Invasions barbares
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L’expression « invasions barbares » est une spécificité française héritée du XIXe et du début du XXe siècle pour désigner la période commençant par l’arrivée des Huns en Europe centrale et orientale aux environs de 375, et finissant par celles des Lombards en Italie en 568 et des Slaves dans l’Empire romain d’Orient en 577. Ce découpage historique est une conception de l’esprit, reposant sur des conventions, avec plus ou moins de connotations idéologiques dont le conservatisme linguistique (principe de la « moindre surprise » pour désigner les déplacements des populations germaniques, hunniques et autres), en référence au barbaricum, mot par lequel les auteurs romains désignaient ce qui était hors de leur imperium (empire)[1]. Dans la recherche historique moderne, les différentes langues européennes ont renoncé au substantif « invasions » et à l’adjectif « barbares », préférant des syntagmes moins péjoratifs comme « migration des peuples » ou « période des migrations » (Völkerwanderung en allemand, Migration Period en anglais)[2].
Ces mouvements migratoires ont eu lieu au cours de l’Antiquité tardive, et dans certains cas (par exemple l'invasion mongole de l'Europe) se sont reproduits au Moyen Âge. Ils ont pu entraîner le départ des populations romanisées, leur assimilation ou leur assujettissement, mais inversement ces populations ont aussi pu romaniser et christianiser les royaumes dits « barbares » (comme dans les cas des Wisigoths, des Francs, des Lombards)[3].
Selon les approches transdisciplinaires reliant l’histoire et l’étude des paléoenvironnements, une des causes de ces mouvements pourrait être la série de dégradations climatiques commençant au IVe siècle de notre ère et s’achevant au Xe siècle avec l’« embellie de l’an mil »[4]. Loin de se réduire à un événement unique et continu, il s’agit plutôt d’un processus au cours duquel différentes populations, qui se forment et se modifient sous l’emprise de multiples facteurs, déferlent en vagues successives sur l’Empire romain, moins affecté au niveau du climat et de la productivité agricole.
Après la mort de l’empereur Théodose Ier en 395, l’Empire romain est de facto séparé en deux parties, chacune d’elles régie par un co-empereur, dont les édits sont encore censés s’appliquer dans les deux parties de l’empire (voir Droit au haut Moyen Âge). En 382 et en 418, des accords sont conclus entre les autorités de l’empire et les Wisigoths permettant pour la première fois aux Goths de s’établir sur le territoire romain. Les Francs se voient octroyer également cette autorisation et reçoivent alors, à titre de fœderati, la mission de protéger la frontière nord-est des Gaules. Avec le passage du Rhin en 406, et l’irruption des Vandales et des Suèves dans l’empire, l’administration impériale s'écroule, lentement mais inexorablement, dans la partie occidentale de l'empire, ce qui conduira à la déposition du dernier empereur occidental, alors qu’à l’Est les structures de l’empire résistent, bien qu’affaiblies par les guerres menées contre d’autres envahisseurs, et peuvent être réformées par des empereurs énergiques, permettant leur survie. En Occident, les Ve et VIe siècles voient la création et la croissance de royaumes germaniques (regna), qui marquent de leur empreinte la culture de l’Europe, pour tout le cours du Moyen Âge[5].
Terminologie
Les travaux menés depuis la Seconde Guerre mondiale ont conduit à remettre en question aussi bien le concept d’« invasions barbares » utilisé dans plusieurs langues romanes, que celui de Völkerwanderung (migration des peuples) utilisé dans les langues germaniques[6]. Les historiens allemands et germanophones préfèrent le terme, moins péjoratif, de « migration des peuples », tandis que la plupart des historiens anglo-saxons parlent aujourd'hui de « Migration Period » pour évoquer cette période de l'histoire.
Les mots « invasions » et « barbares » sont discutés. Une « invasion » n’est pas systématiquement violente et encore moins « massive » même s’il peut arriver qu’un peuple entier se déplace[7] et qu’il mène des campagnes de pillage ou des guerres[8],[9],[10]. Elle n’est pas non plus systématiquement homogène car beaucoup de dénominations de peuples en migration désignent des confédérations de groupes d’origines diverses ayant en commun de se déplacer ensemble sous la conduite d’un chef commun (dont le nom s’est généralement conservé[11]) en tant, par exemple, que peuple cavalier avançant le long d’un milieu naturel donné comme la steppe eurasienne[12]. Elle peut même n’être qu’un « transfert des élites » où de petits groupes conquièrent un territoire déjà peuplé dont ils remplacent l’élite dominante tout en laissant en place les structures sociales et économiques traditionnelles : en tel cas, l’élite peut soit adopter la langue des populations soumises (cas des Francs ou des Proto-Bulgares) soit imposer progressivement la sienne (cas des Celtes ou des Magyars)[13],[14],[15].
Un « barbare », pour les Grecs et les Romains antiques, est toute personne qui ne parle pas leur langue et ne partage pas leur modèle de civilisation basé sur la cité et l’écriture. Avec l’extension du christianisme apparaît un deuxième clivage, cette fois entre chrétiens et païens, le terme « barbare » étant alors utilisé pour décrire des populations non ou faiblement christianisées, d’où le sens péjoratif de « non-civilisé » : « Des nations innombrables et féroces se sont rendues maîtresses de la Gaule. Tout le territoire compris entre les Alpes et les Pyrénées, l’Océan et le Rhin a été dévasté par les Quades, les Vandales, les Sarmates, les Alains, les Gépides, les Hérules, les Saxons, les Burgondes, les Alamans, les Pannoniens… Mayence a été prise et détruite, et des milliers d’hommes égorgés dans l’église. Worms est tombé après un long siège. Reims…, Arras…, Tournai, Spire, Strasbourg, ont été transférées en Germanie ; Aquitaine, Novempopulanie, Lyonnaise, Narbonnaise ont été dévastées »[16]
Le terme de « migration » fait référence à un processus que l’on ne conçoit pas de nos jours de la même manière que dans le passé. Le rapport que Jordanès fait de la migration des Goths vers la mer Noire a longtemps servi de modèle au concept traditionnel : « Lorsque son peuple se fut beaucoup augmenté en nombre, le roi Filimer, fils de Gadaric […] prit la décision que l’armée des Goths et leurs familles devraient quitter cette région (près de la Baltique). Dans leur recherche de lieux habitables et plaisants, ils arrivèrent en Scythie, que l’on appelait Oium dans la langue locale. Ils furent enchantés de la richesse du pays et on dit que lorsque la moitié de l’armée eut traversé la rivière, le pont s’écroula de telle sorte que personne ne pouvait plus passer d’une rive à l’autre. […] Cette partie de l’armée qui avait traversé la rivière et qui était entrée avec Filimer dans le pays de Oium prit possession de cette terre convoitée. Elle fit bientôt face à des gens de la race de Spali ; il y eut combat et l’armée de Filimer fut victorieuse. De là, les vainqueurs se hâtèrent vers les confins du pays scythe qui est près de la mer Noire »[17]. L’impression que l’on retire de cette description est celle d’un roi unique qui conduit un peuple unifié vers de nouvelles terres, et fonde un nouveau royaume après avoir vaincu (et probablement chassé) les populations autochtones. Ce modèle inspiré de l'Ancien Testament, et étendu à l’ensemble des migrations, ne rend pas compte de la réalité des faits, ni des différences existant entre les invasions des IIe / IIIe siècles et celles des IVe / Ve siècles.
Dans le cas précis que décrit Jordanès, il est avéré que non seulement les Goths, mais toute une série de peuplades germaniques prirent part à cette migration. Par ailleurs, celles-ci n’agirent pas comme un groupe unifié : aucune autre source que Jordanès ne fait référence à un Filimer qui aurait été l’unique chef des Goths ; elles mentionnent au contraire divers chefs comme Cniva, Argaith, Guntheric, Respa, Veduc, Thuruar et Cannabaudes. D’autres sources montrent que divers groupes opérèrent de façon différente, les uns par terre, s’alliant parfois à des tribus différentes, les autres par mer, sur un vaste territoire s’étendant de l’embouchure du Danube jusqu’à la Crimée distante de plus de mille kilomètres. Enfin, le résultat de cette migration fut, non pas la création d’un seul royaume comme le sous-entend Jordanès, mais de plusieurs. Selon Heather, Jordanès a simplement plaqué la réalité goth du VIe siècle où il a vécu sur le IVe siècle[18].
La notion allemande de Völkerwanderung ou « déplacement des peuples » ne se réfère ni à des « invasions », ni à des « barbares », car les historiens allemands ont commencé leurs recherches par les peuples germaniques antiques tels les Ostrogoths quittant la Pannonie pour les Balkans en 473, groupe qui a progressivement grossi de participants de diverses origines jusqu’à atteindre cent mille personnes lorsqu’il quitta les Balkans pour l’Italie, en 488[19]. Mais des scissions peuvent aussi se produire, par exemple chez les Hérules, se séparant pour aller soit en Scandinavie, soit, en alliance avec les Gépides vers l’empire d’Orient[20]. Dans cette optique, la notion de « peuple » héritée de l’ère des nationalismes représentant des groupes sociaux homogènes fermés aux étrangers, ne peut s’appliquer aux premiers siècles de notre ère. Les termes latins de gentes ou de nationes, décrit ce que les ethnologues nomment « tribu », soit de petites communautés, quelques clans, qui peuvent s’intégrer à des collectivités plus importantes. Ainsi, on pouvait trouver des Ruges ou des Hérules associés à des communautés de Goths. Dans ces cas, on doit plutôt parler d’alliances que de peuples et l’identité ainsi engendrée serait de nature opportuniste plutôt que culturelle[21]. La recherche contemporaine a ainsi démontré que des similitudes de langues, de vêtements ou même d’armes ne suffisaient pas à confirmer l’appartenance à une seule et même communauté ethnique[22]. Ceci implique que divers groupes pouvaient fusionner tout en restant loyaux à leur communauté[23]. Les études sur l’« ethnogenèse » ont montré la complexité de ces processus et ne prennent plus à la lettre les « mythes fondateurs » et l’« histoire légendaire » ultérieurement forgés afin de souder tel ou tel groupe. Face à ces recherches les défenseurs de l’« histoire légendaire » ont cherché une cohésion génétique aux peuples, tentant, par exemple, de démontrer la « pureté génétique » et la « filiation directe » des nations actuelles à partir des peuples antiques ou médiévaux ayant vécu dans le même périmètre[24]. Ce type de scénario est critiquable car il y a peu de traits culturels archaïques attribuables à une origine lointaine qui se décèlent chez les peuples dits « barbares », qui sont souvent romanisés voire christianisés dès leur émergence, sans que cela ne soit une entrave à la constitution de leur identité[25]. L'archéologie n'apporte pas de réponse évidente sur leurs origines, la correspondance entre une culture matérielle (objets, pratiques funéraires) et une identité génétique ou ethnique étant loin d'être systématique[26].
Déclin de l’Empire romain d’Occident
Définir le rôle précis que les grandes migrations ont joué dans l’effondrement de l’empire romain d'Occident constitue un exercice difficile. Il est certain que Rome à la fin du IVe siècle et au début du Ve siècle ne dispose plus des capacités d’empêcher l’arrivée de nouveaux arrivants et encore moins de les intégrer dans l’empire, comme elle l’avait fait dans le passé. L’établissement de « royaumes » (regna) germaniques aux Ve et VIe siècles dans l’Ouest de l’empire demeure donc un processus complexe et malaisé à cerner, contrairement à ce que l’on a longtemps pensé en décrivant les choses de façon assez simpliste[27].
Ainsi, dans son livre L’Empire chrétien publié en 1947, l'historien André Piganiol défend la thèse de la destruction de la civilisation romaine par les Germains. Une thèse aussi simple ne peut plus être soutenue de nos jours, les Francs sont considérés par saint Remi comme les gardiens du pays et les garants du droit (romain)[28]. De la même façon, en particulier au cours de la première moitié du XXe siècle, de nombreux historiens aussi bien dans le monde roman qu’anglo-saxon ont avancé des théories qui reflétaient davantage les démêlés de leurs gouvernements avec l’État allemand d’alors que la réalité historique. En retour, de nombreux historiens nationalistes allemands, principalement au temps du nazisme, ont tenté de prouver le prétendu « héritage allemand » de l’époque des grandes migrations[29]. Les recherches faites depuis les années 1970 ont mis l’accent sur le fait que l’Antiquité tardive (et dès lors l’ère des grandes migrations) fut une période de transformation culturelle au cours de laquelle les peuples migrateurs ont joué un rôle vital. Elles reconnaissent en même temps que ce fut une période de grande violence et de déclin économique considérable[30].
La plupart des historiens s’accordent toutefois pour voir dans l’arrivée des Huns l’une des causes premières du déclin de l’Empire romain d’Occident[31]. Au contraire, l’Empire romain d'Orient, initialement leur premier objectif, résiste à leurs assauts principalement parce que ces peuplades ne peuvent passer d’Europe vers les riches provinces d’Asie mineure, les murailles de Constantinople se révélant toujours un obstacle infranchissable. Lui-même aux prises avec ces envahisseurs, l’empire d’Orient ne peut pas mobiliser des ressources afin d'appuyer efficacement la résistance de l’empire d’Occident. Sur le plan culturel, la culture classique de l’Antiquité n'aurait, suivant une hypothèse traditionnelle, plus possédé la vitalité nécessaire pour survivre sur la partie du continent européen où progressivement, après l’installation de ces peuples, s’effectue une fusion des cultures germanique et romaine[32] ; cette idée d'un déclin culturel est cependant généralement rejetée par les historiens actuels. Tout au long du Ve siècle, la politique romaine consiste la plupart du temps à dresser les diverses tribus barbares les unes contre d’autres ; ainsi, elle oppose les Wisigoths d’Espagne aux Vandales et, plus tard, les Ostrogoths d’Italie contre Odoacre. Dans le cadre de cette politique, les victoires romaines apparaissent le plus souvent partielles, peu solides et porteuses des germes d'un affaiblissement ultérieur ; en effet, sortis militairement vaincus par Rome, les rois barbares négocient leur soumission contre de nouveaux avantages, les renforçant face à une autorité centrale de plus en plus affaiblie.
Traditionnellement l’on considère la « barbarisation » progressive de l’armée romaine comme l’une des causes de la « décadence » de l’empire, alors que les historiens modernes considèrent qu’il s’agit plutôt d’une évolution qui, au travers des « barbares » intégrés dans l’armée régulière romaine et ainsi romanisés mais surtout à travers les foederati germaniques, mènera au remplacement par étapes de l’Empire romain d’Occident par des royaumes germaniques, dont il reste néanmoins le modèle. Sur le plan économique, le passage aux mains des peuples germaniques des provinces les plus riches, en particulier de celles d’Afrique du Nord, transfère progressivement les ressources financières de l’Empire vers ses foederati, enrôlés en nombre toujours plus considérable dans les rangs d’une armée de moins en moins « romaine de souche » (si tant est que ce syntagme ait un sens, étant donné que Rome intègre ainsi des peuples tout au long de son histoire). La nouveauté, c’est que les troupes des foederati germaniques échappent progressivement au contrôle de l’empereur en remplaçant progressivement les troupes régulières, établissant de facto des royaumes sinon indépendants, du moins autonomes. Échappant peu à peu à l’autorité de l’empereur d’Occident, elles continuent à accepter, du moins théoriquement jusqu’au VIe siècle, le pouvoir nominal de l’empereur romain d’Orient dont elles renforcent la légitimité.
Les guerres de l’empereur Justinien pour restaurer l’Empire en Occident (Italie, Dalmatie, sud-est de l'Hispanie, îles de la Méditerranée occidentale, Afrique du Nord) montrent à la fois qu’en 550 une intervention impériale y demeure possible, mais que ses ressources militaires ne sont pas suffisantes pour récupérer aussi la Gaule franque et la totalité de l’Hispanie wisigothique. La complexité et la progressivité des changements ne permettent pas aux contemporains de percevoir une quelconque « chute de l’Empire romain » qui aurait, du jour au lendemain, été remplacé par le « règne des Barbares » : cette vision réductrice a été forgée ultérieurement, après que de nombreux souverains succédant aux royaumes germaniques, de Charlemagne à Napoléon en passant par les « Empereurs des Romains », ont eu comme horizon politique, durant plus de mille ans, la reconstitution de l’Empire à leur profit[33],[34].
Royaumes romains-germaniques
L’administration romaine, par son efficacité, joue un rôle essentiel dans la création des royaumes (regna) germaniques sur le territoire de l’empire : royaume goth en Italie (occupé, plus tard, par les Lombards) et en Espagne, royaume vandale en Afrique du Nord, Francs et Burgondes en Gaule ; les petits royaumes anglo-saxons de Bretagne jouent à cet égard un rôle particulier en étant plus autonomes vis-à-vis des anciennes institutions romaines.
Inversement, l'ensemble de ces regna exerce une influence considérable sur l’évolution de l’Europe au Moyen Âge. N’eût été le modèle emprunté à l’Empire romain de l’Antiquité tardive, ces petits royaumes, qui continuent à maintenir de nombreux liens avec l’empire, n'eussent pu exister. C’est grâce à ce modèle par exemple que Wisigoths d’Espagne et Ostrogoths d’Italie peuvent assimiler la culture romaine et éventuellement se servir d’elle à leur propre fin sans la détruire. Comme l’a écrit le médiéviste Patrick J. Geary :
- « Le monde germanique fut peut-être la plus brillante et la plus durable création du génie politique et militaire de Rome[35]. »
Cette intégration des peuples germaniques reste cependant plus difficile du fait des oppositions doctrinales qui divisent le monde chrétien. En s’établissant sur le territoire de l’empire, les nouveaux arrivants, jusqu’alors païens, adoptent assez rapidement la foi chrétienne, mais souvent selon la confession arienne, se trouvant ainsi en conflit avec les autorités impériales de mouvance catholique.
Numériquement, les nouveaux arrivants germains constituent des groupes aux effectifs nettement inférieurs à ceux des Romains. Bien que seules des estimations soient possibles, il est certain que les auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge ont une nette propension à l’exagération. De 20 000 à 30 000 soldats (auxquels il faut ajouter les femmes, les enfants, les vieillards) constituent alors probablement la limite absolue de ces groupes migrants qui en comptent souvent beaucoup moins lorsqu’il s’agit de groupes d’aventuriers conduits par des « seigneurs de la guerre »[36]. Les Germains ne constituent dès lors dans tous les cas qu’une minorité peu importante au sein des populations romaines dans les provinces où ils s’installent, ce qui les incite souvent à adopter une politique de coopération avec les autochtones, de sorte que l’on peut effectivement parler de « royaumes romano-germaniques »[37]. De ces divers royaumes, seuls ceux des Francs, des Lombards, des Anglo-saxons et des Wisigoths connaissent une existence durable.
Les grands mouvements migratoires des populations germaniques commencent bien avant leur arrivée dans l’empire. En effet, dans la deuxième moitié du IIe siècle, les Quades, Marcomans, Lombards et Sarmates apparaissent sur le Danube et envahissent les provinces de Rhétie, Norique, Pannonie et Mésie.
Au début du IIIe siècle les Alamans apparaissent dans les sources latines, constituant une menace pour le « limes de Germanie » à la charnière entre le Rhin et le Danube. En 233, la recrudescence des menaces sur le Danube oblige l’empereur Sévère Alexandre à ramener les Illyriens d’Orient. L’année suivante, les Alamans envahissent le secteur rhétique du « limes » et multiplient les incursions en direction des champs Décumates[38]. Une décennie plus tard, franchissant le « limes », les Alamans parviennent à leur tour en Rhétie. Au début de la deuxième moitié du IIIe siècle, avec les Francs, ils envahissent la Gaule. Repoussés outre-Rhin par l’empereur Gallien, les Francs reviennent en Gaule dans les années 260 alors que les Alamans font de même à partir de la Rhétie. Des groupes se rejoignent alors, et s'aventurent dans le centre et le sud-est de la Gaule. Certains parviennent même en Espagne et en Maurétanie ; d’autres pénètrent en Italie, mais sont battus par Gallien à Milan. En Grèce, Athènes est prise en 267-268 par les Hérules qui détruisent une grande partie de la ville et notamment le forum. Après le bref règne de l’empereur Claude, l’empereur Aurélien doit se battre en Pannonie contre les Vandales et les Sarmates, pendant que les Juthunges envahissent l’Italie ; ils sont arrêtés à Fano et Pavie. En 275 les Francs mènent des raids en Gaule en suivant le cours du Rhin et celui de la Meuse, pendant que les Alamans progressent en suivant les vallées de la Saône et du Rhône. Deux années plus tard, Probus met un terme à leur invasion en Gaule et, en 278-279, délivre la Rhétie des Burgondes et des Vandales[39].
Les nombreux mouvements migratoires qui ont lieu au-delà de l’horizon romain ne sont connus que par des récits émanant de traditions orales et mis par écrit alors qu’ils prennent une dimension mythique. L’une des plus connues de ces traditions séculaires est la soi-disant De origine actibusque Getarum, ou Histoire des Goths (aussi connue sous le nom de Getica) de Jordanès, qui date du VIe siècle. On sait maintenant que les Goths sont partis de la région de la Vistule au IIe siècle et se sont dirigés vers la mer Noire, chassant d’abord les Daces de leur territoire, et les forçant à se réfugier en Transylvanie[40]. Les Goths occasionnent ainsi le premier grand mouvement migratoire, en refoulant les Vandales et les Marcomans vers le sud et les Burgondes vers l’ouest. Ce déplacement de peuples est l’une des causes des guerres avec les Marcomans à l'issue desquelles les Romains ne purent venir à bout des Germains qu’avec difficulté[41]. Au cours des années cinquante et soixante du IIIe siècle, profitant de la crise du IIIe siècle, des bandes de Goths s’avancent toujours plus avant sur le territoire de l’empire[42]. En 252-253, ils ravagent les côtes de l’Asie mineure, ainsi que la rive droite du Rhin, avant d’envahir les Balkans et la Grèce par terre et par mer, en 267. Ils sont écrasés par Claude à Naïssus en 269. En 275, les Goths, alliés aux Alains pour cette nouvelle incursion, envahissent à nouveau l’Asie Mineure, jusqu’en Cilicie. Trois ans plus tard, Probus lance une campagne contre eux et parvint à nettoyer la région du Danube[39].
Au cours des années 290, les Goths se divisent entre Thervingues/Wisigoths et Greuthungues/Ostrogoths. Les Greuthungues ou « Goths de l’Est » s’établissent près de la mer Noire, là où se trouve aujourd’hui l’Ukraine. Les Thervingues ou « Goths de l’Ouest » se dirigent d’abord vers la péninsule des Balkans, pour s'établir en Transylvanie. Les Thervingues parviennent ainsi au contact direct des Romains, cause de nombreux affrontements indécis. En 332, les Goths vivant près du Danube obtiennent le statut de foederati, les astreignant par traité à apporter une assistance militaire aux Romains. La migration des Goths revêt une importance particulière en raison des événements qu'elle précède : l’invasion des Huns en 375 les chasse de leur nouveau territoire, les poussant à se déplacer dans l'Empire romain, menacé par ces migrations.
À peu près à la même période, les Lombards quittent la région située entre la mer du Nord et Hambourg sur l’Elbe pour se diriger vers la Moravie et la Pannonie. De petites incursions dans les territoires contrôlés par Rome sont repoussées, ou se traduisent par des rectifications mineures de la frontière. Plus à l’ouest, la confédération des Alamans oblige Rome à abandonner le « limes germano-rhétique » ; les Alamans exercent alors leur pression de Mayence à Ratisbonne, soit à la fois sur le Palatinat, l’Alsace, la Suisse et la Cisalpine[43]. Plusieurs tribus sont établies le long de la frontière de l’empire, en tant qu'alliées de l'empire ; Elles servent de tampons contre d'autres tribus, plus hostiles.
Rome tire les leçons des invasions du IIIe siècle et, dès le début du IVe siècle, ses dirigeants prennent les mesures appropriées. Partout, les villes construisent des enceintes fortifiées, qui sont souvent en retrait par rapport à l'extension qu'avaient les cités au siècle précédent. Depuis la fondation de l’empire perse des Sassanides, Rome doit se battre sur plusieurs frontières à la fois. Les combats violents avec les armées perses monopolisent les forces romaines, ce qui permet les succès des invasions germaniques du IIIe siècle. Face à cette situation, rendre l’armée romaine plus efficace et plus mobile devient une priorité. Les empereurs Dioclétien et Constantin Ier, après avoir réparti l’armée entre comitatenses (armée de campagne ou d’accompagnement de l'empereur) et limitanei ou armée de protection des frontières, mènent leurs troupes à la reconquête des territoires sur le Rhin et le Danube au nord, y établissent des fortifications et renforcent les frontières du Nord et de l’Est. La bataille de Strasbourg, disputée en 357 entre l'armée romaine du César Julien et la confédération tribale alamane conduite par le roi Chnodomar, marque le point culminant de la campagne pour empêcher les incursions barbares en Gaule et rétablir une ligne défensive forte le long du Rhin, ligne gravement endommagée pendant la guerre civile de 350-353 entre l'usurpateur Magnence et l'empereur Constance II. En dépit des difficultés qu’occasionne le regroupement au cours du IIIe siècle de diverses tribus en confédérations (Alamans et Francs) ainsi que la guerre qu’elle doit simultanément conduire contre les Perses, Rome réussit à repousser militairement toutes ces attaques[44] et à reprendre en 378 l’initiative des campagnes.
Toutefois, l’invasion brutale des Huns change radicalement le cours des événements. L’armée romaine a alors atteint la limite de son efficacité et ne peut faire montre de plus de flexibilité. Cet état de choses ainsi que les augmentations en taille et en force des tribus migrantes sont les deux principales caractéristiques qui marquent les mouvements migratoires ultérieurs, et les distinguent de ceux des siècles précédents[45].