Histoire du recensement de la population en France
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Pour un article plus général, voir Recensement de la population en France.
Divers dénombrements de population ont été réalisés en France avant le « recensement des paroisses et feux des Bailliages et Sénéchaussées de France » de 1328. Mais ce dernier n’était pas un véritable recensement de la population mais de « feux fiscaux ». Il sera suivi de plusieurs autres, le plus souvent limités à une portion du territoire. En parallèle, certains pouillés et registres paroissiaux permettent d’estimer l’évolution de la population française, mais sans la recenser. Le recensement de la Nouvelle-France (Québec) réalisé par Jean Talon en 1666, et celui de Valenciennes par Vauban en 1676 ont été parmi les premiers recensements de population, « tête par tête », mais restreints à un territoire limité.
Le premier recensement « moderne » au niveau national aurait ainsi été celui ordonné en 1694 par Louis Phélypeaux, comte de Pontchartrain. Celui-ci sera suivi par divers recensements, dénombrements et enquêtes nationales conduits à intervalles irréguliers.
Le recensement de population de 1801 préparé par Lucien Bonaparte et Jean-Antoine Chaptal a été le point de départ d’une série de recensements effectués – avec plus ou moins de régularité - tous les cinq ans jusqu’en 1946. Depuis, les recensements ont été organisés par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) jusqu’en 1999, et sous une forme rénovée depuis 2004.
En 2013 en France, près de 350 articles de lois ou de codes se réfèrent au recensement, dont pour l'organisation des élections municipales, la répartition de la dotation globale de fonctionnement, la répartition des services de santé, certaines politiques de prévention et gestion des risques[1]…
Dès l’époque gauloise, divers dénombrements de population, souvent limités aux adultes, ont été réalisés. Progressivement, la pratique du dénombrement des « feux » se développera alors que les registres paroissiaux offraient une alternative pour réaliser des statistiques sur la population.
Les premiers dénombrements partiels
Dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, Jules César indique que des tablettes en caractères grecs contenant les résultats d’un recensement de 368 000 personnes ont été découvertes dans un camp helvète. Il note aussi que les Rèmes de Belgique, alliés des Romains, possédaient les renseignements les plus complets sur la population des tribus ennemies des Romains[H 1].
À partir du VIIIe siècle, les Carolingiens firent procéder par capitulaires à des inventaires de tous leurs biens (hommes, habitations, céréales et bétail). En 786, Charlemagne fit dénombrer « tous ses sujets de plus de 12 ans astreints à prêter serment ». On possède encore des inventaires des seigneuries du IXe siècle. À partir du XIIIe siècle, les données se font plus nombreuses et moins aléatoires, grâce à la multiplication des rôles fiscaux. Par exemple, « le registre des tailles de la ville de Paris pour 1292 donne un chiffre de 15 200 taillables, soit un total d’environ 60 000 habitants (contre 25 000 à la fin du XIIe siècle) »[H 2].
Le « recensement des feux » de 1328 et les suivants
Sous l'Ancien Régime les dénombrements étaient exprimés en « feux », ce mot étant pris dans le sens foyer ou famille. Pour estimer le nombre d'habitants d'après celui donné en feux on appliquait un coefficient multiplicateur assez imprécis (souvent 5, parfois 4 ou 4,5). Ainsi pour une population de 34 feux supposés de 5 personnes en moyenne, on obtient 170 habitants. Ces dénombrements donnaient le nombre de feux devant contribuer des subsides (par exemple, pour la conduite d'une guerre) et, plus tard, le nombre de gabellants (sujets de 8 ans et plus) soumis à la gabelle, un impôt sur le sel. La notion de « feux » disparait en 1790.
Durant le règne de Saint Louis (1226-1270) était opéré un dénombrement de la population d'une partie du territoire, dont il ne reste rien. On a ainsi estimé la population de la France à la fin du XIIIe siècle (dans les frontières de l'époque) à environ 10 millions d'habitants[2].
Un recensement aussi célèbre que controversé sera celui des paroisses et feux des Bailliages et Sénéchaussées de France, dressé en 1328 par les officiers de finance du Roi Philippe VI de Valois. Il était destiné à lever les subsides pour l’expédition de Flandres. Le document intitulé Les Parroisses et les feuz des baillies et senechaussées de France fournit un résumé des résultats. Pour chaque « baillie » et sénéchaussée sont indiqués le nombre de paroisses, le nombre de feux, les localités omises lors des opérations exécutées sur place et le montant des rôles. Les enquêteurs n’ont pas dénombré les paroisses de certaines villes, et ont compté l’ensemble de la ville ou « château » comme une paroisse. Le document indique aussi certaines erreurs d’attribution de paroisses et de feux, attribués par erreur à une autre baillie ou sénéchaussée que la leur[3].
Un nouveau recensement national des paroisses et feux eut lieu en 1341, pour lequel on possède une description des opérations exécutées sur le terrain dans la sénéchaussée du Rouergue[4].
Ces recensements ayant été effectués pour servir de base à la levée des subsides, il est probable qu’ils ne couvraient ni les nobles, les prêtres, les moines et les clercs, qui en étaient exempts, ni les familles les plus pauvres. Pour estimer la population totale, il faut donc :
- Estimer la population des régions, baillies et sénéchaussées non recensées ;
- Estimer le nombre de personnes par feu[5] ;
- Estimer le nombre de nobles, religieux et indigents ;
- Corriger éventuellement les sous-estimations (plus le nombre de feux était faible, moins la contribution de la baillie ou sénéchaussée était élevée - d'où une incitation à sous-estimer le nombre de feux).
On comprend ainsi que les estimations de population puissent varier très largement d'un auteur à l'autre. Par exemple, le recensement de 1328 donnait le nombre de feux pour 24 150 paroisses, les données pour environ 7 500 paroisses n’ayant pas été relevées[note 1]. En raison de la couverture partielle du territoire et de l’imprécision du nombre moyen de personnes par feu, on pouvait obtenir différentes estimations de la population totale[note 2]. Les résultats, publiés par l’abbé Paul François Velly, Claude Villaret et Jean-Jacques Garnier[6] seront l’objet de controverses. Des grands esprits, notamment le marquis de Chastellux et Voltaire[7], contesteront les diverses estimations de la population de la France qui ont pu être proposées.
Après ces deux recensements, il ne semble pas qu’il y en ait eu d’autres au niveau national avant le XVIIe siècle. Il est probable que ni le « recensement de tous les feux du royaume sans en rien laisser, ni nul exempter en manière quelconque » ordonné le par Charles VIII de France ni celui ordonné par Louis XII de France en 1503, ni enfin celui ordonné par François Ier vers 1525 ne furent mis en œuvre ; en tous cas, il n'en reste aucun document. Ce n'est qu'en 1630 que le surintendant des finances Antoine Coëffier de Ruzé d'Effiat ordonnera une enquête générale sur les feux, la population, l'utilisation des terres et le montant des tailles en exploitant les rôles des paroisses des trois années précédentes[8].
En revanche, de nombreux dénombrements et recensements de feux furent réalisés au niveau local : dénombrement des feux de Bourgogne en 1397, recensement de Strasbourg en 1470, d’Avignon en 1539 ; recensement de la population avec liste nominative de la Savoie (qui n'était pas encore française) pour la perception de la gabelle du sel en 1561-1566 ; dénombrement du Berry en 1565 et du Bourdonnais en 1569[note 3], recensement de Paris en 1590 et en 1684, dénombrement des feux de Franche-Comté de 1624, recensement de Lille en 1666[H 3], etc.
Pouillés et registres paroissiaux
Certains pouillés incluaient le nombre des redevables d'une paroisse, d’une abbaye, d’un doyenné, d’un diocèse, etc. Dans certains cas, on a pu montrer que le nombre de redevables était pratiquement identique au nombre de feux[note 4]. Le pouillé dit d’Eudes Rigaud ou « pouillé du Diocèse de Rouen » compilé vers 1240 sous l’épiscopat de Pierre de Colmieu (1236-1244) et qui concerne près de 1 400 églises et chapelles d'une trentaine de doyennés de Normandie, inclut le nombre de « parrochiani » de 1 226 paroisses[9].
En France, les registres paroissiaux ont existé depuis la fin du Moyen Âge. Par exemple, on peut encore trouver à l’Hôtel de ville de Givry (Saône-et-Loire) le plus ancien registre paroissial de France. Bien qu’incomplet, il répertorie les redevances, les baptêmes, les mariages, les décès – et les sommes encaissées lors de ces cérémonies - entre 1303 et 1357[10]. Les archives de l’évêché d’Autun possèdent une copie du registre de la Paroisse de Saint-Aignan en Charollais (Saône-et-Loire) enregistrants les rendues[note 5], les bénédictions[note 6] et les sépultures du au [11]. Roz-Landrieux possède le plus ancien registre paroissial de Bretagne qui nous soit parvenu (1451-1528)[12]. Le registre de Paramé conservé à la mairie de Saint-Malo inclut les actes de baptême célébrés du au [13]. Le registre des baptêmes de Nantes date de 1464 ; celui de la commune de Lanloup, qui date de 1467 est conservé dans les archives des Côtes-d'Armor[14]. On considère que le registre paroissial de Montarcher (Loire) est le plus ancien document complet d’État Civil en France qui ait été conservé, couvrant les baptêmes, les mariages et les sépultures sur la période 1469-1582[15],[16].
C'est à la suite de l'ordonnance de Villers-Cotterêts de François Ier en 1539 que leur usage deviendra répandu. L'obligation faite par Louis XIV de les établir en double exemplaire a permis de constituer des séries moins lacunaires depuis le milieu du XVIIe siècle[H 4].
Jusque-là, un seul registre servait parfois à enregistrer aussi bien les baptêmes, les mariages, que les sépultures, au fur et à mesure. L'obligation du double exemplaire obligea les curés à dissocier les trois séries de registres paroissiaux. Mais l’existence d’un registre paroissial sur une longue période, aussi complet soit-il, ne donne en général pas de chiffre précis de population.
Colbert : l'enquête nationale de 1664 et le recensement de 1666 en Nouvelle-France
En 1664, l'intendant des finances Colbert adresse un mémoire aux maîtres des requêtes commis dans les généralités pour les charger d'une enquête générale financière, économique et sociale dans leur circonscription, qui inclut un dénombrement des paroisses, des feux et des personnes imposables âgées de huit ans et plus. Mais il ne comporte pas encore un recensement de population « tête par tête ».
En revanche, c'est alors que la Nouvelle-France est sous le contrôle de Colbert, en tant que ministre de la marine, que Jean Talon, le premier intendant de la Nouvelle-France y réalise en février- le premier recensement nominatif des temps modernes. Le recensement de cette colonie de l’actuel Canada fait suite à divers dénombrements (Port-Royal, 1605 ; Québec, 1628) et est conduit selon le principe de jure, chaque personne étant dénombrée à son lieu habituel de résidence. Le recensement a permis d’obtenir une évaluation des richesses industrielles et agricoles de la colonie (ressources forestières et minérales, nombre d'animaux domestiques, d'immeubles publics et d'églises, etc.) et un tableau complet des 3.215 habitants d'ascendance européenne (hors membres d'ordres religieux) par âge, sexe, état matrimonial (il y avait 17 hommes pour une femme parmi les individus âgés de 16 ans et plus ni mariés ni veufs[note 7]), profession et lien avec le chef de famille[H 5],[17]. L'opération a été suivie de nombreux recensements successifs[18]. C’est aussi sous Colbert qu’eut lieu l’enquête sur les paroisses de 1677[H 5].
Vauban : des dénombrements urbains (1676) au Projet de Dixme Royale (1707)
Toute sa vie, Vauban s'est intéressé à la démographie et à l’économie, et a été un avocat inlassable des « dénombrements ». Par ce terme il entendait à la fois le recensement de la population et le dénombrement des actifs économiques et de la production. Il proposait de réaliser ce qu’on appellerait aujourd’hui des monographies, à l’échelle de la paroisse, de la province ou même de la nation, combinant recensement démographique, recensement agricole, recensement industriel[note 8] et autres enquêtes socio-économiques sur la totalité de la population.
Les dénombrements urbains
Alors gouverneur de Valenciennes, Vauban ordonne en 1676, le dénombrement individuel de tous les habitants : hommes et femmes, garçons et filles, valets et servantes, y compris les étrangers résidant dans la ville. La même opération sera renouvelée en 1680.
Devenu gouverneur de Douai, Vauban[note 9] expérimente en 1682 un dénombrement par formulaire de la population de la ville et des villages qu’elle commande. Ce « dénombrement du peuple de la ville de Douai distingué par les qualitez, noms et surnoms des familles et par les sexes, achevé le 10 de décembre de l’année 1682. » abandonne le concept flou de feu : il est nominal, conduit maison par maison, incluant les domestiques des deux sexes et les écoliers[19].
Il est probable que les expériences de Vauban aient inspiré les nombreux recensements locaux des années 1680. Par exemple, des dénombrements « tête par tête » de la ville de Dunkerque seront conduits en 1685 et en 1686 « sur le modèle donné par M. de Vauban ». Leur analyse fournira le détail de la population par sexe, par âge, et par profession[20]. D'autres recensements urbains seront conduits à Tours en 1681, à Gravelines et Ypres en 1685 et 1698, à Bergues, Furnes et Bourbourg en 1686, à Lille en 1688, à Valenciennes en 1686, 1693, 1699, etc.
Au-delà des centres urbains, la méthode sera appliquée au niveau régional à l'Île d'Oléron en 1685 et en Franche-Comté[note 10] en 1686[H 5].
La « Méthode générale et facile pour faire le dénombrement des peuples » (1686)
En 1686, Vauban fait publier en quelques exemplaires une Méthode générale et facile pour faire le dénombrement des peuples par l’imprimerie de la veuve d’Antoine Chrestien à Paris, sans nom d’auteur. Il y soutient que des dénombrements de population sont possibles. Il montre les tableaux à colonnes imprimés d’avance qu’il a inventés, et qu’on doit « faire remplir par les autorités locales : consuls, curés de paroisse, ou dizeniers », et il montre que l’opération est faisable, dans un temps relativement court[21],[22].
La Description géographique de l’élection de Vézelay (1696)
Vauban publie en la Description géographique de l'élection de Vézelay[23] qui comporte un travail de recensement statistique très moderne dans ses méthodes et fait le bilan des ressources agricoles, de l’accroissement des bêtes et de la pauvreté des habitants sur un espace géographique limité, une « élection » (unité de juridiction fiscale). L’ouvrage sera un modèle pour les enquêtes démographiques, économiques ou géographiques qui lui feront suite.
Le « Projet d’une Dixme Royale » (1707)
Dans La Dîme royale, publiée en 1707[24], Vauban propose de remplacer les impôts et taxes existants par le prélèvement d’un pourcentage donné (6 % ou 7 % au maximum) sur le produit national, variable selon les catégories économiques et sociales. Cette dîme serait payée par tous. Seraient ainsi imposés « le clergé et les militaires, les valets et servantes, les fermiers généraux, les titulaires de l’ordre de Saint-Louis, selon la richesse de chacun, estimée en fonction de l’effectif des animaux (chevaux, bœufs, vaches, cochons…), des vins consommés, des surfaces de labours, prés et vignes, lacs, hectares de forêts possédés (…) ». La mise en œuvre de la proposition requiert la réalisation d’un recensement à la fois démographique et économique utilisant des tableaux pré-imprimés, que l’ouvrage décrit en détail, reprenant la « méthode générale » de 1686.
Le recensement de 1694 et l’enquête de 1697-1700
Le , Louis Phélypeaux, comte de Pontchartrain, contrôleur général des finances, secrétaire d'État à la Marine et secrétaire d'État à la Maison du Roi, envoie une circulaire à tous les intendants du royaume en vue de réaliser un dénombrement « tête par tête » de toute la population française à l’occasion de la capitation. Celui-ci devait indiquer le nombre de « maisons, chefs de famille, femmes, enfants, valets, servantes et mendiants ». La plupart des mémoires préparés par les intendants entre 1697 et 1699 et envoyés à Paris ont été perdus, mais les principaux résultats seront publiés en 1709 par un libraire, Claude Marin Saugrain, dans son Dénombrement du royaume[25]. Saugrain divise la France en régions, puis en « élections » et en paroisses, donne pour chaque unité le nombre de « feux » et une estimation de la population, ainsi que de nombreuses données sur l’agriculture, l’industrie et le commerce.
Le marquis Paul de Beauvilliers, président du Conseil des Finances, à qui Louis XIV avait confié l'éducation de son petit-fils le duc de Bourgogne, Fénelon, précepteur du prince et le duc de Chevreuse ordonnèrent une grande enquête à tous les intendants en 1697-1700, cherchant à savoir non seulement le nombre des hommes, mais s’il y avait eu diminution de la production à la suite du départ des Huguenots[H 6]. Les résultats, de qualité souvent médiocre[note 11], seront publiés par le marquis de Boulainvilliers[26] et le libraire Saugrain[27], qui y mettra à jour les chiffres publiées en 1709.
De 1700 à la Révolution
Les recensements, dénombrements et enquêtes nationales se succéderont alors à intervalles irréguliers, sans grand souci de cohérence. Une enquête nationale sur la population et les ressources en grain sera conduite en 1709. Un dénombrement national des feux est effectué en 1713, mais beaucoup de régions n'enverront pas de données. De grandes enquêtes sur la population du royaume seront lancées en 1730, 1745 et 1764[note 12], mais peu de résultats seront obtenus. Pour faciliter le logement de ses troupes, Louis XV avait prescrit le la numérotation des maisons dans toutes les villes du royaume. Dans plusieurs régions, l’exécution de l'ordonnance royale sera accompagnée d'un état nominatif de tous les habitants[28]. Un « relevé général des feux » sera conduit en 1784-1786. Un recensement de la Bourgogne aura lieu en 1786, ainsi que de nombreux dénombrements dans diverses provinces.
C’est l’abbé Terray, contrôleur général des finances, qui prit l’initiative la plus originale. Tirant profit de l’amélioration des données d’état civil et des méthodes d’estimation de la population à partir des taux bruts de natalité, il demanda aux intendants, par une circulaire du , de lui adresser non le dénombrement des habitants, mais le relevé annuel des naissances, mariages, et décès survenus dans leur généralité depuis 1770. Ses ordres furent exécutés jusqu’en 1790[H 7].