Histoire de l'anarchisme
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En 1840, dans l'histoire de l'anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon est le premier théoricien qui revendique explicitement la qualité d' « anarchiste ». En 1841, parait en France, le premier journal communiste libertaire, L'Humanitaire[1]. En 1850, Anselme Bellegarrigue publie L'Anarchie, journal de l'ordre. En 1857, Joseph Déjacque crée le néologisme libertaire pour affirmer le caractère égalitaire et social de l'anarchisme naissant[2].
Mouvement international, l'anarchisme est pendant la première moitié du XXe siècle dans certains pays, un mouvement social de masse au travers de l'anarcho-syndicalisme et du socialisme libertaire.
L'anarchisme est souvent défini comme une philosophie politique opposée à l'organisation de la société sous la forme d'un État, considéré comme une institution inutile ou nuisible[3].
L'anarchisme s'oppose radicalement à toute forme d'autorité ou de hiérarchie dans l'ensemble des organisations sociales. Les anarchistes, préconisent une société sans État basée sur l'association libre des individus et leur coopération volontaire grâce à l'autogestion fédérative.
L'anarchisme moderne est issu de la pensée laïque ou religieuse des Lumières. C'est un mouvement pluriel qui embrasse l'ensemble des secteurs de la société. L’anarchisme est un concept philosophique, mais c’est également « une idée pratique et matérielle, un mode d’être de la vie et des relations entre les êtres qui naît tout autant de la pratique que de la philosophie ; ou pour être plus précis qui naît toujours de la pratique, la philosophie n’étant elle-même qu’une pratique, importante mais parmi d’autres »[4].
En 1928, Sébastien Faure, dans La synthèse anarchiste définit quatre grands courants qui cohabitent tout au long de l'histoire du mouvement : l'individualisme libertaire qui insiste sur l'autonomie individuelle contre toute autorité ; le socialisme libertaire qui propose une gestion collective égalitariste de la société ; le communisme libertaire, qui de l'aphorisme « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » créé par Louis Blanc, veut économiquement partir du besoin des individus, pour ensuite produire le nécessaire pour y répondre ; et l'anarcho-syndicalisme, qui propose une méthode, le syndicalisme, comme moyen de lutte et d'organisation de la société[5]. Depuis de nouvelles sensibilités se sont affirmées, tels l'anarcha-féminisme ou l'écologie sociale.
Pour Vivien Garcia dans L'anarchisme aujourd'hui (2007), l'anarchisme « ne peut être conçu comme un monument théorique achevé. La réflexion anarchiste n'a rien du système. […] L'anarchisme se constitue comme une nébuleuse de pensées qui peuvent se renvoyer de façon contingente les unes aux autres plutôt que comme une doctrine close »[6]
Pour de nombreux théoriciens de l'anarchisme, l'esprit libertaire remonte aux origines de l'humanité[7]. À l'image des Inuits, des Pygmées, des Guaranis[8], des Santals, des Tivs, des Piaroas ou des Mérinas, de nombreuses sociétés fonctionnent, parfois depuis des millénaires, sans autorité politique (État ou police)[9] ou suivant des pratiques revendiquées par l'anarchisme comme l'autonomie, l'association volontaire, l'auto-organisation, l'aide mutuelle ou la démocratie directe[10].
Les premières expressions d'une philosophie libertaire peuvent être trouvées dans le taoïsme et le bouddhisme[11]. Au taoïsme, l'anarchisme emprunte le principe de non-interférence avec les flux des choses et de la nature, un idéal collectiviste et une critique de l'État ; au bouddhisme, l'individualisme libertaire, la recherche de l'accomplissement personnel et le rejet de la propriété privée[12].
Une forme d’individualisme libertaire est aussi identifiable dans certains courants philosophiques de la Grèce antique, en particulier dans les écrits épicuriens, cyniques et stoïciens[13].
Certains éléments libertaires du christianisme ont influencé le développement de l'anarchisme[14]. À partir du Moyen Âge, certaines hérésies et révoltes paysannes attendent l'avènement sur terre d'un nouvel âge de liberté[12]. Des mouvements religieux, à l'exemple des hussites ou des anabaptistes s'inspirèrent souvent de principes libertaires[15].
En 1534, dans Gargantua[16], François Rabelais décrit l'Abbaye de Thélème, une utopie imaginaire dont la devise est « Fais ce que voudras » et où les moines sont libérés de l'obéissance à une discipline et à une hiérarchie : « Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et toute leur règle tenait en cette clause : Fais ce que voudras »[17].
Quelques années plus tard, dans les années 1550, l'étudiant en droit, Étienne de La Boétie écrit son Discours de la servitude volontaire, dans lequel il affirme que la tyrannie résulte de la soumission volontaire et où il pose la question de la légitimité de toute autorité : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres »[18].
Remonter si loin dans l'histoire n'est pas sans risque d'anachronisme ou d'idéologie[19]. C'est donner une définition extrêmement vague de l'anarchisme sans tenir compte des conditions historiques et sociales de l'époque des faits[19]. Il faudra attendre la Révolution française pour découvrir des aspirations ouvertement libertaires chez des auteurs comme Jean-François Varlet, Jacques Roux, Sylvain Maréchal ou William Godwin[19].
Plusieurs idées et tendances libertaires émergent dans les utopies françaises et anglaises de la Renaissance et du siècle des Lumières[20]. En France, en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis, les idées anarchistes se diffusent par la défense de la liberté individuelle, les attaques contre l'État et la religion, les critiques du libéralisme et du socialisme[12]. Certains penseurs libertaires américains comme Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson et Walt Whitman, préfigurent l’anarchisme contemporain de la contre-culture, de l'écologie, ou de la désobéissance civile[21].
Pendant la Révolution française, le mouvement des Enragés s'oppose au principe jacobin du pouvoir de l'État et propose une forme de communisme[22]. L'un de ses porte-paroles, Jacques Roux, surnommé « le curé rouge », critique la notion de propriété, multiplie les attaques contre les riches, justifie les pillages de boutiques, les qualifiant de restitutions[23].
En 1793, il écrit dans son Adresse à la Convention nationale, également connue sous le nom de Manifeste des Enragés : « La liberté n'est qu'un vain fantôme, quand une classe d'hommes peut affamer l'autre impunément. L'égalité n'est qu'un fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort de son semblable. La république n'est qu'un vain fantôme, quand la contre-révolution s'opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes »[24] et il poursuit : « Le despotisme qui se propage sous le gouvernement de plusieurs, le despotisme sénatorial est aussi terrible que le sceptre des rois, puisqu'il tend à enchaîner le peuple, sans qu'il s'en doute, puisqu'il se trouve avili et subjugué par les lois qu'il est censé dicter lui-même »[25].
En 1794, Jean-François Varlet, théoricien du mandat impératif, écrit dans la brochure L'explosion : « […] périsse le gouvernement révolutionnaire plutôt qu’un principe ! Et j’avance ferme, frappant à bras raccourci sur les dominateurs. Quelle monstruosité sociale, quel chef-d’œuvre de machiavélisme, que ce gouvernement révolutionnaire ! Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles, à moins que le peuple ne veuille constituer ses fondés de pouvoirs en permanence d’insurrection contre lui-même, ce qu’il est absurde de croire »[26],[27].
Une pensée reprise, en 1885, par Kropotkine dans Paroles d'un révolté, le gouvernement et la révolution sont incompatibles, le premier étant synonyme d'oppression et la seconde consistant à supprimer l'État, par conséquent, « un gouvernement ne peut pas être révolutionnaire »[28]. Et reprise en écho, en 1951, par Albert Camus dans L'Homme révolté : « Les anarchistes, Varlet en tête, ont bien vu que gouvernement et révolution sont incompatibles au sens direct. Il implique contradiction, dit Proudhon, que le gouvernement puisse être jamais révolutionnaire et cela par la raison toute simple qu’il est gouvernement »[29].
Pour Henri Arvon et Jean Maitron, la première réaction « anti-étatiste » est sans doute la « Conjuration des Égaux », en 1796, animée par Gracchus Babeuf et Sylvain Maréchal[30], et visant à substituer à l'égalité politique, une véritable égalité réelle. « Disparaissez, lit-on dans son Manifeste, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernement et de gouvernés »[31].
Au cours de l'été 1841 parait L'Humanitaire, journal communiste et matérialiste qui se réclame de Sylvain Maréchal. Il est, selon Max Nettlau, « le premier organe communiste libertaire et l'unique en France pour quarante ans »[32],[33].
En 1793, William Godwin publie Enquiry concerning Political Justice, and its Influence on General Virtue and Happiness (Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général). Il écrit : « Tout gouvernement, même le meilleur, est un mal […] Il n'est que l'abdication de notre propre jugement et de notre conscience »[34]. Pour lui, la propriété contrarie le libre développement des individus, elle doit donc être remplacée par une distribution équitable des biens. Le droit doit être fondé sur « le règne absolu de la Raison »[3].
Bien que n'utilisant pas le terme, William Godwin est un gradualiste plutôt qu'un révolutionnaire. Non-violent, traumatisé par les excès de la Terreur durant la Révolution française à laquelle il adhère, il pense que chaque individu moral est partie prenante de l'élaboration du bonheur collectif. La réalisation de son idéal de justice universelle est un processus progressif conjuguant à la fois des réformes sociales et le perfectionnement personnel de chacun[35].
Pour Pierre Kropotkine dans La Science Moderne et l'Anarchie, William Godwin est « le premier théoricien du socialisme sans gouvernement, c'est-à-dire de l'anarchie »[36],[37].
Max Stirner et l'individualisme
En 1845, Max Stirner publie L'Unique et sa propriété (Der Einzige und sein Eigentum) qui devient la référence théorique fondatrice de l'anarchisme individualiste[38],[39].
Apologie du moi individuel comme valeur suprême, il pourfend tout ce qui peut aliéner sa soif de liberté et d'absolu : État, religion, parti et même révolution : « L'État n'a toujours qu'un but : borner, lier, subordonner l'individu, l'assujettir à la chose générale; il ne dure qu'autant que l'individu n'a pas sa plénitude et n'est que l'expression bornée de mon moi, ma limitation, mon esclavage »[40]. Pour Stirner, l'homme est unique, c'est-à-dire rebelle à toute intégration politique et sociale[41].
Stirner veut rendre à l'homme sa liberté et restaurer la souveraineté et l'autonomie de l'Unique. Il prône l'égoïsme total, en faisant de tout sa propriété, en se plaçant au-dessus de tout : « Pour Moi, il n'y a rien au-dessus de Moi ». Pour lui, l'« Homme » est une généralité abstraite qui n'épuise pas l'individualité de chacun, car chacun est unique, et par là, il est « plus qu'homme ». Stirner affirme, « Je suis unique et indicible » : l'Unique est pour chacun, lui-même, en tant que l'individu vivant et unique qu'il est.
L'Unique est souverain, il ne s'aliène à aucune personne, ni à aucune idée, et considère l'ensemble du monde comme sa propriété dans le sens où il s'approprie tout ce que son pouvoir lui permet de s'approprier. À la différence des rapports d'autorité de la société, rapports forcés et placés sous le signe de la soumission à la loi, à l'État, Stirner envisage pour refonder la vie sociale, un associationnisme libre et volontaire[42], auquel nul n'est tenu, une association d'égoïstes[43] où la cause n'est pas l'association mais celui qui en fait partie. Cette association n'est pas, pour l'Unique, une soumission, mais une multiplication de sa puissance.
On peut lire dans l'Encyclopédie anarchiste (1925-1934) : « L’individualisme est […] un système basé sur l’individu, qui a l’individu pour fin et l’individu pour agent. Mettez cette phrase au pluriel et raisonnons. Nous voulons le bonheur de l’humanité. Mais l’humanité n’est pas une entité réelle ; seuls, les individus qui la composent sont des entités réelles. Donc, quand je dis : je veux le bonheur de l’humanité, je dis implicitement : je veux le bonheur des individus »[44],[45]. Tout au long de son histoire, le mouvement libertaire est jalonné par des individualistes, notamment en France à la Belle Époque[42]. On peut citer : Han Ryner, Anselme Bellegarrigue, Émile Armand[46].
Pierre-Joseph Proudhon et le mutuellisme
Pierre-Joseph Proudhon est le premier qui se qualifie explicitement d'« anarchiste »[47],[48] : « La liberté est anarchie, parce qu'elle n'admet pas le gouvernement de la volonté, mais seulement l'autorité de la loi, c'est-à-dire de la nécessité »[49].
En 1840, il publie Qu'est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement où il défend l'idée que « La propriété, c’est le vol »[49],[47]. Pour Proudhon, il ne peut y avoir de propriété sans un système étatique perfectionné. Ainsi, loin d'être une évidence naturelle de l'individu, la propriété est une relation sociale qui ne peut être justifiée dans son principe ou son origine. Il n'y a alors pas de différence de nature entre la contrainte exercée par un « propriétaire » ou un employeur et celle exercée par un « voleur », seulement une différence de forme. Pour lui, c'est l'usage d'un bien qui crée le droit de possession et non sa propriété. D'autant que les différences sociales s'amplifient naturellement au fil des générations, notamment par le processus de l'héritage.
En 1866, dans Théorie de la propriété, il affirme que « la propriété, c'est la liberté », précisant que quand il écrit « la propriété, c'est le vol », il est compris à contre-sens : il désigne en fait ceux qui tirent un revenu du travail des autres, sans travailler eux-mêmes. Pour lui, la « propriété est la seule force qui puisse servir de contre-poids à l'État ». Ainsi, « Proudhon pouvait maintenir l’idée de propriété comme vol et en même temps en offrir une nouvelle définition comme liberté. Il y a possibilité perpétuelle d’abus, d’exploitation qui produit le vol. Mais simultanément la propriété est une création spontanée de la société et une défense contre le pouvoir insatiable de l’État »[50].
Pour Proudhon, la seule source légitime de la propriété est le travail. Ce que chacun produit est sa propriété et celle de nul autre. Considéré comme un socialiste libertaire[51], Proudhon refuse la possession capitaliste des moyens de production. De même, il rejette la possession des produits du travail par la société, estimant que « la propriété du produit, quand même elle serait accordée, n'emporte pas la propriété de l'instrument […]. Le droit au produit est exclusif, jus in re ; le droit à l'instrument est commun, jus ad rem »[52].
Pour Proudhon, seule la propriété coopérative, gérée en autogestion par les producteurs librement associés, permet le développement des individualités[53]. Il adopte le mot mutuellisme pour décrire sa vision d'une économie composée d'individus et de syndicats démocratiques qui échangent leurs produits sous la contrainte de l'égalité.
Proudhon conçoit la société nouvelle comme un ensemble d'associations fédératives de groupements libres : « L'atelier remplacera le gouvernement ». Il veut « fondre, immerger et faire disparaître le système politique ou gouvernemental dans le système économique, en réduisant, simplifiant, décentralisant, supprimant l'un après l'autre tous les rouages de cette grande machine qui a nom le gouvernement » (la Voix du peuple, )[49].
Bakounine et le collectivisme
Mikhaïl Bakounine pose les bases du socialisme libertaire en prônant la collectivisation des moyens de production gérés par des sociétés ouvrières, un salaire en fonction du travail réalisé par chacun, l'hostilité à la religion, le remplacement de l'État et du gouvernement par l'autogestion et le fédéralisme[3].
En 1873, dans Étatisme et anarchie, il résume sa position : « Je déteste le communisme, parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d'humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société dans l'État, parce qu'il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l'État, tandis que moi je veux l'abolition de l'État… Je veux l'organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut par la voie de la libre association, et non de haut en bas, par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste »[54].
Une liberté partagée
L'idée centrale chez Bakounine est la liberté, le bien suprême que le révolutionnaire doit rechercher à tout prix. Pour lui, à la différence des penseurs des Lumières et de la Révolution française, la liberté n'est pas une affaire individuelle mais une question sociale. Ainsi, dans Dieu et l'État en 1882, il réfute Jean-Jacques Rousseau : le bon sauvage, qui aliène sa liberté à partir du moment où il vit en société, n'a jamais existé. Au contraire, c'est le fait social qui crée la liberté : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d'autrui, loin d'être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d'autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. »[55] La véritable liberté n'est pas possible sans l'égalité de fait (économique, politique et sociale). La liberté et l'égalité ne peuvent se trouver qu'en dehors de l'existence d'un Dieu extérieur au monde ou d'un État extérieur au peuple. L'État, le Capital et Dieu sont les obstacles à abattre.
Opposition à l'État
L'hostilité de Bakounine (et bien sûr de l'ensemble des anarchistes) envers l'État est définitive. Il ne croit pas qu'il soit possible de se servir de l'État pour mener à bien la révolution et abolir les classes sociales. L'État, y compris s'il s'agit d'un État ouvrier, y compris s'il s'agit du gouvernement des savants ou des « hommes de génie couronnés de vertu », comme il l'écrit au cours de sa polémique contre Mazzini, est un système de domination qui crée en permanence ses élites et ses privilèges. Le pouvoir étatique est forcément utilisé contre le prolétariat dans la mesure où celui-ci ne peut pas administrer tout entière l'infrastructure étatique et doit déléguer cette gestion à une bureaucratie. La formation d'une « bureaucratie rouge » lui semble donc inévitable.
Athéisme radical
L'athéisme de Bakounine trouve lui aussi sa base dans la recherche de la liberté pour l'humanité : « Dieu est, donc l'homme est esclave. L'homme est libre, donc il n'y a point de Dieu. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant, choisissons »[56]. Elle repose sur une conception matérialiste du monde. Selon lui, l'Homme fait partie d'un univers gouverné par des lois naturelles. Les sociétés et les idées humaines - dont l'idée de dieu - dépendent donc des conditions matérielles d'existence de l'Homme. Selon Bakounine, il ne peut donc exister un monde métaphysique séparé du monde matériel : la religion, sa morale, son paradis et son Dieu « l'être universel, éternel, immuable, créé par la double action de l'imagination religieuse et de la faculté abstractive de l'homme »[57] sont de pures spéculations dont l'origine se trouve dans la dépendance et la peur de phénomènes naturels inexpliqués. L'idée de dieu est une manifestation des capacités d'abstraction de l'Homme, mais elle n'en demeure pas moins une abdication de la raison et un moyen utilisé par les dominants pour exploiter les dominés.
La Première Internationale
Première véritable forme d'organisation de l'internationalisme ouvrier, l'Association internationale des travailleurs est fondée en 1864 à Londres. La Première Internationale réunit les Trades Union Congress britanniques, des mutuellistes proudhoniens français, des militants ouvriers comme Eugène Varlin, des petits partis socialistes et des exilés, comme Karl Marx, qui rédige l'Adresse inaugurale[58] et des statuts provisoires[59], enfin un mouvement de protestation internationale d'inspiration républicaine contre la répression russe en Pologne[60].
Son objectif principal est l'émancipation du prolétariat, c'est-à-dire sa disparition (dans le cadre d'une société sans classes) : « l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes […] la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l'établissement de droits et de devoirs égaux, et pour l'abolition de toute domination de classe »[61].
En , le premier congrès de l'AIT est organisé à Genève. Soixante délégués représentent 25 sections et 11 sociétés adhérentes provenant de France, de Suisse, d'Allemagne et d'Angleterre[58]. Dominé par l'influence des proudhoniens français[3], le congrès adopte la revendication de la limitation du temps de travail journalier à 8 heures maximum. L’AIT soutient les grèves ouvrières[62], les luttes pour la réduction du temps de travail, contre le travail des enfants.
Dès le second Congrès, à Lausanne en , des divergences apparaissent entre « mutuellistes » et « collectivistes ». Les premiers, inspirés par les théories de Proudhon sont moins impliqués par les grèves que par la construction d’un projet alternatif au salariat. Ils préconisent l’auto-organisation des ouvriers sous forme de coopératives ou d’association de production. Le débat est tranché en faveur des principes collectivistes anti-étatiques qui prônent la socialisation des moyens de production[63].
Le IIIe congrès, en à Bruxelles, réunit des délégués venus de Belgique, de France, du Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, d’Espagne et marque la prédominance des idées syndicalistes et collectivistes. L’Association internationale des travailleurs y déclare qu’elle « n’est fille ni d’une secte, ni d’une théorie. Elle est le produit spontané du mouvement prolétaire » (texte rédigé par Karl Marx)[64],[65].
L'opposition entre Bakounine et Marx
En 1868, Bakounine adhère à la section suisse de l’AIT, et en 1869 l’AIT intègre les membres de son Alliance démocratique sociale. Le , Bakounine écrit à Marx : « je suis ton disciple, et je suis fier de l’être »[66]. Pourtant, l’AIT, qui regroupe alors les différentes tendances du socialisme, va progressivement se trouver divisée entre « marxistes » et « anarchistes » de tendance bakouniniste, entre les socialistes étatiques partisans d’une organisation par le haut, l’État collectivise et organise la production, et les partisans du collectivisme par le bas, les forces productives passent directement aux mains des travailleurs, avec l’idée que l’État est forcément l’outil de la domination, voire la domination elle-même, un instrument d’asservissement et de despotisme[63].
Lors du IVe congrès, en à Bâle, on peut apprécier le poids respectif de chacune des sensibilités. À partir de votes sur des motions ou amendements présentés par ces divers « courants », on peut établir le « rapport de force » comme suit[réf. nécessaire] : 63 % des délégués se regroupent sur des textes collectivistes dits « anti-autoritaires » (« bakouninistes »), 31 % sur des positions collectivistes dites « marxistes » et 6 % maintiennent leurs convictions mutuellistes (proudhoniens). Les deux premières sensibilités se retrouvent sur une proposition ayant trait à la socialisation du sol. Enfin, et à l'unanimité, le congrès décide d'organiser les travailleurs dans des sociétés de résistance, des syndicats.
La guerre de 1870 et la Commune n'allaient que retarder le dénouement de cette opposition. En effet, les événements empêchent la tenue du Ve congrès qui devait s'ouvrir à Paris en . En France, les militants de l’Internationale participent activement à la Commune, et nombre d’entre eux sont exécutés ou condamnés à l’exil.
La scission
En , lors du congrès régional de la fédération romande, les délégués se divisent sur l'attitude à adopter à l'égard des gouvernements et des partis politiques. Pour les bakouninistes, « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autre résultat que la consolidation de l'ordre des choses existant, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat. Le congrès romand commande à toutes les sections de l'A.I.T. de renoncer à toute action ayant pour but d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales, et de porter toute leur activité sur la constitution fédérative de corps de métiers, seul moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. Cette fédération est la véritable représentation du travail, qui doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements politiques ».
Le Conseil Général de Londres tente d'éviter l'affrontement. Mais, rapidement, ce conflit va déborder les frontières suisses. Les « bakouninistes », désormais appelés « jurassiens », vont rencontrer d'actives sympathies en France, en Espagne et en Belgique. Des tentatives de conciliation au sein des sections romandes, puis à la conférence de Londres en 1871, vont échouer. Le Conseil Général de Londres enjoint alors aux jurassiens de se fondre dans la fédération agréée de Genève. Au nom du principe statutaire d’autonomie, les jurassiens refusent qu’il y ait une seule section suisse de l’Internationale.
Dès le , les jurassiens se mettent en marge de l'AIT en adoptant de nouveaux statuts, et en contestant le conseil général qu’ils qualifient de « hiérarchique et autoritaire ».
Dans Les Prétendues scissions dans l'Internationale, rédigé entre autres par Karl Marx en 1872, le conseil général dénonce les méthodes des « jurassiens », membres de l’Alliance démocratique sociale : « Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose au rebours. Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétaires comme le moyen le plus infaillible de briser la puissante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie »[67].
La scission a lieu en à La Haye, lors du VIIIe congrès. Les jurassiens mandatent impérativement James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel pour présenter leur motion « anti-autoritaire » et se retirer en cas de vote négatif. Le congrès réunit 65 délégués d'une dizaine de pays. Du fait du maintien de leur structure internationale autonome, l’Alliance démocratique sociale, Bakounine et Guillaume sont exclus. Le conseil général est transféré à New York. Des militants et des fédérations se solidarisent avec les exclus et quittent alors l'AIT.
Après l’affaiblissement dû à la répression qui suit l’échec de La Commune, cette scission sera fatale à la Première Internationale, qui va s'éteindre progressivement.
La Commune de Paris
La Commune de Paris est une révolte patriotique et révolutionnaire contre le Second Empire à la suite de la défaite de la guerre franco-prussienne de 1870 et à la capitulation de Paris. Elle dure un peu plus de deux mois, du à la « Semaine sanglante » du 21 au .
Insurrection populaire spontanée, la Commune rassemble toutes les tendances politiques socialistes et républicaines : des jacobins, des radicaux partisans de l'autonomie municipale et d'une république démocratique et sociale, des blanquistes, mais aussi des internationalistes, des proudhoniens comme Gustave Courbet, Charles Longuet, Auguste-Jean-Marie Vermorel[69][réf. incomplète] et des anarchistes dont, entre autres, Louise Michel, Nathalie Lemel, Élie et Élisée Reclus, Eugène Varlin, Gustave Lefrançais, Jean-Louis Pindy, Charles Ledroit, Jules Montels, François-Charles Ostyn, Jean-Louis Pindy[70],[71],[72].
S'il est évident que les causes de la Commune sont multiples, c'est dans un esprit d'autonomie et de fédéralisme, que le Gouvernement de Paris se proclame Commune libre et appelle à l'abolition de l'État et son remplacement par une Fédération libre des communes « anarchiques »[73]. Cette idée de libre fédération de communes administrées par des délégués élus sur la base du mandat impératif et révocables à tout moment fait écho aux propositions de Proudhon lors de la révolution de 1848 et à l'action de Bakounine, quelques mois auparavant lors de la Commune de Lyon.
C'est surtout par ses réalisations que la Commune met en pratique des idées libertaires : suppression de l'armée permanente et de la conscription ; élection des fonctionnaires au suffrage universel sur base du mandat impératif (les élus sont révocables à tout moment par leurs électeurs et reçoivent exactement le même salaire que les travailleurs) ; gestion des ateliers nationaux par les associations ouvrières sous forme de coopératives : union libre, égalité absolue des droits entre hommes et femmes et amorce d'égalité des salaires ; proclamation de la laïcité de l'enseignement, les signes religieux sont enlevés des salles de classe ; etc.[3].
À la Commune de Paris se joignent les Communes de Saint-Étienne, de Limoges, de Narbonne, de Marseille, de Toulouse[74]. Vite écrasées par la répression, ces Communes libres n'esquissent qu'en un bref moment la théorie du dépérissement de l'État. Vite rétabli dans toute sa sévérité et animé d'un esprit de vengeance, l'État fait à Paris vingt mille victimes[75] et décapite l'ensemble du mouvement ouvrier.
Pour Normand Baillargeon[76] : « Bakounine voit dans cette révolte spontanée qui établit une commune libre cherchant à promouvoir le fédéralisme et prônant des rapports contractuels « la première manifestation éclatante et pratique » de l'anarchisme. […] pour les anarchistes, l'échec de la Commune contient de riches et précieux enseignements. La Commune, maintiennent-ils n'a pas été assez loin dans la décentralisation ; elle n'a pas mené à terme le processus de destruction de l'État en son sein ; elle n'a pas poussé jusqu'à l'autogestion les reformes entreprises sur le plan économique ; elle n'a pas achevé son mouvement vers une authentique et complète démocratie participative ; enfin, elle n'a pas complété ses révolutions politiques et économiques par une révolution sociale. Kropotkine écrira en ce sens que les communards ont essayé de consolider la Commune d'abord, en remettant à plus tard la révolution sociale, "tandis que l'unique moyen de procéder était de consolider la Commune par la révolution sociale" »[77].
Louise Michel
Figure emblématique de la Commune de Paris et institutrice, Louise Michel, alors blanquiste, fait feu en uniforme de la Garde nationale, sur l'Hôtel-de-Ville le . Propagandiste, garde au 61e bataillon de Montmartre, ambulancière et combattante, elle anime aussi le Club de la Révolution[78] tout en se montrant très préoccupée de questions d'éducation et de pédagogie.
Arrêtée après la Semaine sanglante, elle assiste aux exécutions et voit mourir ses camarades, parmi lesquels son ami Théophile Ferré. Elle réclame la mort au tribunal : « Il faut me retrancher de la société ; on vous dit de le faire, eh bien ! on a raison. Puisqu'il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n'a droit qu'à un peu de plomb, j'en réclame une part. Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier vengeance. […] Si vous n'êtes pas des lâches, tuez moi »[79]. C’est à cette époque que Victor Hugo lui dédie son poème Viro Major. Fin 1871, elle est condamnée à la déportation[78]. Arrivée en Nouvelle-Calédonie en 1873, elle s'emploie à l'instruction des Canaques et les soutient dans leur révolte contre les colons. Louise Michel date de cette époque son adhésion à l'anarchie.
Amnistiée en 1880, son retour à Paris est triomphal. « Celle que les gazettes capitalistes nommaient la Vierge rouge, la Bonne Louise » d'après Laurent Tailhade[80], figure légendaire du mouvement ouvrier, porte-drapeau de l'anarchisme[81], déplace les foules. Militante infatigable, ses conférences en France, en Angleterre, en Belgique et en Hollande se comptent par milliers. En 1881, elle participe au Congrès international anarchiste de Londres. En 1883, à la suite de la manifestation contre le chômage de Paris, elle est condamnée à six ans de prison pour pillage, mais graciée. De 1890 à 1895, Louise Michel est à Londres, où elle gère une école libertaire[82]. Rentrée en France, elle reprend ses tournées de propagande. Elle meurt au cours de l'une d'elles à Marseille. Ses funérailles donnent lieu à une énorme manifestation, et tous les ans jusqu'en 1916 un cortège se rendra sur la tombe.
De son engagement, on retient cette citation : « Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c'était bien la Commune composée d'hommes d'intelligence, de courage, d'une incroyable honnêteté et qui avaient donné d'incontestables preuves de dévouement et d'énergie. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d'implacable volonté que pour le sacrifice. C'est que le pouvoir est maudit, et c'est pour cela que je suis anarchiste »[83].
Les attentats anarchistes
En France
En France, c'est à partir de 1881 que l'action directe est mise en avant et favorisée au sein du mouvement anarchiste. La presse anarchiste incite régulièrement à passer à l'action directe contre le système et ses représentants. En , un rédacteur du Droit social appelle ainsi « à mettre le feu partout, aux habitations, au fourrage […] faire flamber ou sauter les églises, empoisonner des légumes, des fruits pour en faire cadeau aux curés [… aux] propriétaires […] Que le paysan tue le garde-champêtre […] On peut faire subir le même sort aux maires et aux conseillers municipaux »[84]. Mis à part quelques faits isolés, comme les attentats de la Bande noire entre 1882 et 1885, c'est en 1892 que commence la véritable période des attentats qui visent à déstabiliser le pouvoir en attaquant directement ses détenteurs. C'est une série d'attentats à la bombe perpétrés par Ravachol à partir du qui déclenche la vague de terrorisme anarchiste[85],[86]. Le , Auguste Vaillant lance une bombe de la tribune à la chambre des députés[87],[88], puis le le président de la République Marie François Sadi Carnot est assassiné à Lyon par un jeune anarchiste italien Sante Geronimo Caserio[89].
- Le Peintre Camille Pissarro
Le peintre Camille Pissarro se lie avec Paul Signac, Georges Seurat, Maximilien Luce dans les années 1880 et découvre les idées anarchistes comme bon nombre de néo-impressionnistes. Il fait la connaissance d'Émile Pouget, de Louise Michel et de Jean Grave, à qui il apporte un soutien financier, aidant également les familles d'anarchistes emprisonnés ou en exil.
Dans sa peinture, admirateur des théories de Pierre Kropotkine sur l'agriculture moderne, il semble s'opposer à la notion réaliste selon laquelle le travail rural était incessant et avilissant, introduisant plutôt ses paysans dans un monde où le travail est confiné à certaines périodes de la journée et équilibré par d'abondants temps libre[90].
En 1889, quand il compose sa série sur les Turpitudes sociales, le souvenir de la répression de la Commune de Paris n'est pas éteint. On discute Proudhon et Bakounine, la notion de « République sociale » agite ardemment les esprits[91].
Lorsque Sadi Carnot, est assassiné, ses sympathies anarchistes font que son nom figure parmi les centaines de suspects. Il part le lendemain pour la Belgique avec sa famille, tout comme Élisée Reclus qu'il rencontre alors[92]. Il y passe les quatre mois suivants avec Théo van Rysselberghe[93].
De retour en France, il contribue au journal Les Temps nouveaux[94] et s'engage contre l'antisémitisme lors de l'affaire Dreyfus[95].
Pissarro est plus un anarchiste d'idée que d'action. Même s'il participe, en 1899, au Club de l'art social aux côtés d'Auguste Rodin, il est un partisan de l'art pour l'art : « Y a-t-il un art anarchiste ? Oui ? Décidément, ils ne comprennent pas. Tous les arts sont anarchistes - quand c’est beau et bien ! Voilà ce que j’en pense » écrit-il dans Les Temps nouveaux en [96]. Il veut faire partager à ses semblables les émotions les plus vives. Une belle œuvre d'art est un défi au goût bourgeois. Pissarro est un optimiste qui voit un avenir anarchiste proche où les gens, débarrassés des idées religieuses et capitalistes, pourront apprécier son art[97].
- La Répression
Les 11 et et le sont votées dans l'urgence, une série de lois réprimant le mouvement anarchiste et lui interdisant tout type de propagande. Les anarchistes s'emparent alors du mot libertaire - néologisme créé en 1857 par Joseph Déjacque[98] - pour s'identifier et poursuivre leurs activités éditoriales. Ces lois « anti-anarchistes » ne seront abrogées qu’en 1992[99]. Dressant l'opinion contre le mouvement anarchiste, la vague d'attentats a eu finalement pour conséquence le renforcement de l'ordre établi[84].
Pierre Kropotkine et le communisme libertaire
Pierre Kropotkine est le théoricien du communisme libertaire[100]. Le thème central de ses travaux concerne l'abolition de toute forme d'État et de gouvernement[101] remplacé par la libre fédération des groupes de producteurs et de consommateurs organisée sur les principes d'entraide, de libre-entente et de coopération[102].
En 1902, dans L'Entraide, un facteur de l'évolution, Kropotkine affirme que l’entraide, la coopération et l’aide réciproque sont des pratiques communes et essentielles dans la « nature humaine ». Si l’on renonce à la solidarité par cupidité, alors on tombe dans la hiérarchisation sociale et le despotisme. Pour lui, seules une morale et une éthique basée sur la liberté, la solidarité et la justice est à même de dépasser les instincts destructeurs qui eux aussi font partie de la nature humaine. Dans ce but, la science se doit de suivre des fondements éthiques, et non pas des principes surnaturels ou économiques. La recherche des structures sociales est la clé de la connaissance des besoins humains, base du développement de la société libre. Sa pensée de la coopération sociale est fondée sur une interprétation naturaliste, symétrique inversé du darwinisme social[103].
À l'« individualisme bourgeois », il oppose le concept d'« individuation »[104], et contrairement à l'anarchisme individualiste[105], Kropotkine structure la collectivisation de l'économie autour de la création de petites communes autosuffisantes[106]. Il trace les contours de ce que pourrait être l'organisation de la production et la consommation dans une société libertaire à travers l'expropriation puis la collectivisation des moyens de production et des biens obtenus. Contrairement au capitalisme, il écarte le principe de bénéfice individuel maximum, au profit d’un autre plus juste et plus égalitaire : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » formulé par Louis Blanc en 1851.
En 1892, dans La Conquête du pain, il s'oppose au mutuellisme et au coopérativisme ouvrier, en proposant l'abolition du salariat[107] et de l'argent remplacés par la prise au tas[105],[107]. Il propose de planifier la production en fonction de la demande. Il organise la consommation, par la formule « prise au tas pour ce qui se trouve en abondance et rationnement pour ce qui est rare ». Chaque commune indépendante doit avoir pour objectif prioritaire l'autosuffisance et l'abondance de façon à rendre la vie agréable et à satisfaire les besoins, des plus élémentaires aux plus raffinés[108].
Il critique également la relativité de la notion de « justice »[109] ainsi que le système carcéral et les prisons dans lesquelles il a passé plusieurs années en France et en Russie, affirmant en 1887 : « On ne peut pas améliorer les prisons »[110] : « lieu privilégié de l'éducation au crime […] les réformes véritables sont impossibles [car] le système est mauvais des fondations jusqu'au toit »[111].
Enfin, en 1914, dans L'Esprit de Révolte[112], Kropotkine s'interroge sur le moyen de faire passer un peuple d'une situation d'indignation générale à celle d'une insurrection, sur les moyens de déclencher ce qu'il appelle une « révolution sociale ». En effet, même si le recul historique donne le sentiment d'un soulèvement déterminé à partir de causes évidentes (pauvreté, rejet du système politique…), l'élan général est déclenché par un acte minoritaire et incertain. Il nomme leurs auteurs les « Sentinelles perdues » : « Au milieu des plaintes, des causeries, des discussions théoriques, un acte de révolte, individuel ou collectif, se produit, résumant les aspirations dominantes »[113].
En France
Dans son ouvrage de référence, Jean Maitron parle de communisme libertaire ou de communisme anarchiste[114] et le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français propose quelques biographies : Christiaan Cornelissen[115], Daniel Guérin[116], Georges Fontenis[117], René Furth[118], Serge Ninn[119], Léandre Valéro[120], Roger Caron[121], Christian Lagant[122], Pierre Morain[123].