Histoire du cinéma
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L'histoire du cinéma retrace les principales étapes qui jalonnent son évolution, à la fois technique et esthétique.
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Précinéma
Le cinéma naît à la fin du XIXe siècle. Si l'animation remonte au moins au XVIIe siècle, avec le « thaumatrope »[réf. nécessaire], il faut attendre 1891 pour voir apparaître le premier brevet portant sur l'animation d'images photographiques et la fabrication réussie d'une première caméra argentique. Le spectacle collectif qui pourra en résulter prend naissance quelques mois plus tard.
Dans de nombreux articles et livres, on peut lire encore aujourd'hui, et plus spécialement en France, que « les inventeurs du cinéma sont les frères Lumière »[1]. Ils mettent au point et font construire une machine permettant d'enregistrer puis de projeter en public des vues photographiques en mouvement, qu'ils ont baptisée le cinématographe. À l'époque, la presse, invitée aux premières projections Lumière, parle, non pas du cinématographe, mais du « kinétoscope (ou du kinétographe) des frères Lumière »[2]. Le , quand Auguste et Louis Lumière présentent leur invention aux savants de la Société d'encouragement, ils nomment encore « kinetoscope de projection » ou « kinétographe Lumière » leur appareil de prise de vues et de visionnement[3]. L'appareil de prise de vues, inventé par Thomas Edison et son principal collaborateur, William Kennedy Laurie Dickson en 1891, la caméra Kinétographe, la première caméra, et l'appareil permettant de voir individuellement les films, le kinétoscope, sont cités en références, preuve de leur antériorité fonctionnelle. « Les bandes tournées par Dickson sont à proprement parler les premiers films. »[4] L'invention des frères Lumière, ou plus exactement celle de Louis Lumière et de son ingénieur, Jules Carpentier, est à la fois une caméra et un projecteur (et même une tireuse de copies), ce qui va séduire les amateurs fortunés.
Avec la possibilité de voir des vues photographiques animées sur grand écran, les frères Lumière lancent à travers le monde le spectacle des films, qu'avait ébauché le kinétoscope dans les Kinetoscope Parlors. Le cinématographe Lumière apparaît immédiatement non seulement comme un perfectionnement important des inventions de Dickson-Edison et de Reynaud, mais aussi comme un concurrent fatal à tous les spectacles animés préexistants ou naissants en 1895.
En français, l'apocope de la marque déposée Cinématographe, le cinéma, va s'imposer dans le langage courant en quelques années. Mais dans les autres pays, ce sont les moving pictures, les movies, et aussi le kino, et non pas le cinéma. La Grande Encyclopédie Larousse affirme : « Ce retentissement mondial conduira de nombreux historiens à considérer le 28 décembre 1895 comme la date de naissance du cinéma[5] ». Elle évoque la projection que les frères Lumière organisent à Paris, pour le grand public, dans le Salon indien du Grand Café, au no 14 du boulevard des Capucines, mais ce n'était pas la première fois que des images photographiques en mouvement étaient montrées au public. Certes, le succès des projections du Grand Café donne un nouveau départ à l'exploitation des films, telle qu'Edison la pratiquait encore en 1895 avec succès sous une autre forme dans ses nombreux Kinetoscope Parlors, explique avec humour Édouard Waintrop, critique de cinéma et délégué général de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes. « Alors que monsieur Edison a mis au point une petite boîte avec un éclairage très faible, qui permet à seulement une ou deux personnes isolées d'expérimenter ce phénomène d'images animées, les Lumière ont choisi un système qui permet de faire partager l'expérience à toute une assemblée[6] ».
« Louis et Auguste Lumière avaient fait le serment de signer ensemble toutes leurs inventions, mais nous savons aujourd'hui que certaines d'entre-elles reviennent en propre au cadet, Louis. Celui-ci ne fut pas seulement l'inventeur du cinématographe, cet appareil qui a permis, pour la première fois, la projection sur un écran d'une photographie animée de quelque durée. Il a également tourné des films, ébauché par la pratique une esthétique, formé des opérateurs, défini la plupart des genres cinématographiques que nous connaissons aujourd'hui »[7]. En faire les initiateurs des projections animées sur grand écran pourrait sembler abusif, puisque c'est leur compatriote Émile Reynaud qui, le premier, le , organise devant une assemblée publique payante la première projection animée sur grand écran du premier dessin animé. Quand était évoquée leur paternité exclusive du cinéma, Louis Lumière lui-même n’en revendiquait pas autant et corrigeait l'affirmation qui faisait de lui et de son frère ses seuls inventeurs, ainsi que le rapporte Maurice Trarieux-Lumière, petit-fils de Louis Lumière et président de l'Association Frères Lumière : « Mon grand-père a toujours reconnu avec une parfaite probité, j'en porte témoignage, les apports de Janssen, Muybridge et Marey, inventeurs de la chronophotographie, Reynaud, Edison et surtout Dickson »[8].
Dans les premières décennies du XXIe siècle, les frères Lumière sont encore présentés comme les seuls inventeurs du cinéma : c'est le cas dans la majorité des articles ou livres sur le cinéma, car pour les Français, le cinéma en son essence consiste en la projection d'un film sur un écran, dans une salle[9]; il en va ainsi pour l'Institut Lumière même, dont on peut citer une phrase de présentation : « À l'automne 1894, Antoine Lumière s'adresse à ses deux fils Louis et Auguste pour leur demander de s'intéresser à ces images animées sur lesquelles Thomas Edison et quelques autres pionniers magnifiques butaient alors »[10]. Ces « pionniers magnifiques », le couple Edison-Dickson est pourtant bien à l'origine des premiers films du précinéma, ainsi que l'affirme Laurent Mannoni, conservateur à la Cinémathèque française des appareils du précinéma et du cinéma : les premiers films ont été enregistrés par le « Kinétographe (en grec, écriture du mouvement) : caméra de l’Américain Thomas Edison, brevetée le , employant du film perforé 35 mm et un système d’avance intermittente de la pellicule par "roue à rochet"[11]. ». Les « pionniers magnifiques » ne butaient pas devant l'impossible : ils avaient déjà trouvé, aussi bien Dickson que Reynaud[12]. « Cent quarante-huit films sont tournés entre 1890 et septembre 1895 par Dickson et William Heise à l'intérieur d'un studio construit à West Orange, le "Black Maria", une structure montée sur rail, orientable selon le soleil »[13].
Il reste bien un énorme fossé technologique entre la création de Louis Lumière (la caméra Cinématographe, marque déposée) et celle du duo Edison-Dickson, la caméra Kinétographe, le prototype de toutes les caméras à venir. Cependant, l'Institut Lumière a quelque peu changé ses affirmations et le fameux hangar du premier film, présenté comme le lieu où avait été tourné le premier film de l'histoire, est dorénavant désigné « le lieu de tournage du Premier-Film Lumière. »[14] Ce qui ne réduit d'ailleurs pas le génie de Louis Lumière[15]. Construire la machine appelée le cinématographe ne revient donc pas à inventer ce qui est au cœur du 7e Art, son essence même, les films[16]. Pas de films, pas de cinéma, pas d'audiovisuel. Toutefois, toujours pour Laurent Mannoni, « le cinéma n'[est] pas apparu miraculeusement en 1895 », et « l'industrie des "photographies mouvementées" a pu éclore, dans les années 1890, grâce à des usages et des pratiques établis depuis des siècles »[17].
Les quatre étapes fondamentales de l'invention du cinéma, donc de ce qui fait l'objet même de la création cinématographique : les films, si l'on excepte l'invention de la gélatine argentique[18], une émulsion gélatineuse - faite à partir d'éléments d'origine animale - contenant une suspension de cristaux de bromure d'argent, fondement de la photographie argentique, qui concerne en premier chef la photographie, peuvent se classer chronologiquement ainsi :
- 1888 : L'Américain John Carbutt invente un support souple et transparent, en nitrate de cellulose, le celluloïd, en bandes de 70 mm de large commercialisées par l'industriel George Eastman pour son nouvel appareil photo (Kodak)[19].
- 1891 : avant de concevoir en 1893 le film 35 mm à défilement vertical, à 2 jeux de 4 perforations rectangulaires par photogramme, tel que nous le connaissons encore de nos jours, l'Américain Thomas Edison, secondé par William Kennedy Laurie Dickson, expérimente dès 1891 le format 19 mm à défilement horizontal et photogrammes circulaires, dont le premier résultat réussi est considéré comme le premier film de l'histoire : Dickson Greeting (Le Salut de Dickson). Les deux hommes mettent au point le kinétographe, appareil de prises de vues animées, et le kinétoscope, appareil de visionnement individuel des films ainsi obtenus[20]. Ils enregistrent les premiers films du cinéma, et peuvent les montrer en mouvement au public grâce au kinétoscope (et plus tard, en projection).
- 1892 : Le Français Léon Bouly dépose le le brevet d'un appareil « réversible de photographie et d'optique pour l'analyse et la synthèse des mouvements, dit le “Cynématographe Léon Bouly” ». Cet appareil n'a laissé aucune trace de bon fonctionnement, et c'est d'ailleurs pour cette raison que Bouly accepte d'en vendre l'appellation aux Lumière. Le Français Émile Reynaud conçoit le premier dessin animé du cinéma, qu'il trace et colorie aux encres à l'aniline directement sur une bande souple perforée de 70 mm de large, d'une grande longueur, faite de multiples carrés de gélatine, protégée par de la gomme-laque, renforcée par des cadres cartonnés et de fins ressorts, au défilement horizontal. Il entreprend, à l'aide d'une machine de sa conception, le théâtre optique, les premières projections publiques d'images en mouvement sur grand écran devant un public assemblé payant, trois ans avant les projections des frères Lumière[21]. Jusqu'en , plus d'un demi-million de spectateurs assistent à ces projections en payant un droit d'entrée, ce qui est un résultat remarquable pour une salle aux dimensions modestes. Reynaud commande la première musique originale composée exprès pour un film[22].
- 1895 : le Bisontin Louis Lumière, plus connu sous l'appellation des frères Lumière car un contrat patrimonial lie les deux fils d'Antoine Lumière (Auguste et Louis), synthétise les découvertes de ses prédécesseurs et conçoit à Lyon le cinématographe, un appareil capable d'enregistrer des images photographiques en mouvement sur un film Eastman de 35 mm de large à 2 jeux de 2 perforations rondes par photogramme (format abandonné rapidement au profit du format Edison), et de les restituer en projection (cet appareil est dit "réversible"). Après quelques projections privées, les deux frères organisent à Paris les premières projections publiques payantes d'images photographiques en mouvement sur grand écran, ou du moins celles qui provoquent le plus grand retentissement mondial, car avant elles, d'autres projections du même type ont eu lieu, à Berlin (Max Skladanowsky et son frère Eugen, avec leur caméra Bioskop) et à New York (Woodville Latham avec son panoptikon), mais sans le succès rencontré par les vues de Louis qui a mis son immense talent de photographe au service de ces vues photographiques animées Lumière.
Pour désigner les recherches qui précèdent l’invention des premiers films de cinéma, et qui n'utilisent pas le film souple de celluloïd, on parle selon les auteurs de précinéma[23], ou d'« archéologie », de « haute-époque » pour la période antérieure à 1895[17]. La date de 1888 peut être quelquefois retenue comme séparation entre le précinéma et le cinéma, l'invention du film souple en celluloïd par John Carbutt et sa commercialisation par l'industriel George Eastman en 1888 sous la forme de rouleaux de 70 mm de large étant la condition sine qua non pour amorcer un spectacle qui allait devenir une industrie culturelle. Certes, Reynaud utilisait un autre matériau, aussi de 70 mm de large mais constitué de carrés de gélatine indépendants pour plus facilement les colorier et les repérer l'un par rapport à l'autre par transparence. Ces carrés étaient assemblés et formaient une bande unique qui se déroulait d'une bobine à l'autre en passant par un système de projection, non pas mécanique, mais optique.
La majorité des historiens du cinéma, comme l'Américain Charles Musser[24], n'ont pas la même définition du précinéma, et classent Edison et Reynaud dans cette catégorie, au motif que le mode de visionnement d'Edison n'était pas la projection, et que la pellicule de Reynaud n'était pas la pellicule 35 mm que nous connaissons encore aujourd'hui. Mais, si l'on se base sur ces remarques, la pellicule 35 mm à perforations rondes à raison d'un seul jeu par photogramme des frères Lumière n'était pas non plus la pellicule standard de cinéma à deux jeux de quatre perforations rectangulaires par photogramme mise au point par le duo Edison-Dickson. Ce qui conduirait de façon absurde à mettre l'invention des frères Lumière dans le précinéma. D'autre part, de nos jours les systèmes de visionnement sont le plus souvent étrangers à la projection (téléviseurs, ordinateurs personnels, écrans à cristaux ou plasma, smartphones), mais n'en présentent pas moins des films documentaires, des fictions de cinéma ou des séries de télévision. Les supports eux aussi se sont diversifiés, et le 35 mm relèvera bientôt de la muséologie, du moins en prise de vues cinématographique. Les disques numériques et autres supports de données numériques s'imposent inexorablement. Pour l'historien d'aujourd'hui, le cinéma ne doit pas être réduit à la définition de ses premières apparitions sur grand écran.
Théories sur le mouvement
Le phénomène de la persistance rétinienne est observé au XVIIIe siècle par le Franco-Irlandais Chevalier d'Arcy qui fabrique un disque rotatif sur le périmètre duquel est fixé un charbon ardent. À partir d'une vitesse de rotation de sept tours à la seconde, le charbon ardent donne l'illusion d'un cercle lumineux continu, « qu'il ne pouvait être attribuée qu'à la durée de la sensation »[25]. La « sensation qui dure », qu'on appelle la persistance rétinienne, est souvent considérée, à tort, par les cinéphiles et le grand public comme étant la base de la perception du mouvement au cinéma[26]. En réalité, ce phénomène physiologique passif, lié à la rétine, intervient secondairement.
En 1830, une expérience du Britannique Michael Faraday, utilisant une roue dentée en rotation (sorte de scie circulaire en bois, en carton, ou en métal léger, appelée depuis roue de Faraday), démontre que si on regarde la roue en mouvement, l'œil n'arrive pas à identifier chacune des dents, il perçoit la roue comme un disque continu[27]. En revanche, si on observe l'image de cette roue dans un miroir à travers les dents, le cerveau perçoit la roue comme étant immobile, les dents paraissant bien séparées l'une de l'autre. C'est ce que le Belge Joseph Plateau remarque lui aussi en 1832, et qu'il interprète comme preuve de l'existence de la persistance rétinienne. Pour obtenir cette sensation, il remarque par expérimentation qu'il est nécessaire que la roue tourne à raison de 12 dents passant en un point en une seconde, proche des 7 tours par seconde déterminés par le Chevalier d'Arcy.
Voulant démontrer sa théorie, Joseph Plateau fabrique la même année son Phénakistiscope avec des vignettes dessinées et le même nombre de créneaux (ou fentes). Plateau imagine que « si la vitesse est assez grande pour que toutes ces impressions successives se lient entre elles et pas assez pour qu'elles se confondent, on croira voir chacune des petites figures changer graduellement d'état »[28].
L'interprétation de Joseph Plateau est exacte en ce qui concerne la vision de la roue vue directement, quand le disque semble être continu, sans dents, car la persistance rétinienne provoque un effet de flou, comme le fait un appareil photo lorsqu'il prend au dixième de seconde, ou au cinquantième de seconde un cliché d'un personnage en mouvement rapide (course ou saut) : les bras et les jambes ne sont pas visibles en détail sur la photographie, mais apparaissent comme une masse floue. Tous les photographes, même amateurs, connaissent ce phénomène dont le remède est simple : choisir une exposition plus courte, centième de seconde, ou mieux, millième de seconde.
Mais le second phénomène (la roue en mouvement qui paraît immobile quand elle est vue dans le miroir à travers la rotation des dents) est donné par une autre caractéristique de la perception humaine, découverte par Max Wertheimer[29] au début du XXe siècle, que l'on appelle « l'effet bêta » (confondu encore aujourd'hui avec l'effet phi, autre phénomène mis en lumière également par Wertheimer), un phénomène d'interprétation de la vision par le cerveau, qui explique notre perception des images animées en mouvement[30]. C'est la capacité du cerveau à identifier deux lumières clignotantes, éloignées l'une de l'autre, comme étant un seul objet lumineux qu'il croit voir se déplacer.
« Un bon exemple est donné par les flèches géantes lumineuses fixes décalées l’une derrière l’autre, en cascade, qui signalent sur les autoroutes un resserrement de la circulation ou une déviation, et qui s’allument et s’éteignent les unes après les autres, donnant l’illusion d’une flèche unique qui se déplacerait dans le sens indiqué[31]. »
C'est l'effet bêta qui donne l'illusion que l'image de chaque dent de la roue de Faraday est liée à l'image de la dent précédente, et ainsi de suite, donnant l'impression - dangereuse ! - que la roue est immobilisée. L'image vue dans le miroir est en réalité un leurre, une illusion donnée par la zone corticale postérieure du cerveau, cette zone qui analyse la vision et la transforme en perception, une interprétation de la vision. L'immobilité apparente explique comment le cerveau perçoit la succession des nombreux photogrammes d'un film comme faisant partie du même objet, ignorant qu'il s'agit d'une succession d'objets distincts. C'est ainsi que le cerveau interprète la vision des différentes positions d'un personnage dans un film, suite de photogrammes fixes, comme étant le personnage en mouvement.
Pour contrarier le phénomène de la persistance rétinienne qui apporterait un flou rendant impossible la perception de chaque position de la roue, par un effet de masque contrariant l'image suivante, ce sont les dents elles-mêmes, à travers lesquelles on doit regarder l'image, qui interrompent cette persistance, l'effacent en quelque sorte, c'est la fréquence de rafraîchissement, comme on le dit pour un écran d'ordinateur. Et c'est pour cette raison que dans l'un de ces jouets scientifiques qui sont inventés au cours du XIXe siècle, appelés jouets optiques, on regarde la succession des vignettes dessinées à travers des fentes ou par le biais de miroirs en rotation, le passage entre chaque fente ou entre chaque face de miroir assurant par obturation le rafraîchissement de la vision du spectateur. Au cinéma, c'est le rôle de l'obturateur - rotatif ou à guillotine pour certaines caméras - dans les caméras et les appareils de projection[32]. L'universitaire Jacques Aumont souligne bien, dans ses études sur le cinéma, le handicap paradoxal que présente la persistance rétinienne au niveau de la perception du mouvement et la nécessité de l'effacer à chaque changement de photogramme :
« L'information détaillée serait temporairement supprimée à chaque noir entre photogrammes successifs (ndlr : le noir qui correspond au passage de l'obturateur devant l'objectif pour masquer le déplacement de la pellicule, et qui enregistre une séparation noire entre chaque photogramme) et ce masquage serait précisément ce qui expliquerait qu'il n'y ait pas accumulation d'images persistantes dues à la persistance rétinienne[33]. »
Les insectes, aux liaisons nerveuses ultra-courtes, perçoivent le monde en moyenne à raison de 300 images par seconde[34]. Ils ne verraient, s'ils désiraient aller au cinéma, qu'une succession paresseuses d'images différentes mais parfaitement immobiles.
Le mouvement décomposé
Les « jouets de salon » ou jouets optiques, qu’affectionnait un riche public, visaient à développer la curiosité scientifique dans l’esprit des enfants de bonne famille. Le Phénakistiscope de Joseph Plateau est l'un de ces jouets de salon.
- un Folioscope photographique moderne, adaptation du Flipbook de l'Anglais John Barnes Linnett (1868)
Eadweard Muybridge et son célèbre équivalent français Étienne-Jules Marey, mettent au point diverses machines ou procédés optiques dans un but plus scientifique que commercial, pour tenter de décomposer, et ainsi d'étudier, les mouvements des êtres humains ou des animaux, et en général tout phénomène trop rapide pour être analysé par le regard (exemples : chute d'une goutte d'eau, explosions ou réactions chimiques).
« Cette connaissance ne pouvait être acquise par l’observation simple, car l’attention la plus soutenue, concentrée sur l’action d’un seul muscle, a grand’peine à en saisir les phases d’activité et de repos, même dans l’allure la plus lente. Comment alors pourrait-on espérer de saisir à la fois l’action de tous les muscles des membres à toutes les phases d’une allure rapide[35]. »
Ils désirent montrer clairement, par une succession fulgurante de photos, le mécanisme de la marche, de la course ou du saut chez l’homme, ou comment l’oiseau actionne ses ailes, comment le chat retombe toujours sur ses pattes, etc. Il n’est pas dans leurs intentions de faire du spectacle à partir de leurs travaux ; la reconstitution récréative du mouvement n'est pas leur premier souci. Le cofondateur des Cahiers du cinéma, André Bazin, père spirituel de François Truffaut, remarquait avec pertinence :
« Le cinéma ne doit presque rien à l'esprit scientifique... Il est significatif que Marey ne s'intéressait qu'à l'analyse du mouvement, nullement au processus inverse qui permettait de le recomposer[36]. »
D’ailleurs, le défi scientifique protège ces photographes car leurs modèles s’activent devant l’appareil de prises de vues in puri naturalibus, autrement dit complètement nus, et à l’époque victorienne, il était impensable de présenter ces photos au grand public sans une solide justification scientifique ou médicale (les peintures de nus ne sont pas aussi scandaleuses que des nus en photos).
C’est sans doute un pari, lancé entre un riche propriétaire de chevaux et des contradicteurs, qui permet à Eadweard Muybridge de monter en 1878 une expérience coûteuse, sponsorisée par l’amateur de purs-sangs. Il s’agit de savoir à quel moment, au cours de son galop, les pieds d'un cheval quittent ensemble le sol. Par tradition, toute la peinture équestre représentait, jusqu'à cette expérience, les quatre membres du cheval en extension, comme s'il franchissait un obstacle[37]. Muybridge aligne le long d’une piste de course douze puis vingt-quatre chambres photographiques à l’obturation ultra-rapide (500e de seconde), actionnées les unes après les autres par des fils métalliques tendus en travers du passage d’un cheval au galop. Plusieurs essais sont nécessaires. Au cours de l’un d’eux, le cheval entraîne les chambres noires qui se brisent. Le système est transformé : les fils, après avoir déclenché les instantanés, se détachent et évitent aux appareils photo d’être balayés par le passage de l’animal[38]. Les photographies obtenues prouvent qu'un cheval au galop ne quitte jamais le sol en position d'extension des membres (sauf lors d’un saut). Ses quatre sabots perdent tout contact avec le sol une seule fois, au moment où ses jambes se rassemblent sous son corps.
Pari gagné grâce à la chronophotographie, appellation qu'Étienne-Jules Marey a donnée à ses travaux. Pour appuyer sa démonstration, Muybridge imagine en 1880 le Zoopraxiscope, qui part de l'illusion du mouvement pour arriver, par ralentissement puis arrêt de la machine, à décrire chaque phase du mouvement étudié. Il lance aussitôt la vente de sa machine et de ses disques et commence par la ville de San Francisco[39]. En 1893, Muybridge présente aux États-Unis, à l'Exposition universelle de Chicago, des projections d'images peintes sur Zoopraxiscope, d'après chronophotographies, destinées au grand public, toujours dans le même but pédagogique de montrer les différentes phases d'un geste.
De son côté, Étienne-Jules Marey met au point en 1882, avec le même souci scientifique de décomposer un mouvement trop rapide pour être analysé par l’œil humain, son fusil photographique qui, en une seconde, enregistre en rafale douze photographies sur de petits supports circulaires en verre (comme un revolver). Le fusil photographique de Marey est souvent à tort considéré comme la première caméra. La finalité de ce dispositif n'était pas la reconstitution du mouvement, et les douze vignettes négatives obtenues sur verre étaient examinées par les scientifiques une par une, grâce aux tirages positifs séparés, ou ensemble, grâce à une superposition des photographies[40].
En 1888, Marey abandonne la plaque de verre, lui préférant le support papier, puis durant l'été 1889 le rouleau souple et transparent en nitrate de cellulose inventé par l'Américain John Carbutt, tous deux commercialisés par George Eastman — le futur Kodak — qui le diffuse maintenant en Europe à la suite de Exposition universelle de 1889. Marey adapte ce dernier avec succès à son fusil photographique puis, la même année, il développe, avec son collaborateur Georges Demenÿ, une caméra argentique dotée d'un mécanisme à came battante, capable de faire avancer la pellicule celluloïd souple en synchronisme avec la fermeture d'un obturateur afin d'obtenir une décomposition photographique du mouvement, non plus sur une même plaque, mais image par image sur un rouleau continu non perforé. Cette caméra « photochronographique » — le mot « chronophotographie » sera retenu officiellement en 1889 — est brevetée le [41],[42]. La Cinémathèque française conserve environ 420 rouleaux négatifs originaux de Marey et Demenÿ de 0,11 m à 4,19 m de longueur réalisés à partir de 1890 sur des rouleaux de pellicule chronophotographiques en celluloïd, tels que Le Cheval Bixio monté (28 photographies), Le Cheval Bixio au pas (61 photographies), Cheval attelé à une voiture boulevard Delessert, scène extérieure prise depuis une fenêtre du domicile de Marey (36 photographies) ou encore La Vague et des Scènes d'escrime réalisées en 1890 à Naples, où il possède une résidence, et conservées au musée Étienne-Jules Marey de Beaune[43]. Bien qu'on puisse depuis les visionner, ce ne sont pourtant pas alors des films du cinéma. Lors des tentatives de projection, l'entraînement de la pellicule non perforée pouvait engendrer en effet des photogrammes aux dimensions variables dont le recouvrement en visionnement n'était pas satisfaisant, défaut lié à tout dispositif de came battante. Marey tente à partir de 1892 de réaliser un projecteur chronophotographique adapté à ces bandes avec l'aide de Demenÿ, mais finit par renoncer à ce projet et par déclarer en 1894 : « Arrivé à ce point de nos recherches, nous avons appris que notre préparateur avait obtenu d'une autre façon une solution immédiate du problème, il nous a paru convenable de surseoir à de nouveaux essais »[44]. En 1893, Demenÿ avait ainsi réalisé de son côté un projecteur à bandes négatives[45], mais il ne sera pas amélioré et ne quittera pas le laboratoire de Marey, qui en raison de divergences de vues avec Demenÿ sur l'exploitation commerciale de tels procédés préférera se séparer de son collaborateur en 1894.
En 1891, Demenÿ commence en effet à réaliser des appareils de manière indépendante. Il découpe et colle une série de vignettes tirées de la pellicule chronophotographique sur un disque rotatif en verre, créant ainsi le phonoscope, breveté le [46],[47], où la prononciation des syllabes de quelques mots est décomposée en 22 photographies, en vue de l'apprentissage du langage par les élèves de l'Institut national des jeunes sourds de Paris. Lors de la première exposition internationale de photographie, qui s'ouvre le au Champ-de-Mars à Paris[48], il est le premier à effectuer des projections chronophotographiques publiques sur écran, avec ce dispositif comportant un cycle très court (une ou deux secondes environ) et répétitif à la discrétion de l'opérateur, bien qu'assimilable à celui des jouets optiques. « Demenÿ, vulgarisant les expériences du laboratoire de Marey, avait montré pour la première fois le portrait animé d'un homme disant : Vive la France ! ou Je vous aime !, un an avant les projections chronophotographiques similaires ajoutées à son zoopraxiscope par Muybridge. Cette révélation d'un gros plan animé d'une fraction de seconde fut une révélation dont Edison lui-même souligna l'importance. »[49] Mais c'est le , trop tardivement face aux avancées des autres inventeurs et deux mois après la première projection publique des frères Lumière sur écran, qu'il adapte convenablement au film souple la nouvelle caméra chronophotographique, brevetée le , qu'il avait dû développer faute de pouvoir utiliser ses précédents brevets déposés par Marey, pour n'en finaliser ensuite la version de projection que durant le premier semestre 1896.
L'un des plus grands collectionneurs de films et de matériel de cinéma, James Card, le Henri Langlois (créateur de la Cinémathèque française) américain, qui a créé en 1948, dans la luxueuse et immense (50 pièces) maison de George Eastman à Rochester, le premier musée du cinéma, estime que l'histoire du cinéma devrait commencer en 1880, avec l'invention du Zoopraxiscope d'Eadweard Muybridge[50]. L'intention est pertinente, car il est vrai que sans les travaux scientifiques de Faraday, de Marey et de Muybridge, sans oublier William George Horner, ce ne sont pas des industriels, aussi doués et curieux que l'étaient Thomas Edison et les frères Lumière, ou un dessinateur aussi astucieux et talentueux qu'Émile Reynaud, qui auraient permis l'éclosion dans l'esprit humain d'une idée scientifique digne d'un fou : enregistrer le mouvement de la vie, et le reproduire à volonté.
Mais il est difficile d'oublier les raisons qui poussaient aussi bien Muybridge que Marey à divulguer les résultats de leurs expériences au grand public, qui étaient d'enseigner des connaissances nouvelles ou de rectifier des connaissances fausses. Il faut se souvenir que « la chronophotographie (du grec kronos, temps, phôtos, lumière, et graphein, enregistrer), rassemble des travaux de laboratoire qui visent à suspendre le temps pour analyser le mouvement de sujets vivants, êtres humains ou animaux, de ce que Marey nomme d’un terme magnifique, « la machine animale ». Mais les adeptes de la chronophotographie ne recherchent pas le spectaculaire, seule compte pour eux l’expérience scientifique[51]. » Le spectacle de cinéma ne pouvait en aucun cas être le résultat d'un tel souci de recherche scientifique, même si l'invention du Zoopraxiscope et sa commercialisation en direction du grand public peuvent apparaître effectivement comme un premier pas vers ce spectacle. En raccourci, c'est ce que fait de nos jours la Cité des sciences à Paris, elle est une organisatrice de spectacles et d'expositions, certes, mais son but n'est pas le spectacle, il est la sensibilisation et l'initiation du public à la recherche scientifique.
Pourtant, de l'aveu même de Thomas Edison[52], ce sont les expérimentations de chronophotographie de Muybridge et de Marey, ainsi que le Zootrope de William George Horner, qui lui ont inspiré les recherches dont le terme sera l'invention du Kinétographe et l'enregistrement des premiers films du cinéma.
Tentatives d'enregistrement du mouvement sur support argentique
Dans les années 1880, partout dans le monde, de nombreux chercheurs travaillent à mettre au point un système permettant l’enregistrement du mouvement sur un support argentique, et sa restitution. Leurs motivations sont avant tout commerciales, celui qui trouvera la machine adéquate verra sa fortune et sa gloire assurées.
Le Français Louis Aimé Augustin Le Prince fabrique un appareil et en dépose le brevet en 1887. C'est une variante inversée du fusil photographique de Marey, produisant par rafale une série de 16 photographies prises par 16 objectifs dont l'ouverture se fait l'un après l'autre, devant autant de plaques de verre enduite d'émulsion photosensible. Il remplace par la suite les plaques, trop lourdes, par un ruban de papier enduit d’une substance photosensible (quelques années plus tard, Edison et les frères Lumière utiliseront aussi le papier pour leurs premières expérimentations) et il fabrique ensuite un prototype d'appareil de prise de vues à un seul objectif, le Mark2, avec un déplacement du ruban photo après photo. Fin 1888, Le Prince réussit plusieurs essais sur papier, dont Le Pont de Leeds et Une scène au jardin de Roundhay (qui sont des titres qu'il n'a pas donnés lui-même et qui sont apparus cinquante ans plus tard dans un souci de classement), mais il n’arrive pas à les projeter, ni même à les visionner en mouvement, elles restent une série de photographies, semblables aux résultats de la chronophotographie, et même en deçà, puisque Muybridge est capable, lui, de boucler le cycle « enregistrement-reproduction » avec son Zoopraxiscope, et cela, dès 1880. Ainsi, l'expérimentation de Le Prince tourne court. Bien sûr, il fait breveter en France son appareil à objectif unique, le Mark2, qui est sans doute la première vraie caméra de cinéma, mais le dépôt d’un brevet n’est pas un garant de la finalité d’une invention, et donc de sa réalité concrète, et ce qui est certain, c'est que Le Prince n'a pas breveté d'appareil de visionnement.
Cependant, on peut supposer que si le chercheur n'avait pas disparu mystérieusement corps et âme en 1890 après être monté dans un train Dijon-Paris, il aurait poursuivi ses recherches et aurait bénéficié, comme Thomas Edison et plus tard les frères Lumière, du support souple transparent de John Carbutt, mais le sort en avait décidé autrement.
Les essais de Le Prince ont été reportés en 1930 sur du film souple 35 mm, alors que le cinéma était déjà adulte et en plein essor, et Une scène au jardin de Roundhay, par exemple, peut être visionnée depuis comme une curiosité du pré-cinéma, mais Louis Aimé Le Prince n'a jamais eu l'occasion de la regarder en mouvement. Primo : les bandes en papier sont très fragiles, et si elles réussissent à résister au passage unique dans un appareil de prise de vue, en revanche elles ne sauraient résister aux visionnements répétés. Secundo : les bandes en papier ne sont pas assez transparentes pour permettre une projection, même de qualité médiocre. Plus tard, Thomas Edison et Dickson, avec leurs nombreux essais sur papier qu'ils surnomment avec humour « Monkeyshines »[53], puis à leur suite les frères Lumière, ne prétendront jamais avoir fait des projections sur grand écran avec leurs essais sur support papier. L'Institut Lumière évoque les essais préliminaires de Louis Lumière et de Charles Moisson, « Les essais retrouvés sont des bandes de papier sensibilisé au standard de 35 mm de largeur, tout comme les films Edison »[54].
Un autre Français, Georges Demenÿ, professeur de gymnastique, est engagé par Étienne-Jules Marey, auprès de qui il expérimente la chronophotographie en tant que spécialiste des mouvements du corps. Il se brouille avec Marey quand il lui propose d’infléchir ses recherches vers le marché du grand public en commercialisant les résultats de certaines prises de vues. Marey, qui ne jure que par la science, le met à la porte. Demenÿ vient de fabriquer une machine, le Phonoscope, qui ressemble à un jouet de salon, dont les dessins sont remplacés par des photographies successives. Ces photographies sont prises avec sa caméra "photochronographique" sur du support celluloïd Eastman que Demenÿ découpe en 22 photographies transparentes, semblables à des diapositives, qu’il dispose sur le pourtour d'un disque en verre d’un diamètre de 42 cm mis en rotation devant une boîte à lumière[55]. Selon le principe des Zootrope ou Phénakistiscope, le personnage photographié semble bouger. Demenÿ fait l'article : « On peut ainsi, dans les familles, conserver des traces vivantes des ancêtres, il suffira d'un tour de manivelle pour faire voir aux enfants leurs grands-parents et revoir ses propres grimaces de nourrisson »[56]. En 1892, il projette ces disques chronophotographiques en public lors de la première exposition internationale de photographie au Champ de Mars[57],[58] et enregistre deux sujets : un personnage (lui-même) disant face à l’objectif : « Vive la France ! » et un autre : « Je vous aime ! », qui durent le temps de chaque phrase, qu'il présente devant un industriel, Léon Gaumont, en faisant prononcer les mots par un partenaire dissimulé derrière l’écran. Léon Gaumont est intéressé mais le pousse à mettre au point une machine qui sortirait du modèle des jouets de salon, et permettrait une prise de vue continue. L'industriel rêve de commercialiser des photographies animées, il achète le Phonoscope, afin d’encourager Demenÿ, et le rebaptise Bioscope. Sous son égide, Demenÿ sort en 1896 une caméra pouvant se transformer en appareil de projection, semblable à celle des frères Lumière, la caméra Biographe, qui utilise du film Eastman de 58 mm de large, sans perforations, mis en mouvement par des pinces, qui est supplanté par le procédé Lumière à came excentrique et griffes, puis perforé au format Edison et entraîné par une came battante[56]. Le procédé est pratiquement tout de suite abandonné.
Les premiers films du précinéma
C’est en 1891 que l’Américain Thomas Edison, l’un des inventeurs de l’ampoule électrique et le concepteur et fabricant du Phonographe, qui, le premier, avec l’aide de son collaborateur William Kennedy Laurie Dickson[59], réussit des prises de vues photographiques animées et leur présentation au public.
Essais inaboutis
L'inventeur et industriel américain, devenu presque sourd pendant son adolescence, rêve de coupler au phonographe une machine qui permettrait d’enregistrer l’image d’un chanteur ou d’un orchestre interprétant une chanson ou un air d’opéra.
« On pourrait ainsi assister à un concert du Metropolitan Opera cinquante ans plus tard, alors que tous les interprètes auraient disparu depuis longtemps[59]. »
Edison développe leurs recherches à partir des techniques d’enregistrement qu’il a déjà expérimentées pour le son. Il utilise dès 1888 un cylindre de verre, à la manière du premier Phonographe, enduit d’une substance photosensible, enfermé dans un petit coffre en bois le protégeant de la lumière ambiante. Une ouverture mobile, mue par une vis sans fin, est équipée d’un objectif qui reçoit l’image de la scène filmée et la projette sur le cylindre en rotation, de façon intermittente grâce à un obturateur à disque mobile qui assure chaque instantané décomposant le mouvement en une succession d’images. Après la prise de vues, le cylindre est plongé directement dans les bains de traitement argentique, et donne le négatif, les sels d'argent exposés à la lumière deviennent noirs, les non exposés ne noircissent pas, les valeurs sont inversées : le ciel est noir, un morceau de charbon est blanc. Ensuite, un positif est obtenu en enroulant à l’extérieur du cylindre une feuille de papier enduit d’émulsion photosensible et en illuminant l’intérieur du cylindre, selon le procédé du tirage contact, le verre laissant passer la lumière qui expose le papier en inversant une seconde fois les valeurs, qui sont ainsi rétablies : les noirs sont noirs, les blancs sont blancs. La feuille peut être découpée ensuite à la manière d’une pelure d’orange, et donne un long ruban de papier portant les photogrammes dans leur ordre chronologique. Mais comme Louis Aimé Augustin Le Prince et Étienne-Jules Marey à la même époque, Edison et Dickson ne peuvent pas visionner ce fragile et opaque ruban et restituer le mouvement enregistré[60].
Format 19 mm, à défilement horizontal, photogrammes circulaires
Une invention fondamentale arrive à point nommé. Celle de l’Américain John Carbutt qui, en 1887, invente un film souple, transparent et résistant en nitrate de cellulose, que l'industriel George Eastman met sur le marché en 1888, débité en rouleaux de 70 mm de large sans substance photosensible et sans perforations. Pour sa part, Étienne-Jules Marey adapte aussitôt sa chronophotographie au nouveau support. De leur côté, Edison et Dickson, auxquels s'est joint William Heise, créent ce qui va devenir vingt ans plus tard le format standard des prises de vues cinématographiques.
Mais d'abord, ils débitent le film Eastman sur sa longueur en trois rubans de 19 mm de large. Edison, qui dans sa jeunesse avait été un habile opérateur du télégraphe électrique, était familiarisé à la présence de perforations sur le ruban de papier de l’invention de Samuel Morse, qui assuraient l'avancée du message[61]. Il dote la bande de 19 mm (³⁄₄ de pouce) d'une unique rangée de perforations rectangulaires arrondies dont il prend soin de déposer le brevet. Ces perforations se situent sous le photogramme, à raison de 6 perforations par image, car le défilement de la pellicule se fait à l'horizontal. Les photogrammes obtenus sont circulaires, dernier lien de l’invention avec les jouets optiques, et mesurent en diamètre 1/2 pouce, soit environ 13 mm.
Entre 1889 et 1890, plusieurs essais avec ce kinétographe horizontal au format 19 mm sont concluants, dont l'immortalisation d'une poignée de mains entre Dickson et son assistant William Heise après leur premier film réussi, un simulacre de combat de boxe qu'ils miment en riant, Men Boxing, des essais qui sont tous conservés à la Bibliothèque du Congrès. Dickson se filme aussi, saluant d’un coup de chapeau respectueux les futurs spectateurs. C’est ce que certains historiens considèrent comme étant « le premier film du cinéma » et que d’autres classent dans les essais du précinéma : Le Salut de Dickson (Dickson Greeting, 1891), d'une durée initiale d'une dizaine de secondes dont il reste à peine deux secondes. C'est la première fois où les hommes filment d'autres hommes et en livrent à la postérité le mouvement enregistré et reconstitué.
Parallèlement Dickson a mis au point l'appareil nécessaire pour voir les futurs films (le mot anglais film, qui signifie voile, couche, pellicule, est utilisé pour la première fois par Edison dans son acception moderne). Cette machine, c'est le kinétoscope, et comme le kinétographe, il fonctionne parfaitement. Car encore faut-il pour toute invention qu’on puisse publiquement et officiellement en constater les résultats (ce à quoi ne sont jamais parvenus ni Le Prince ni Léon Bouly). L’appareil est un coffre en bois sur lequel le spectateur se penche pour visionner individuellement un film qui se déroule en continu, entraîné par un moteur électrique, devant une boîte à lumière. L'utilisateur observe le film à travers un œilleton et un jeu de loupes grossissantes. Le mouvement est restitué par le passage d’un obturateur circulaire, synchronisé avec l’entraînement du film grâce aux perforations, qui dévoile les photogrammes les uns après les autres, à la cadence de 18 unités par seconde. Dickson a écrit avoir utilisé de plus fortes cadences (en prise de vues), mais l'historien du cinéma américain Charles Musser note qu'il s'agit d'un excès de langage destiné à impressionner les invités de marque : 165 600 images à l'heure[62], soit 46 images par seconde ! Le doute existe encore aujourd'hui.
Le Salut de Dickson est présenté le devant une assemblée de cent-cinquante militantes de la Federation of Women’s Clubs. Le succès est au rendez-vous, les spectatrices, individuellement ou deux par deux, se pressent autour des kinétoscopes alignés et visionnent plusieurs fois chacune Le Salut de Dickson, manifestant leur étonnement et leur satisfaction[63]. Le cycle recherché de l'enregistrement du mouvement et de sa restitution est enfin chose acquise, la date est certifiée par cette présentation publique, le premier film du cinéma, vu par un public assemblé, est bien Le salut de Dickson, d’autant qu’il est applaudi par la presse américaine. « The cinema, as we know it today, began with the invention of the Kinetograph and Kinetoscope. These two instruments represent the first practical method of cinematography (Le cinéma, tel que nous le connaissons aujourd'hui, commença avec l'invention du kinétographe et du kinétoscope. Ces deux machines sont la première méthode réussie de prise de vues cinématographique) »[64].
Format 35 mm, à défilement vertical, photogrammes rectangulaires
Mais un problème tracasse l'équipe de chercheurs : un manque de définition du film 19 mm au visionnement, surtout dans les plans larges (personnages en pied) qui sont la règle à l'époque, en imitation à la photographie. Edison et Dickson décident d'augmenter la largeur du ruban, passant de 19 à 35 mm (la moitié exacte du ruban Eastman). Cette fois, ils choisissent de faire défiler le ruban à la verticale et le dotent de 4 perforations rectangulaires sur un seul des côtés pour profiter pleinement de la surface sensible. Les essais font apparaître des risques de déchirure et un manque de stabilité déjà constatée avec le format précédent. En ajoutant une seconde rangée de 4 perforations sur l'autre bord de la pellicule, « Edison fit accomplir au cinéma une étape décisive, en créant le film moderne de 35 mm, à quatre paires de perforations par image »[65], le format standard qui existe encore aujourd'hui dans le domaine du cinéma argentique, sous une forme qui a peu évolué[66].
D’après les croquis d’Edison, Dickson, secondé par William Heise, fabrique une nouvelle version du kinétographe, une caméra au format 35 mm, lourde et encombrante, qui nécessite un branchement électrique pour activer son mécanisme. Mais elle a le mérite de bien fonctionner et Dickson va l'améliorer durant les deux années qui suivent. La pellicule, sous forme d'un bobineau, avance par intermittence, grâce à un mécanisme d'échappement alternatif. C'est la roue à rochet (échappement à cliquet) à commande électrique qu'il a choisie pour équiper le kinétographe. La pellicule marque un temps d'arrêt très court dans l'axe optique de l'objectif, puis se déplace d'un pas, tandis qu'un obturateur rotatif à pales, fermé pendant le déplacement de la pellicule, s'ouvre durant son immobilisation, assurant l’instantané. La pellicule impressionnée se rembobine ensuite[67].
Edison pense pouvoir attendre encore pour commercialiser ses essais, il s'illusionne encore de pouvoir arriver enfin à coupler l'image et le son, ce qui est son rêve. Mais il rencontre dans ses expérimentations des difficultés insurmontables à son époque (la synchronisation du son et de l'image) et décide de faire connaître son invention au grand public, en l'état, afin de ne pas être pris de vitesse par d'éventuels concurrents. Il fait tourner près de soixante-dix films, essentiellement entre 1893 et 1895[68]. L'historien du cinéma Georges Sadoul affirme dans son Histoire du cinéma mondial que « les bandes tournées par Dickson sont à proprement parler les premiers films »[21], mais dans le même ouvrage, il délivre un impressionnant Essai de chronologie mondiale, cinq mille films de cinquante pays, qu'il commence en 1892, avec les projections d'Émile Reynaud. L'historien tient donc compte à la fois des essais de Dickson entre 1888 et 1891 (y compris Le Salut de Dickson, qu'il estime n'être qu'un essai) et des Pantomimes lumineuses de Reynaud[69].
Edison ouvre un peu partout sur le territoire américain des Kinetoscope Parlors, des salles où sont alignés plusieurs appareils chargés de films différents qu’on peut visionner moyennant un droit d’entrée forfaitaire de 25 cents. Ce sont les premières vraies recettes du précinéma. Laurie Dickson est chargé de diriger les prises de vues des films ; il est ainsi le premier réalisateur de l’histoire. Pour filmer des danseurs, des acrobates, des mimes, des combats de coqs ou de chats, etc, Dickson construit le premier studio de cinéma, le Black Maria (surnom populaire des fourgons de police, noirs et inconfortables). Il est recouvert de papier goudronné noir dont l’effet à l’intérieur est celui d’une serre surchauffée. Le petit bâtiment à toit ouvrant est posé sur un rail circulaire et peut s’orienter en fonction de la position du soleil, car la lumière du jour est le seul éclairage utilisé sur le plateau. Chaque prise de vues est d'une durée maximale de 60 secondes, le film est composé d'une seule prise de vues, un unique plan[70].
Au début, les films Edison relèvent plutôt du music-hall et des attractions de foire. Le cirque de Buffalo Bill vient même effectuer plusieurs danses indiennes[71]. L'historien américain Charles Musser note : « Le sexe et la violence figurent en bonne place dans les films américains primitifs (ndlr : d'Edison-Dickson). En fait, ces sujets doivent beaucoup au système de visionnement individuel des films avec le Kinétoscope (dont l'appellation commerciale est très exactement kinetoscope peep show machine) : ils montrent très souvent des divertissements susceptibles de heurter la conscience religieuse de certains Américains »[72].
Parfois, les réactions sont violentes, et vont jusqu'à la destruction des appareils et des films. Plus souvent, un bandeau est exigé lors du tirage des copies pour dissimuler plus ou moins les zones scandaleuses des sujets. Ainsi, une danse du ventre, bien que hypocritement désignée comme "danse du muscle" (Fatima, danse du ventre), comporte deux bandeaux blancs surimpressionnés au niveau du bas-ventre et au niveau de la poitrine de l’artiste Fatima. L'original a cependant été conservé. Des combats de coq, de chiens, de chats, mais aussi des combats de boxe, des épreuves de « bras de fer », font partie de l'offre, et certaines machines sont chargées de bobineaux que seuls les messieurs sont autorisés à regarder[73].
Les femmes ne seront pas oubliées, mais plus tard, quand les Américains seront passés, après les frères Lumière, à la projection sur grand écran. Le premier long-métrage du cinéma, The Corbett-Fitzsimmons Fight, qui durait 90 minutes (dont il reste quelques extraits assez longs et représentatifs), filmé par la Veriscope Company en mars 1897 à Carson City dans le Nevada, avec trois caméras et un film spécial du type format « panoramique », plus propice - semble-t-il, à une vue d'ensemble du ring, a été projeté en public trois mois plus tard, le temps de fabriquer des appareils de projection capables de fonctionner aussi longtemps. Charles Musser affirme que dans les salles, le public féminin, dont la présence était interdite autour des combats de boxe réels, formait 60 % des spectateurs. Il remarque avec humour que les femmes pouvaient ainsi « avoir une idée de ce qui excitait les hommes quand ils étaient entre eux »[74], un secret qu'elles découvraient avec une certaine excitation personnelle.
Les kinétoscopes attirent de nombreux curieux, mais Edison, dans l’euphorie de la victoire, n’a pas pensé à déposer des brevets de son appareil au niveau international, une faute stupéfiante de la part d’un homme pourtant tatillon et procédurier. Les contrefaçons se multiplient dans le monde entier, Edison n’y pouvant rien. « À ce moment-là, il était bien entendu déjà trop tard pour protéger mes intérêts »[75], avoue-t-il dans ses mémoires. Pourtant, il organise à Paris, durant l’été 1894, des démonstrations publiques du kinétoscope, auxquelles assiste Antoine Lumière, le père des deux frères, qui revient à Lyon et oriente ses fils vers la conception de machines équivalentes du kinétoscope et du kinétographe. L'Institut Lumière est particulièrement clair à ce sujet :
« Il est bien difficile de déterminer précisément le moment à partir duquel les frères Lumière ont commencé à travailler sur la projection d’images animées, leurs souvenirs sur ce point étant contradictoires. Le Kinétoscope Edison est en revanche toujours cité comme point de départ de leurs réflexions visant à rendre visible par un public, et non plus individuellement, des images animées : ce n’est donc qu’à partir de septembre 1894 qu’ils ont pu, ou leur père Antoine, voir cette nouvelle attraction à Paris[54]. »
C’est ainsi que le , on peut lire dans le quotidien Le Lyon républicain :
« Les frères Lumière travaillent actuellement à la construction d’un nouveau kinétographe, non moins remarquable que celui d’Edison, et dont les Lyonnais auront sous peu, croyons-nous, la primeur[54],[76] »
C'est la preuve irréfutable de l'antériorité des machines et des films des trois Américains sur leurs concurrents français.
« Cent quarante-huit films sont tournés entre 1890 et septembre 1895 par Dickson et William Heise à l'intérieur d'un studio construit à West Orange, le "Black Maria", une structure montée sur rail, orientable selon le soleil[13]. »
Dès le XVIIe siècle — où le public découvre le mystère de la lanterne magique —, au XVIIIe siècle et durant tout le XIXe siècle, la projection sur écran blanc ou sur tulle, d’images fixes, de dessins puis de photos, est déjà une attraction qui frappe les esprits de tous les milieux, modestes ou aisés. À tel point que l’historien du cinéma Charles Musser, dans son volumineux livre L’Émergence du cinéma, appelle le premier chapitre qui traite des projections dans les siècles précédant le cinéma, « Vers l’histoire d’un monde de l’écran »[77]. Le succès des fantasmagories et des apparitions de spectres au théâtre et au music-hall, influence le commerce des machines qui reproduisent le mouvement à partir de dessins (jouets optiques, dits jouets de salon). Les clowns qui grimacent, les corps qui se contorsionnent monstrueusement ou se métamorphosent comme par miracle, sont des sujets qui se vendent bien.
En 1877, Émile Reynaud, professeur de sciences et photographe, crée son « jouet de salon », le Praxinoscope, dont il dessine lui-même les vignettes, amusantes ou poétiques. Le Praxinoscope rencontre tout de suite la faveur du public et le dernier modèle permet même la projection des dessins sur un petit écran format carte postale, car Reynaud pense que son art ne peut atteindre son apogée qu’en reprenant l’effet magique des lanternes lumineuses. Mais, comme tous les « jouets de salon », ses sujets sont en boucle : le geste, la pirouette, la transformation, ne durent qu’une seconde, exceptionnellement deux. En 1892, un an après les premiers films d’Edison, dont la durée n’excède pas une cinquantaine de secondes, Reynaud entreprend de fabriquer un projet ambitieux qui l’obsède depuis quelque quinze années : une machine qui permettrait de projeter sur un grand écran, en donnant l’illusion du mouvement, des dessins qui raconteraient une vraie histoire d’une durée de deux à trois minutes, voire plus.
C'est le Théâtre optique et ses pantomimes lumineuses, ainsi qu’il appelle ses films. Avec patience, il dessine et peint sur des carrés de gélatine protégés de l'humidité par un recouvrement de gomme-laque[78] plusieurs centaines de vignettes qui représentent les différentes attitudes de personnages en mouvement, confrontés les uns aux autres, qu'il encadre dans du papier fort (identique au système des futures diapositives) et qu'il relie par des lamelles de métal souple recouvertes de tissu, formant un long ruban de 70 mm de large. Sa technique est le début de ce que l’on appellera les dessins animés, et le mouvement reconstitué classe bien son spectacle dans la catégorie des films, donc du cinéma, et non pas du précinéma[79].
« Chacune des vignettes est opacifiée autour des personnages par une couche dorsale de peinture noire comme dans la technique de la peinture sur verre, seuls les personnages sont transparents. Les dessins coloriés sont projetés par rétro projection sur un écran de tulle transparent, grâce à des miroirs tournant devant une lanterne à pétrole qui éclaire violemment à travers chaque dessin, comme fonctionnait déjà le Praxinoscope de projection. Les bandes comportent une unique perforation centrale entre chaque dessin. Ce ne sont pas les perforations qui font défiler la bande, ce sont les bobines quand on les mouline à la main. Les perforations ont une mission particulière, celle d’entraîner, de faire tourner en synchronisme avec le défilement de la bande, les miroirs qui permettent de projeter les vignettes les unes à la suite des autres. La projection n’est pas très lumineuse mais, dans l’obscurité, sa pâle clarté sied bien aux sujets charmants des bandes de Reynaud et à leurs tons pastel. Les personnages sont dessinés en pied et ils évoluent devant un décor lui aussi dessiné, projeté par une seconde lanterne »[80]. La projection séparée du décor permet à Reynaud d’économiser sa peine en évitant de reproduire le même décor des centaines de fois. Cette séparation décor-personnages est toujours de mise dans les dessins animés modernes, y compris dans le cadre de l'animation par ordinateur.
À partir du , Émile Reynaud présente ses pantomimes à Paris, dans le Cabinet fantastique du musée Grévin. Le Théâtre optique d’Émile Reynaud innove considérablement par rapport à Thomas Edison en inaugurant les premières projections du cinéma. Contrairement au visionnage solitaire des kinétoscopes, le public du Théâtre optique est rassemblé pour suivre l’histoire projetée sur l’écran. Ainsi, le musée Grévin peut s’enorgueillir d’avoir été la première salle de projection de cinéma, mais le contrat léonin imposé à Reynaud lui interdit de présenter son spectacle ailleurs qu'à Grévin.
On peut visionner ci-dessous in extenso le film Pauvre Pierrot, premier dessin animé du cinéma, réalisé par Émile Reynaud en 1892. Restitué par le réalisateur Julien Pappé, avec le thème musical original de Gaston Paulin :