via Bassio, près du Palais Pitti[11]. Ainsi, les poètes voyagent de ville en ville, Rome, Sienne, Bagni di Lucca, Paris et même Londres, pendant plusieurs années (Voir la section : « Chronologie » et article connexe Robert Browning). M. Barrett a beau menacer de tuer le chien, qui est déjà loin, puis de déshériter sa fille, comme il le fait de chacun de ses enfants qui transgresse son opposition au mariage[27], la rente personnelle d'Elizabeth, héritage d'un oncle décédé en 1837[32], permet au couple de connaître une petite aisance, d'autant que les Browning ne courtisent pas les richesses et aiment à vivre frugalement[45].
Jamais Elizabeth ne retournera dans la maison familiale et jamais son père ne lui pardonnera sa « trahison ». Ses lettres lui sont renvoyées sans avoir été ouvertes. Les sœurs Barrett approuvent la transgression d'Elizabeth, mais ses frères sont beaucoup plus réticents[46],[47]. Elle ne reverra donc pas son père, qui meurt en 1857 sans qu'elle puisse assister à ses derniers instants ni à ses obsèques[48].
La santé reconquise mais fragile
La libération de sa prison de Wimpole Street, la beauté des paysages italiens, l'amour de son mari métamorphosent Elizabeth qui, en quelques mois, est, au moins temporairement, sevrée de l'opium. Elle retrouve sa mobilité et, en grande partie, son dynamisme (Voir la section : « Chronologie »), ce qui semble confirmer que, si son organisme reste fragile, portant les séquelles d'un épisode sans doute prétuberculeux vécu pendant l'adolescence, sa paralysie a été d'origine psychosomatique, diagnostic ultérieurement confirmé par la science médicale[49],[50].
Le couple Browning, mais Elizabeth encore plus que son mari, est respecté et admiré en Italie où on l'aborde souvent pour lui parler ou demander des autographes[51]. En 1849 à Florence, après plusieurs fausses couches[52], Elizabeth, alors âgée de quarante-trois ans, donne naissance à un fils, Robert Wiedemann Barrett Browning, connu sous le petit nom de « Penini », du mot italien pinini (« petit chéri »), comme l'appelle sa mère, et des premières syllabes qu'il ait prononcées[53], raccourcies en « Pen ».
Ce dernier se mariera mais n'aura pas d'enfants : ainsi, les célèbres poètes sont restés sans descendance directe, et la Casa Guidi est aujourd'hui propriété d'Eton College[54].
Les dernières années et la mort
Browning insiste pour que la seconde édition des Poems d'Elizabeth comprenne les Sonnets from the Portuguese. Cette publication porte la réputation de la poétesse à son zénith dans l'Angleterre victorienne, tant et si bien qu'en 1850, à la mort de Wordsworth, elle n'est devancée que de justesse par Tennyson pour le titre de Poète Lauréat[42].
Cependant, sa santé s'altère, sans doute en raison de problèmes pulmonaires, peut-être tuberculeux, qu'à nouveau on traite avec des opiacés. De plus en plus faible, elle meurt dans les bras de son mari, seul avec elle en cette nuit du . Dans une lettre à Mrs Blagden, Robert Browning raconte les derniers instants de sa femme : « Puis vint ce que mon cœur gardera jusqu'à ce que je la revoie et au-delà - la plus parfaite expression de son amour pour moi […]. Toujours souriante, heureuse, le visage tel celui d'une jeune fille, en quelques minutes, elle était morte, la tête contre ma joue… Sans attente, sans conscience d'une séparation, Dieu la reprit auprès de lui comme on soulève un enfant endormi dans ses bras jusqu'à la lumière. Dieu merci. »[N 4]. Ses derniers mots ont été pour lui : « C'est beau » (It's beautiful) »[55]. Elle est inhumée au Cimitero degli Inglesi, également connu sous le nom de « Cimetière protestant » de Florence[56].
Le , jour de ses obsèques, les boutiques de la rue où se trouve la Casa Guidi ferment leurs volets en hommage à la poétesse et la ville fait plus tard apposer une plaque commémorative, composée par Niccolò Tommaseo, au-dessus de l’entrée principale, sur laquelle on peut lire que « sa poésie avait créé un anneau d’or entre l’Italie et l’Angleterre »[57],[58]. Son tombeau de marbre blanc a été conçu, en accord avec Robert Browning, par un ami de la famille, Frederic, Lord Leighton, qui y a représenté des allégories et des symboles figurant la vie, les combats et les œuvres d'Elizabeth[59].
Browning rentre alors en Angleterre avec son fils Pen qui, plus tard, retournera en Italie et y fera une carrière de sculpteur et de peintre[60].
Le titre
Il y a plusieurs raisons à ce titre, Sonnets from the Portuguese, dont on ne sait, a priori, si Portuguese concerne la langue ou une personne prétendument de nationalité portugaise. La seule certitude est que from exprime la provenance.
On le traduit généralement par « la Portugaise », parce qu'on en connaît le contexte, mais il est presque certain que le titre initialement voulu a été « Sonnets à partir du portugais » ou « traduits du portugais », souvent raccourci en français avec « Sonnets portugais ». En effet, Elizabeth Barrett les écrit pendant sa correspondance amoureuse avec Robert Browning, et ce dernier, qui les a connus sur le tard, trois ans après le mariage, insiste pour qu'elle les publie, lui remontrant qu'aucun ensemble de sonnets n'a existé d'aussi remarquable depuis Shakespeare.
Browning a expliqué les réticences de son épouse : (« […] tout ce retard, parce qu'il s'était trouvé que, quelque temps auparavant, j'avais dit ne pas être favorable à ce qu'on mît son amour en vers, puis encore quelque chose qui allait en sens contraire […], et le lendemain matin, elle dit sur un ton hésitant « Est-ce que tu sais que j'ai écrit des poèmes sur toi ? », puis « Les voici, s'il t'intéresse d'y jeter un coup d'œil ». […] Je revois bien le geste, j'entends les inflexions de la voix […] Après quoi, je m'occupai de la publication […] On a fait une tentative de camouflage en laissant de côté un sonnet se référant clairement à une publication antérieure, mais après, on l'a remis quand les gens ont décidé d'enlever le masque autrefois de rigueur […]. Mais moi, je ne m'en suis jamais soucié. »[N 5],[61],[62]. De toute façon, Elizabeth persiste à préserver son intimité et songe à un déguisement littéraire. Sa première idée est un camouflage particulièrement exotique pour l'époque, Sonnets from the Bosnian (« Sonnets bosniens »), mais Browning l'incite à changer le nom de la nationalité[61].
Le mot « Portuguese » (« portugais ») est retenu à un double titre, personnel et littéraire : en privé, Elizabeth porte le petit nom de « Portuguese » en raison de son teint très mat (elle est d'ascendance anglo-jamaïcaine créole)[63] et des tenues noires d'apparence gothique ; de plus, ces amants cultivés connaissent et admirent les Lettres portugaises de Claude Barbin, publiées à Paris en 1669[64]. Il s'agit d'un roman épistolaire enflammé écrit par Gabriel-Joseph de la Vergne, comte de Guilleragues (1628-1685), pair de France, diplomate, secrétaire du Prince de Conti et ami des sommités littéraires du XVIIe siècle, en particulier Madame de Sévigné, Boileau et Racine. Enfin, Elizabeth a écrit un poème intitulé Catarina to Camoens[N 6], chantant un amour désespéré avec des rimes suivant un schéma traditionnel de la versification portugaise, que Robert Browning admire beaucoup[61].
Le chant d'amour
« De l'âme de cette petite chose à demi paralysée, l'amour de Browning, si fort et si confiant en la vie, produit comme par enchantement la plus belle œuvre poétique jamais écrite par une femme depuis Sappho — les Sonnets from the Portuguese »[65].
De fait, les 44 sonnets composant ce recueil sont tous des poèmes très personnels publiés en 1850, et non prétendument en 1847 à Reading, comme a pu le laisser accroire la Reading Version, éditée par Thomas James Wise (1859-1937), collectionneur réputé mais qu'un pamphlet démasque pour s'être fait une spécialité des faux littéraires. Ils décrivent la naissance, puis le développement du sentiment éprouvé par Elizabeth pour son correspondant si célèbre, si sobrement passionné et toujours si respectueux. Dans une lettre à Mrs Martin, elle fait un éloge vibrant de la force d'âme, du courage, de l'intégrité de Robert Browning[66].
Dans sa lettre du déjà citée, elle écrit à Browning qu'elle se voit comme un « a blind poet » (« un poète aveugle ») n'ayant vécu qu'intérieurement mais qui, malgré les manques qu'a entraînés sa claustration, a réalisé de grandes découvertes sur la nature humaine par la pratique de la conscience de soi et de l'introspection[67]. Cependant, ajoute-t-elle, « Ô combien, en tant que poète, voudrais-je échanger quelque chose de cet incapable savoir, pesant et encombrant, contre une expérience de la vie et de l'homme » ([…] How willingly I would as a poet exchange some of this lumbering, ponderous, helpless knowledge of books, for some experience of life & man…) [67].
Peu à peu, elle laisse paraître sa lente mais constante avancée vers la certitude que l'amour ainsi offert est sincère et profond, et tout cela culmine en une explosion de bonheur d'autant plus jubilatoire qu'il est tardif (Elizabeth Barrett, qui n'est pas encore Browning, a 40 ans et est l'aînée de Browning de six ans)[68]. Tel est, en particulier, le cas dans l'avant-dernier sonnet, le XLIIIe, le plus célèbre et le plus souvent cité.
Cette série progresse donc de sonnet en sonnet, depuis la méfiance (après tout, Elizabeth reçoit de nombreuses lettres d'admirateurs et elle connaît « la vanité et l'inconstante des hommes »[69]), puis la reconnaissance d'une sincérité troublante et jamais démentie, les tentations de rejeter cet aimé pour se sentir indigne de lui, l'acceptation de sa passion sans espoir de réciprocité, l'impuissance à puiser son inspiration poétique ailleurs que dans cet amour enfin accepté, et, au bout du compte, l'audace suprême qui la jette hors d'elle-même, hors de son refuge, de sa famille, de sa jeunesse finissante pour lui en conférer une nouvelle, quasi triomphante. Dans le sonnet XLII, elle s'exclame : « […] "Mon futur ne sera pas la copie au propre de mon passé" / Mon ange gardien a justifié / Ce mot par son ardent regard dirigé / Vers le blanc trône de Dieu, je me suis tourné enfin, / Et là, à sa place, je t'ai vu, toi, l'allié des anges en ton âme ! » ("My future will not copy fair my past […] / My ministering life-angel justified / The word by his appealing look upcast / To the white throne of God, I turned at last, / And there, instead, saw thee, not unallied / To angels in thy soul! […]), et elle ajoute dans sa lettre à Robert du 29 mars 1845 : « Dieu vous bénisse, et justifie ce qui a été par ce qui sera […] et me laisse libre de ne gâcher jamais aucun de vos soleils ! »[70].
Comme l'écrit Lauraine Jungelson, « Les Sonnets traduits du portugais sont légitimement considérés comme la plus belle œuvre d'Elizabeth Browning, peut-être parce que la poétesse, habituellement critiquée pour l'absence de clarté de ses métaphores, a su discipliner son talent dans la stricte forme du sonnet qui a l'avantage d'imposer l'utilisation d'une seule image, et de favoriser l'expression cohérente de sentiments intimes. […] leur beauté et leur intérêt sont constitués par le récit dramatique de l'évolution amoureuse d'une femme »[71],[72].
Un sonnet, n° XLIII
How do I love thee? Let me count the ways |
Comment t'aimé-je ? Laisse-moi t'en compter les façons. |
Un roman en vers avec un message
Dédicace
Le roman est dédié à John Kenyon, Esq. le , en ces termes : « […] ce pauvre signe d'estime, de gratitude et d'affection » de / Votre à jamais, E. B. B. » ([…] this poor sign of esteem, gratitude, and affection from / Your unforgetting E.B.B.)
Le titre
Harriett Hosmer, amie du couple Browning, raconte comment ce titre a été choisi. Un jour, à table, Elizabeth se demande quel serait le meilleur nom pour son héroïne, « Laura Leigh » ou « Aurora Leigh » ? Browning opte aussitôt pour « Aurora ». Harriett, elle, ignorant même de quoi il est question, déclare qu'elle trouve « Laura Leigh » insipide et « invertébré (invertebrate) ». Lorsque l'ouvrage est publié, Elizabeth, se souvenant de cette anecdote, envoie à Harriett Hosmer un exemplaire avec pour dédicace « Dans l'espoir qu'il a des vertèbres » (In the hope that it has vertebrae)[75].
Une intrigue semi-autobiographique
En effet, Aurora Leigh, la narratrice s'exprimant à la première personne, raconte son développement personnel et littéraire de sa naissance à sa trentième année. Elle perd sa mère de nationalité italienne à quatre ans, son père à treize, et on l'envoie en Angleterre dans la campagne du sud-ouest (West Country), auprès d'une tante aux goûts et principes de vie très traditionnels.
Alors qu'elle a vingt ans, son cousin Romney Leigh, héritier des biens de la famille, lui propose le mariage et aussi d'abandonner la poésie pour se consacrer avec lui à lutter contre les maux de son temps. Elle refuse, arguant du fait qu'en tant que femme, elle a droit, comme lui, à accomplir une vocation et proclamant que le travail du poète est tout aussi important pour la société que celui d'un réformateur politique et social. À la mort de sa tante, Aurora part pour Londres où elle se fait un nom dans le monde littéraire.
Quelques années plus tard, elle reçoit la visite de Lady Waldemar, venue demander son aide pour empêcher Romney, qu'elle convoite pour elle-même, d'épouser une jeune couturière, Marian Earle, qu'il n'aime pas vraiment mais qui lui servirait à attirer l'attention sur l'abîme séparant le monde des riches de celui des pauvres. Aurora se rend chez Marian qui vit dans un taudis et elle écoute avec émotion l'histoire de cette existence malheureuse. Le jour du mariage, Marian abandonne Romney seul devant l'autel et disparaît.
Deux ans après, Aurora, devenue poétesse à succès, décide de retourner en Italie. Au passage, elle s'attarde à Paris où, par hasard, elle rencontre Marian et son bébé, et apprend les dernières vicissitudes de leur vie. Elle recueille la mère et l'enfant, les emmène en Italie et s'installe avec eux à la lisière de Florence. Les mois s'écoulent paisiblement jusqu'à l'apparition de Romney qui, transformé par l'échec de ses ambitions socialistes, précipite la résolution de l'intrigue[76].
Un poème d'initiation et de mœurs
Elizabeth Barrett Browning travaille à Aurora Leigh de l'hiver 1853 à l'été 1856 et le termine dans ce qu'elle appelle « une peste d'activité » (a plague of industry), un état de « furia » où elle a mis « tout d'elle, de son âme, de ses pensées, de ses émotions, de ses opinions »[77].
À considérer les circonstances de sa vie, on peut s'étonner qu'Elizabeth Barrett Browning, longtemps recluse et renfermée, soit la première personne à offrir la plus complète représentation poétique des débuts de l'ère victorienne. Ses œuvres précédentes ont surtout été inspirées par ses lectures ou ses méditations, et ses sentiments personnels. Pourtant, avant même qu'elle ne rencontre son futur mari, elle a conçu le projet d'un long poème « embrassant les mœurs de la vie moderne, sans concession pour les conventions »[25]. Dès le départ, elle ne veut que « quelques personnages, une histoire simple et beaucoup de place pour la passion et la pensée, […] un poème relevant du genre autobiographique, écrit en vers blancs (blank verse), avec une héroïne artiste, mais non peintre […]. »[78].
De nombreux ingrédients sont rassemblés dans cette somme qui mélange les genres, l'autobiographie, le roman, la satire sociale, le pamphlet d'actualité, le traité poétique, la théodicée. Des taudis de Londres à la campagna italienne, plaine située dans la région romaine, et jusqu'à la Nouvelle Jérusalem[79], les lieux, réels ou mythiques, changent et les thèmes abordés se succèdent, ceux de la vocation, de la sexualité, de l'esthétique, de la politique, de la condition sociale, de la religion, le tout lié et inspiré par cette furia qu'évoque l'auteur et aussi ce que Virginia Woolf appelle « son ardeur et son abondance, sa brillante puissance descriptive, son humour caustique et rusé » (her ardour and abundance, her brilliant descriptive powers, her shrewd and caustic humour)[80].
S'y mêlent des aspects don juanesques et des préceptes restrictifs, des ragots de paroisse et des commérages de salon huppé, des portraits de la haute société contrastés, par exemple le catholique militant Sir Blaise Delorme, « trente-cinq ans et médiéval », le radical Lord Howe accommodant son socialisme aux « traditions de sa caste ». L'une des figures les plus réussies est sûrement Lady Waldemar, largement inspirée par Elizabeth elle-même, intelligente, sarcastique, au parler scintillant et imagé, qui n'est pas sans rappeler Lady Glencora, l'une des héroïnes d'Anthony Trollope[81].
La remise en ordre des valeurs
Chaque fois qu'on l'attaque parce qu'elle a choisi un sujet prétendument choquant, elle répond avec véhémence. Par exemple, lorsque Aurora Leigh est jugé immoral pour avoir évoqué les franges de la prostitution et gardé une pureté innocente à Marian Earle, victime de la drogue, du viol, mais mère exemplaire envers son fils illégitime, elle replace les choses dans l'ordre de la morale et non celui des apparences. Ainsi, elle écrit : « Je n'aime pas les sujets grossiers, ni le traitement grossier de quelque sujet que ce soit. Mais je suis profondément convaincue que la corruption de notre société n'a nul besoin de portes et de fenêtres closes, mais d'air et de lumière ; et que c'est précisément parce que les femmes qui sont pures et prospères ferment délibérément les yeux en face du vice que les pauvres en sont partout les victimes » (I don't like coarse subjects, or the coarse treatment of any subject. But I am deeply convinced that the corruption of our society requires not shut doors and windows, but light and air; and that it is exactly because pure and prosperous women choose to ignore vice, that miserable women suffer wrong by it everywhere)[82].
L'interprétation
Interprétation féministe
Déjà, en 1857, la presse critique reconnaît en Elizabeth Barrett Browning le poème d'une femme qui s'affirme en tant que telle. Ainsi, The North American Review insiste sur cette caractéristique, même s'il rappelle que ses talents sont ceux qu'on trouve généralement associés aux hommes : « Les poèmes de Mme Browning émanent en tous points d'une expression de femme […] qui unit à sa nature féminine la force qu'on pense souvent être la marque de l'homme » (Mrs Browwning's poems are, in all respects, the utterance of a woman, […] uniting to her woman's nature the strength which is sometimes thought peculiar to a man.)[83]).
A fortiori, le vingtième siècle finissant, par exemple Dorothy Mermin[84], Cora Kaplan[85], Barbara Charlesworth Gelpi[86], ou encore Sandra M. Gilbert[87], voit surtout dans Aurora Leigh le premier véritable Künstlerroman, c'est-à-dire un roman consacré à la vie intérieure d'une femme artiste, avec ses « vastes saisons du cœur » (heart's large seasons) qui « espère / Et craint, se réjouit et aime »), et ressent « toute cette tension / De passion sexuelle » (all that strain / Of sexual passion)[88]. Il n'est donc pas étonnant[89], que la critique féministe s'empare de cette œuvre, y décelant une mise en question majeure des attitudes patriarcales de l'époque victorienne, un éclatement des tabous concernant la féminité.
Mise en perspective
Depuis le début des années 1990, la critique s'applique à replacer Aurora Leigh dans le contexte qui est le sien. Pas plus que George Eliot, Elizabeth Barrett Browning ne revendique une quelconque appartenance à une idéologie féministe[90]. Vers la fin du poème, Aurora se décrit comme « Une femme telle que Dieu a fait les femmes / Pour sauver les hommes par l'amour » ([…] a woman, such / As God made women, to save men by love)[91].
Pour Elizabeth Barrett Browning, en effet, l'amour unissant deux cœurs ou deux âmes dans le mariage représente la partie visible de l'amour invisible de Dieu, le patriarche transcendant dont dépend l'amour des hommes[92]. L'échec d'Aurora et de Romney a longtemps été de ne pas se placer entre les mains de Dieu. « Il est certain que nous n'avons pas assez fait de place à Dieu » (We surely made too small a part for God), s'écrie Aurora[93], et Romney oublie ses ambitions socialistes pour « renvoyer le remède à Dieu » (throw the remedy back on God)[94]. Ainsi, Dieu, l'amour, le mariage, le devoir, l'art, la Nouvelle Jérusalem sont tous célébrés en chœur dans le final en une sorte de rapsodie poétique.
La fluidité du discours poétique
Hippolyte Taine a d'emblée admiré le poème, soulignant, en particulier, la fluidité du discours, réussie, écrit-il, « […] grâce à un système de notations […] créé à tout instant, à partir de tout et de n'importe quoi »[95]. Selon Kerry McSweeney, cette analyse rend bien compte du tempo échevelé de la narration, de ses modulations de dialogue à description ou portrait, de ce qu'Elizabeth Barrett Browning elle-même appelle « […] une séquence chromatique de belle pensée » conduisant à « une surprise d'harmonie »[96].
Le poème protéiforme selon Virginia Woolf
Virginia Woolf, qui ne partage pas la vision spirituelle d'Elizabeth Barrett Browning[97], résume le plaisir que procure la lecture d'Aurora Leigh. Dans l'un de ses essais, elle écrit que « ce long poème contrasté » est « […] stimulant et ennuyeux, gauche et éloquent, monstrueux et exquis, tout à tour, cela vous comble et vous éberlue, mais, cela commande le respect et suscite l'intérêt […] On rit, on proteste, on se plaint – c'est absurde, c'est impossible, on n'en peut plus de cette exagération – mais on est captivé et on le lit jusqu'au bout » ([…] stimulating and boring, ungainly and eloquent, monstrous and exquisite, all by turns, it overwhelms and bewilders; but, nevertheless it still commands our inerest and inspires our respect […] We laugh, we protest, we complain — it is absurd, it is impossible, we cannot tolerate this exaggeration a moment longer — but, nevertheless, we read to the end enthralled)[98].
Extrait d'Aurora Leigh
Situation
Cet extrait a été choisi parce qu'il sert d'introduction au roman en vers.
Chant I, vers 1 à 28.
Le récit commence par une courte profession de foi, présentée dans une strophe de huit vers, des décasyllabes sans rimes sur un rythme iambique [u —] (syllabe non accentuée, syllabe accentuée), donc des pentamètres dits blank verse (vers blancs).
Puis, Elizabeth Barrett Browning donne à entendre une voix, censément celle de sa narratrice, mais qui résume, en les télescopant et avec des écarts chronologiques (mort de la mère), les sensations et impressions des premières années de sa propre vie : innocence retrouvée du nourrisson, écho de l'infini divin (voir référence à Wordsworth au vers 13), présence légère et fraîche de la mère, sa disparition, présence appuyée, comme lourde, du père, devenu indispensable par défaut.
Texte et traduction
Of writing many books there is no end;[99] |
Écrire de nombreux livres est sans fin ; |