Khmers rouges
mouvement politique et militaire communiste radical, qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979 / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
Cher Wikiwand IA, Faisons court en répondant simplement à ces questions clés :
Pouvez-vous énumérer les principaux faits et statistiques sur Khmers Rouges?
Résumez cet article pour un enfant de 10 ans
« Khmers rouges » (en khmer : Khmer Krahom, ខ្មែរក្រហម) est le surnom d'un mouvement politique et militaire cambodgien, ultranationaliste et communiste radical d'inspiration maoïste, qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979.
Khmers rouges ខ្មែរក្រហម (km) | |
Idéologie | Communisme[1],[2] Autarcie[1] Nationalisme khmer[1],[2] |
---|---|
Positionnement politique | Extrême gauche[3],[4] |
Fondation | |
Date de formation | |
Pays d'origine | Cambodge |
Date de dissolution | |
Actions | |
Zone d'opération | Cambodge |
Période d'activité | - 1951-1968 (parti politique) 1968-1975 (insurrection) 1975-1979 (gouvernement) 1979-1999 (insurrection) |
Organisation | |
Chefs principaux | Pol Pot |
Branche politique | Parti communiste du Kampuchéa |
Sanctuaire | Phnom Penh |
Soutenu par | Guerre civile cambodgienne : Chine Corée du Nord Nord Viêt Nam Front national de libération du Sud Viêt Nam Pathet Lao Guerre entre le Cambodge et le Viêt Nam : Front national de libération du peuple khmer Front uni national pour un Cambodge indépendant, neutre, pacifique et coopératif Chine Corée du Nord Thaïlande Royaume-Uni [5],[6],[7] États-Unis (allégué)[8],[9] |
Guerre civile cambodgienne (1967-1975) Guerre entre le Cambodge et le Viêt Nam |
|
modifier |
Apparu sous une première forme en 1951, le mouvement cesse d'exister en 1999. Sa direction est constituée jusqu'en 1981 par le Parti communiste du Kampuchéa, dit également Angkar អង្ការ (« Organisation »). De 1962 à 1997, le principal dirigeant des Khmers rouges est Saloth Sâr, plus connu sous le nom de Pol Pot.
Les Khmers rouges prennent le pouvoir au terme de plusieurs années de guerre civile, mettant en place le régime politique connu sous le nom de Kampuchéa démocratique. Entre 1975 et 1979, période durant laquelle ils dirigent le Cambodge, leur organisation met en place une dictature d'une extrême violence chargée, dans un cadre autarcique, de créer une société communiste sans classes, ethniquement pure, purgée de l'influence capitaliste et coloniale occidentale ainsi que de la religion. Le nouveau régime décrète notamment l'évacuation de toutes les villes du pays, contraignant les populations citadines à travailler dans les campagnes, dans des conditions relevant de l'esclavage. Le Cambodge vit alors sous un régime d'arbitraire total.
Le régime khmer rouge s'est rendu coupable de nombreux crimes de masse, en particulier de l'assassinat de plusieurs centaines de milliers de Cambodgiens, selon les estimations minimales. Le Programme d'étude sur le génocide cambodgien de l'université Yale évalue le nombre de victimes à environ 1,7 million[10], soit plus de 20 % de la population de l'époque. Les dirigeants sont chassés du pouvoir au début de 1979 par l'entrée des troupes vietnamiennes du Cambodge qui libèrent la population des Khmers rouges. Ces derniers mènent ensuite une nouvelle guérilla, jusqu'à leur disparition à la fin des années 1990.
Le nom de « Khmers rouges » recouvre, dans les faits, un ensemble de mouvements ayant connu différents noms officiels, mais ayant en commun la permanence, à partir du début des années 1960, d'un même noyau dirigeant. Le surnom « Khmers rouges » (c'est-à-dire « Cambodgiens communistes ») leur a été attribué par Norodom Sihanouk vers la fin des années 1950[11] et est utilisé couramment, en français, à travers le monde[note 1]. Eux-mêmes n'utilisaient pas ce terme.
Pour ce qui est des dénominations officielles, le parti politique composant le noyau dirigeant s'est intitulé successivement Parti révolutionnaire du peuple khmer, puis Parti ouvrier du Kampuchéa, puis Parti communiste du Kampuchéa, cette dernière dénomination restant secrète jusqu'en 1977. Le terme Angkar padevat (« Organisation révolutionnaire ») ou simplement Angkar était utilisé pour désigner la direction du parti et, par extension, celle du mouvement, voire le mouvement dans son ensemble. Le parti a été remplacé en 1981 par le Parti du Kampuchéa démocratique. Le Parti de l'unité nationale cambodgienne, autre vitrine politique des Khmers rouges, a existé au début des années 1990.
Le régime politique au pouvoir de 1975 à 1979 portait le nom de Kampuchéa démocratique, nom ensuite revendiqué par le gouvernement khmer rouge en exil. Un organisme destiné à gérer l'ensemble des activités du mouvement a été créé en 1979, sous le nom de Front de la grande union nationale démocratique patriotique du Kampuchéa.
Sur le plan militaire, les forces armées khmères rouges ont successivement porté les noms d'Armée révolutionnaire du Kampuchéa (1968-1970, puis 1975-1979), Forces armées populaires de libération nationale du Kampuchéa (1970-1975), et enfin Armée nationale du Kampuchéa démocratique (en) (après 1979).
Au Cambodge même, la désignation « a-Pot » (terme péjoratif pouvant se traduire par « Polpotistes ») est couramment employée : ce fut notamment le cas sous le régime de la République populaire du Kampuchéa dont les dirigeants, eux-mêmes anciens Khmers rouges, tenaient à se démarquer du camp de Pol Pot[12].
Les communistes cambodgiens durant la guerre d'Indochine
Le premier avatar du futur mouvement khmer rouge apparaît lors du protectorat français. Durant la guerre d'Indochine, le Việt Minh réorganise ses alliés parmi les Khmers et les Lao dans le but de structurer les guérillas communistes locales. Chacun des mouvements indépendantistes des trois pays de l'Indochine française doit alors être doté d'un parti distinct du Parti communiste indochinois (PCI, fondé en 1930) et essentiellement formé de Vietnamiens. Le PCI devient, lui-même, le Parti des travailleurs du Viêt Nam. Le parti cambodgien est formé en 1951, sous le nom de Parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK). Il est placé sous la présidence de Son Ngoc Minh, chef du gouvernement indépendantiste cambodgien. À l'origine, le parti est destiné à constituer le noyau dirigeant de la tendance communiste des Khmers issarak.
Formation politique en France
Une partie des futurs dirigeants khmers rouges effectuent, durant la guerre d'Indochine, leurs études en France. Membres de l'Association des étudiants khmers de France (AEK), présidée à partir d'octobre 1951 par le futur ministre Hou Yuon, ils se rallient progressivement à l'idéologie communiste. Lors d'une réunion à Sceaux, un groupe d'étudiants cambodgiens forme un « Cercle marxiste », placé sous la direction de Ieng Sary, assisté de Thiounn Mumm et Rath Samoeun. Le « Cercle marxiste », dont l'existence n'est pas publique, fonctionne comme un noyau dirigeant secret de l'AEK. Saloth Sâr (futur Pol Pot) le rejoint quelque temps après sa formation[13]. Les étudiants communistes cambodgiens, parmi lesquels on trouve Son Sen et Khieu Samphân, étudient les textes de Karl Marx, Lénine ou Staline[14]. Plusieurs d'entre eux, comme Saloth Sâr, Ieng Sary et Mey Mann, adhèrent au Parti communiste français. Ieng Sary rend la lecture de L'Humanité obligatoire au Cercle[15].
Fin de la guerre d'Indochine
Saloth Sâr et Rath Samoeun reviennent en Indochine française en 1953 et rejoignent un camp Việt Minh. Les activités du Parti révolutionnaire du peuple khmer sont alors totalement contrôlées par les communistes vietnamiens[16], au point que les issarak communistes sont surnommés par les Français « Khmers Việt Minh ». Malgré la participation des Khmers issarak à la lutte indépendantiste, c'est finalement l'action du roi Norodom Sihanouk qui entraîne la reconnaissance par la France, à la fin 1953, de l'indépendance du royaume du Cambodge. À la fin de la guerre d'Indochine, les « Khmers Việt Minh », conformément aux accords de Genève, déposent les armes ou se réfugient au Nord Viêt Nam. Malgré la fin du mouvement Khmer issarak, le Parti révolutionnaire du peuple khmer continue d'exister au Cambodge mais doit limiter ses activités. Son Ngoc Minh résidant désormais à Hanoï, il est remplacé comme secrétaire général par Sieu Heng, mais le principal dirigeant du parti, en tant que responsable des zones urbaines, est Tou Samouth.
Opposition à Norodom Sihanouk
La participation de quelques intellectuels dits « progressistes » aux gouvernements du royaume du Cambodge reste provisoire et symbolique, la vie politique du pays étant dominée par le Sangkum Reastr Niyum, mouvement initié par le roi (puis Premier ministre, puis chef de l'État à vie) Norodom Sihanouk. Les communistes cambodgiens, dont le parti demeure clandestin, ont pour vitrine légale le Pracheachon (littéralement Groupe du peuple), dirigé par Keo Meas. C'est durant les années 1950 que Sihanouk commence à utiliser l'expression « Khmers rouges » (reproduite en français dans le texte par les médias internationaux) pour désigner les communistes cambodgiens, par opposition aux « Khmers roses » du Parti démocrate, aux « Khmers bleus » réclamant la formation d'une république du Cambodge et aux « Khmers blancs » royalistes[17]. Tout en se rapprochant progressivement, sur le plan international, du camp communiste et notamment de la république populaire de Chine, Sihanouk réprime l'opposition de gauche cambodgienne et compromet tout développement électoral des communistes locaux. Ieng Sary retourne au Cambodge en janvier 1957, laissant à Khieu Samphân la direction du Cercle marxiste, et retrouve un mouvement communiste khmer qui lui apparaît alors moribond[18]. Khieu Samphân, revenu en 1959 au Cambodge, occupe un poste universitaire et dirige un hebdomadaire d'opposition de gauche, L'Observateur, ce qui lui vaut d'être passé à tabac en pleine rue par des hommes de main de l'appareil d'État. Le Pracheachon se présente à plusieurs scrutins électoraux, mais l'opposition à Sihanouk fait l'objet de mesures d'intimidation continuelles. Sieu Heng, le chef du PRPK, se révèle être en cheville avec le gouvernement et fait défection en 1959, rejoignant le camp de Sihanouk. Au printemps 1960, le PRPK adopte le nouveau nom de Parti ouvrier du Kampuchéa. Le secrétaire du parti, Tou Samouth, est suivi dans la hiérarchie par Nuon Chea, Saloth Sâr et Ieng Sary. C'est alors la première fois que les communistes cambodgiens choisissent eux-mêmes leur direction, en dehors de la tutelle de leurs alliés vietnamiens[19]. Durant cette même période, et dans le cadre de sa politique neutraliste, Sihanouk confie des postes ministériels à des hommes de gauche, dont Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim, ignorant que ces trois derniers, qui jouissent d'un certain prestige, sont secrètement membres du parti communiste cambodgien[20].
À partir de 1962, la direction nationale du parti (dite également « Centre »[21]) passe pour l'essentiel sous le contrôle des anciens étudiants parisiens[22]. En juillet, Tou Samouth disparait, probablement arrêté, torturé et tué par des hommes du général Lon Nol, ministre de l'Intérieur de Sihanouk. Saloth Sâr est élu secrétaire général du parti pour le remplacer. Alors que Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim se sont résolus à coopérer avec Sihanouk pour tenter d'assainir la situation du Cambodge, allant jusqu'à adhérer au Sangkum Reastr Niyum, le futur Pol Pot est d'ores et déjà résolu à l'action violente[23].
Réorganisation
Constatant leur manque de moyens sur le terrain politique légal, et craignant de devoir subir une répression accrue, les chefs du Parti prennent le maquis en 1963, rejoignant d'abord des bases tenues par le Front national de libération du Sud Viêt Nam (Việt Cộng). Ils y apprennent les fondements de la gestion politique de la population et du contrôle policier qu'ils allaient appliquer une fois au pouvoir. En 1964, Saloth Sâr obtient d'établir le camp des Khmers à l'écart de celui des Vietnamiens. À l'automne, le plénum du comité central du parti se réunit dans une forêt et établit une résolution approuvant « toutes les formes de lutte » contre le gouvernement de Sihanouk. Les communistes cambodgiens sont cependant en porte-à-faux avec les Vietnamiens, qui considèrent Sihanouk comme un « patriote » du fait de ses positions antiaméricaines[24]. Entre avril 1965 et février 1966, Saloth Sâr et Keo Meas séjournent à Hanoï mais n'obtiennent pas le soutien espéré de la part de leurs alliés, qui leur conseillent de ménager Sihanouk. Saloth Sâr séjourne également à Pékin, en république populaire de Chine, en décembre 1965, et décide à cette occasion de se rapprocher des Chinois, dont il se sent politiquement et stratégiquement plus proche. Décidés à se débarrasser à terme de la tutelle vietnamienne, les dirigeants khmers rouges rebaptisent secrètement leur parti, en octobre 1966, du nom de Parti communiste du Kampuchéa, seuls les membres du Centre étant au courant de ce changement. La base khmère rouge est éloignée de celle des Vietnamiens, et les différents comités de zone du mouvement se livrent à des préparatifs en vue du passage à la lutte armée[25].
Dans le courant de 1967, Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim rejoignent le maquis[26]. La plupart des observateurs et des acteurs politiques cambodgiens présument alors que les trois hommes, mystérieusement disparus, ont été tués par la police de Sihanouk[27] et l'annonce de leur présence aux côtés des Khmers rouges passe, un temps, pour une manipulation : surnommés « les trois fantômes », Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim sont présentés comme les dirigeants du mouvement, auquel ils donnent une aura de respectabilité. Le vrai pouvoir demeure cependant entre les mains de Saloth Sâr, de Nuon Chea, de Son Sen et de l'entourage de ces derniers, qui demeurent éloignés du devant de la scène. Les Khmers rouges continuent de fonctionner selon une logique du secret, ne révélant ni l'identité de leurs véritables dirigeants, ni même l'existence du Parti communiste du Kampuchéa. Au sein du mouvement, le PCK est désigné sous le nom de l'Angkar, អង្ការ (« l'organisation »), et seul le petit cercle de ses dirigeants connaît sa véritable nature[28].
Début de l'insurrection
Les troupes des Khmers rouges, baptisées du nom officiel d'« Armée révolutionnaire du Kampuchéa »[29], lancent leur soulèvement proprement dit le . Les premières opérations sont de petite envergure mais leur permettent de s'emparer d'armes. En février et mars, des soulèvements sont lancés dans plusieurs provinces du Nord et du Sud-Ouest. Le surnom de « Khmers rouges », qui désignait auparavant, de manière générique, les communistes cambodgiens dans leur ensemble, devient celui des insurgés. À travers tout le pays, dix mille villageois quittent leurs foyers pour rejoindre les rebelles. Les révoltés manquent cependant encore cruellement de moyens, notamment pour ce qui est des communications, et Lon Nol, rappelé par Sihanouk au poste de ministre de la Défense, puis de Premier ministre, applique contre eux une politique de la terre brûlée. Les chefs militaires khmers rouges comme Ta Mok dans le Sud-Ouest, ou So Phim dans l'Est, dont les zones d'opérations sont isolées les unes des autres, doivent agir indépendamment, attendre des mois leurs ravitaillements en armes et souvent se contenter d'effectuer des raids éclairs. À la fin 1968, les agissements des rebelles sont tout de même signalés dans douze des dix-neuf provinces du Cambodge[30].
Alliance avec Norodom Sihanouk
Le , à l'instigation du prince Sisowath Sirik Matak et avec le soutien des États-Unis, Lon Nol dépose Norodom Sihanouk alors que ce dernier se trouve à Moscou, en Union soviétique. Sihanouk, en quête d'alliés, se rend en république populaire de Chine et diffuse sur Radio Pékin un message promettant de lutter pour la « justice ». Phạm Văn Đồng, Premier ministre du Nord Viêt Nam, se rend à Pékin et rencontre Sihanouk pour lui demander s'il est prêt à coopérer avec les Khmers rouges. Le 23 mars, Sihanouk se décide et annonce la formation d'un gouvernement en exil, le Gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa (GRUNK, dit également « Gouvernement royal d'union nationale du Cambodge », soit GRUNC) et d'un mouvement de guérilla, le Front uni national du Kampuchéa (FUNK), appelant les Cambodgiens à prendre les armes contre le régime de Lon Nol. L'appel de Sihanouk aurait auparavant été relu et légèrement corrigé par le Premier ministre chinois Zhou Enlai et par Saloth Sâr, qui se trouve alors à Pékin. Ce dernier cache sa présence et ne rencontre pas Sihanouk, se contentant de lui faire transmettre un message de soutien signé des « trois fantômes », Khieu Samphân, Hou Yuon, et Hu Nim, les chefs officiels. Proclamé le 5 mai, le Gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa, basé à Pékin, est reconnu par la Chine, par la Corée du Nord, le Nord Viêt Nam, Cuba et quelques pays du tiers monde[31]. Khieu Samphân, Hou Yuon et Hu Nim figurent dans la liste des ministres : le GRUNK compte ensuite un nombre croissant de ministres Khmers rouges, au gré de ses différents remaniements[32].
En , les forces armées sont rebaptisées « Forces armées populaires de libération nationale du Kampuchéa » (FAPLNK)[33]. Au même moment, Saloth Sâr reprend la piste Hô Chi Minh pour rentrer au Cambodge. Pendant son absence, d'après le Livre noir du gouvernement du Kampuchéa démocratique édité en 1978, les Vietnamiens auraient essayé de négocier avec Son Sen et Ieng Sary un commandement militaire conjoint pour protéger le quartier général du Việt Cộng qui aurait été transféré à Kratie et de fournir une aide logistique sur les pistes qui partaient au sud du Viêt Nam, en échange d'une assistance militaire[34].
Pol Pot affirma en 1978 que le PCK avait rejeté la demande. Il affirma qu'en septembre, son quartier général avait été transféré plus à l'ouest, au Phnom Santhuk, dans la région de Kampong Thom, mais aussi plus près de Kratie et de la direction du Việt Cộng, ce qui accréditait la thèse qu'un commandement commun était en place. Ce point est renforcé par un témoignage d'un khméro-vietnamien recueilli une dizaine d'années plus tard qui affirmait que dans les forêts du Phnom Santhuk, outre l'entraînement au combat, il devait enseigner le khmer aux unités du FNL présentes, alors que les recrues locales apprenaient le vietnamien et participaient à des réunions dans cette langue[35].
En fait, au vu de la situation au Cambodge, le Nord Viêt Nam n'a aucune marge de manœuvre et soutient pleinement les Khmers rouges, auxquels il dispense armes et formations militaires, tout en occupant en leur nom des parties du territoire cambodgien[36].
Mise en place d'un programme
En octobre, Vorn Vet participait à une formation politique de plusieurs jours. Un document saisi peu après à côté de Kratie semble provenir de cette session ; il préfigurait plusieurs mesures du Kampuchéa démocratique qui ne seront pas appliquées avant le retrait vietnamien en 1972. Le texte par exemple, feignait d'ignorer l'existence du FUNK et contenait un vibrant plaidoyer pour la lutte des classes, affirmant que le parti n'avait pas à répondre aux attentes des « capitalistes », mais à celles des paysans et des travailleurs. La seule référence au Viêt Nam était pour rappeler la nécessité de se « coordonner » pour lutter contre l'impérialisme tout en préservant l'autonomie de la partie khmère. D'autres passages laissaient augurer de la violence future des discours de Pol Pot sous le Kampuchéa démocratique. On y argumentait notamment sur la nécessité de détruire tout ce qui opprimait le peuple et partageait la société rurale en deux classes avec des tendances politiques distinctes qui ne sont pas sans rappeler les futurs peuple ancien et peuple nouveau. Enfin, le texte se concluait en décrivant la conduite exemplaire que se devait d'avoir tout bon révolutionnaire. Un autre fascicule intitulé Stratégie et politique rurales du parti mettait l'accent sur l'importance de la paysannerie dans la société cambodgienne et dont la révolution ne pouvait se passer. Le document déplorait que les fermiers soient privés de leurs « droits de vote, d'étudier, de lire des livres progressistes et de voyager librement pour gagner leur vie ». Tous ces droits seront oubliés cinq années plus tard, quand les dirigeants khmers rouges accéderont au pouvoir[37].
Dans les zones est, où les opuscules s'inspiraient des modèles vietnamiens, un tract intitulé Moralité des combattants révolutionnaires détaillait une liste en douze points proche de celle des communistes chinois. Le document insistait sur la nécessité d'aider la population locale dans ses tâches quotidiennes de manger et boire de « manière révolutionnaire » de s'abstenir de tout comportement déplacé avec les femmes et de prêcher une haine féroce de l'ennemi. En 1972, trois nouveaux points firent leur apparition, le premier demandant aux cadres de veiller à ce que la révolution soit menée sans rien attendre de l'étranger ; le second concernait la maîtrise des tâches immédiates alors que le troisième insistait sur le besoin de véhiculer une certitude quant à la justesse du combat et la victoire finale[38].
À partir du mois de mars, plus d'un millier de Cambodgiens réfugiés au Viêt Nam depuis les accords de Genève étaient rentrés pour prendre part à la guérilla. La plupart avaient été formés à l'école de l'amitié vietnamo-khmère à Hanoï où ils avaient suivi des cours de vietnamien, des études politiques et des périodes d'entraînement militaire. Les personnes qui suivaient ce cursus étaient de ce fait mieux armées pour le combat et la lutte révolutionnaire que ceux déjà sur le terrain ; cet aspect ne pouvait qu'alimenter un ressentiment qui allait bientôt s'exprimer avec violence[39].
Les rapatriés présentaient pour le PCK un mélange d'avantages et d'inconvénients. En effet, les forces sur le terrain, malgré ou à cause de leur accroissement spectaculaire, ne bénéficiaient que d'une instruction et d'un équipement sommaires et ne faisaient pas preuve d'une discipline à toute épreuve. Les nouveaux venus étaient de ce fait appréciés pour leur enseignement et leurs connaissances, mais les dirigeants les soupçonnaient de travailler pour Hanoï. Dans les années qui allaient suivre, ceux qui se conformaient aux discours de plus en plus antivietnamiens du comité central prenaient progressivement le pas sur ceux qui prônaient une coopération entre les deux guérillas. Dans ce contexte, les rapatriés figuraient en « bonne » place parmi les premières victimes des purges, d'abord secrètes, qui s'abattirent sur les maquis cambodgiens à partir de la fin de 1971[40].
En mars 1970, à la demande des Khmers rouges, le Nord-Vietnam lance une offensive contre l'armée cambodgienne. Ils ont rapidement envahi de grandes parties de l'est du Cambodge et ont remis les zones nouvellement conquises aux Khmers rouges. L'armée cambodgienne a été décimée et 40 % du territoire cambodgien était aux mains des communistes[41],[42]. L'incurie du régime de Lon Nol, les graves difficultés économiques des paysans cambodgiens, et l'effet dévastateur des bombardements de l'US Air Force sur le pays, notamment à la frontière entre le Cambodge et le Viêt Nam, poussent un nombre croissant d'habitants des zones rurales à rejoindre les Khmers rouges[43]. Le volume de bombes déversé à l'époque sur le Cambodge par l'aviation américaine est trois fois supérieur à celui lancé sur le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Des centaines de milliers de Cambodgiens sont amenés à fuir leurs villages pour se réfugier dans les forêts : à la fin de 1970, environ un million de personnes vivent dans les zones cambodgiennes contrôlées par le Việt Cộng, les troupes nord-vietnamiennes et les Khmers rouges. En 1970 et 1971, les Khmers rouges servent surtout de force d'appoint aux communistes vietnamiens actifs au Cambodge. Avec l'arrivée de nouvelles recrues, leurs troupes gagnent notablement en importance, tout en devenant très disparates, et mêlent des combattants actifs depuis le début de la guerre civile à des paysans inexpérimentés[44].
En octobre, le Cambodge avait pris le nom officiel de République khmère. En novembre 1970, Saloth Sâr et Nuon Chea passent une semaine avec les responsables nord-vietnamiens pour la zone cambodgienne : ces derniers acceptent de retirer leurs cadres civils des « zones libérées » dès que possible pour laisser la place à des administrateurs khmers rouges, et d'accroître le rôle militaire de ces derniers au Cambodge[45].
En janvier 1971, le comité central du Parti communiste du Kampuchéa se réunit, en l'absence de Khieu Samphân, Hu Nim et Hou Yuon, et réorganise les zones administratives du mouvement, tout en établissant la nécessité de bonnes relations avec les Nord-Vietnamiens, tant qu'ils combattent un ennemi commun[46]. Le Cambodge est ainsi divisé en six zones : les zones sud-ouest, est, nord-est, nord, nord-ouest, et une zone spéciale autour de Phnom Penh. Ta Mok, secrétaire de la zone sud-ouest, place les membres de sa famille (beaux-frères, fils, filles, gendres) aux postes-clés[47].
Le gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa, quant à lui, dirigé officiellement à Pékin par l'ancien Premier ministre de Sihanouk Penn Nouth, est totalement isolé de la réalité du terrain. Sihanouk ne reçoit que de rares messages, adressés par Khieu Samphân au nom de la « faction intérieure ». En 1971, Ieng Sary arrive à Pékin comme « représentant spécial de l'Intérieur », chargé d'assurer un lien avec les Chinois et les Vietnamiens et, d'après Sihanouk, de surveiller ce dernier[48].
En 1972, les troupes khmères rouges comptent environ 45 000 hommes, dont 10 000 unités de guérilla. La république populaire de Chine leur fournit de l'argent pour acheter des armes. En mai de cette année, Saloth Sâr réunit à nouveau le comité central après une tournée des « zones libérées » : une directive est adoptée, prévoyant un programme de collectivisation de l'agriculture, et la suppression du commerce privé. Le tiers de la population du Cambodge, soit plus de deux millions de personnes, vit alors sous le contrôle des Khmers rouges[49].
Les réformes ne sont pas appliquées partout avec la même célérité : les changements sont certainement les plus rapides dans le sud-ouest, commandé par un certain Chhit Chœun qui sera bientôt mieux connu sous le pseudonyme de Ta Mok, alors que les zones contrôlées par des anciens du parti communiste indochinois tels So Phim ou Non Suon semblent appliquer les consignes avec plus de modération. Dans la zone 25, près de Phnom Penh, par exemple, les cadres locaux demandent à leurs troupes de faire preuve d'internationalisme de discipline et d'éthique « révolutionnaire » tout en s'abstenant d'actes de vengeance ou de menaces contre les Vietnamiens. Au nord-ouest aussi, l'évolution est lente et l'ambiguïté est entretenue par des messages enjoignant d'aimer Sihanouk tout en se formant à la lutte des classes[50].
Des premiers témoignages positifs
Trois ouvrages sur la vie dans les secteurs « libérés » sont écrits en 1972 et 1973 par des personnes extérieures au mouvement. Le premier fut rédigé par Serge Thion, un sociologue français qui a enseigné en 1969 dans un lycée de Phnom Penh et a coécrit en 1971 un ouvrage avec Jean-Claude Pomonti, correspondant local du Monde, une étude sur la politique cambodgienne[note 2]. Déclaré persona non grata par la république khmère, il franchit clandestinement la frontière khméro-thaïe début février et rejoint une zone aux mains de la guérilla à une demi-heure de Phnom Penh[51]. Il passe une dizaine de jours avec des rebelles dans les provinces de Kandal et Kampong Spoe. Son témoignage confirme que les Vietnamiens opèrent bien masqués, que Sihanouk reste populaire et que l'union dont se prévaut le FUNK n'est que de façade. Thion reporte ce que l'on veut bien lui montrer, mais il connaît suffisamment le Cambodge pour poser les bonnes questions et savoir interpréter les réponses et les non-dits. Il note également le faible crédit dont dispose le gouvernement de Lon Nol et que la fidélité aux idées révolutionnaires dépasse la dévotion habituellement observée dans les traditions khmères. Thion remarque également que les cadres locaux ont tendance à asseoir leur pouvoir en gagnant la confiance des populations locales plutôt que par la contrainte. De ce qu'il a vu, Thion paraît confiant quant à la suite du mouvement[52].
Deux mois plus tard, Ith Sarin, un jeune inspecteur des écoles de 29 ans, révolté par les abus de la République khmère, rejoint les maquis. Il est accompagné par un autre collègue du nom de Kuong Lumphon, lui aussi déçu par le régime de Lon Nol. Leur fuite a été organisée par les cellules clandestines du parti à Phnom Penh et ils passent neuf mois ensemble comme membres candidats du PCK dans la zone spéciale visitée auparavant par Thion. Sarin consigne son témoignage dans un petit livre en khmer intitulé ស្រណោះព្រលឹងខ្មែរ Sranos Proleung Khmer (« nostalgie de l'âme khmère »)[53].
Les deux textes et le témoignage de Kuong Lumphon montrent que le Parti communiste du Kampuchéa est déjà bien structuré et respecté dans les campagnes autour de Phnom Penh. Ils décrivent également en détail le programme social khmer rouge. Beaucoup de ces points sont appréciés des rédacteurs, notamment la conduite exemplaire des cadres qui tranche avec celle des officiels de la République khmère. Les plus humbles sont alors prêts à bâtir une nouvelle société et à renier de vieilles traditions qui depuis des années n'ont engendré que mépris et oppressions à leur encontre[54].
Les deux Khmers suivent une formation politique de plusieurs semaines neuf heures par jour, avec des séances d'autocritique. Sarin est aussi témoin des diatribes de Hou Yuon contre la République démocratique du Viêt Nam et le Việt Cộng, appelés en privé amis numéro 7 par les cadres Khmers rouges, suivant un classement des puissances communistes où ils se sont octroyés la troisième place, la première étant dévolue à la république populaire de Chine et la seconde à l'Albanie. Yuon les accuse de dévaliser et piller les paysans, d'avoir exploité et escroqué les combattants khmers rouges et leurs dirigeants quand ceux-ci étaient faibles et désarmés[55].
Yuon affirme également que depuis le milieu de 1972, le Parti communiste du Kampuchéa revendique une certaine indépendance que les dirigeants de Hanoï et du Việt Cộng se doivent de respecter. En public, Hou Yuon et ses camarades se montrent moins loquaces sur le sujet, et ce n'est qu'en 1973, quand la plupart des troupes vietnamiennes se seront retirées, que les dirigeants khmers rouges commencent à les désigner sous la dénomination d'ennemis numéro un. En 1988, Sarin se rappelait que Ta Mok dans un discours interne recommandait d'éliminer secrètement les amis numéro sept chaque fois que c'est possible et que même Non Suon, pourtant un ancien du Parti communiste indochinois, tient lui aussi des propos viscéralement vietnamophobes en privé[56].
Sarin et Lumphon travaillent au bureau de l'information et de la culture de la région spéciale. Ce bureau est composé pour une grande partie d'anciens étudiants de Phnom Penh. Ils se sentent attirés par la rigueur, la noblesse des sentiments et l'égalitarisme qui se dégagent des discours, mais Sarin est aussi rebuté par la manière avec laquelle la révolution formate les personnes « comme des machines » et l'autorité sans limites du parti sur tous les aspects de la vie. Désabusé, il retourne à Phnom Penh en mars 1973. Les deux témoignages montrent que les idées et le mode de fonctionnement khmers rouges sont déjà plus qu'ébauchés à la fin de 1972. Les documents fournis aux cadres demandent de faire preuve de fierté, mais pas d'arrogance et abordent la division de la société khmère en strates ainsi que la lutte des classes qui doivent en découler. D'après Lumphon, les seules lectures mises à leur disposition sont des extraits du Petit Livre rouge de Mao Zedong, les Principes du léninisme de Joseph Staline et la revue mensuelle du Parti communiste du Kampuchéa. Le , Sarin et Lumphon participent aux cérémonies commémorant le 12e anniversaire de la création du PCK. Sarin est atterré quand est déployé le drapeau du parti, un marteau et une faucille jaunes sur fond rouge. À part lui, peu font le rapprochement avec l'emblème de l'URSS, mais la plupart étaient surpris par le rituel et le respect qu'on leur demandait d'observer devant un simple drapeau. Quand le livre de Sarin paraît, en 1973, il ne suscita que peu d'intérêt dans la presse internationale, plus préoccupée par la crise constitutionnelle américaine qui s'envenime et qui a des répercussions en Indochine. Lon Nol, plus attentif, place Sarin sous surveillance et fait retirer le livre après qu'il s'est vendu à plusieurs milliers d'exemplaires. Interrogé en 1988 par David Porter Chandler, Sarin regrettera que son livre ait pu laisser penser que les dirigeants khmers rouges pouvaient conduire le pays avec intégrité et équité, mais à l'époque, il croyait dans les valeurs véhiculées par la rébellion. Il affirmera également que s'il avait pu prévoir l'oppression qui allait être la norme du Kampuchéa démocratique, il se serait sûrement abstenu de publier son témoignage[57].
Radicalisation du mouvement
Dans le même temps, l'attitude du mouvement s'était nettement radicalisée après la réunion de mai 1972. Les musulmans chams de la zone gérée par Vorn Vet (ja) se voient interdire le port du costume islamique ; la propriété foncière et certaines possessions privées sont collectivisées ; les mariages luxueux sont interdits. L'idéologie s'oriente vers un désir de refaçonner toute la société cambodgienne sur le modèle de la paysannerie « authentique »[58]. À la fin de 1972, trois des quatre divisions nord-vietnamiennes qui combattaient au Cambodge rentrent alors que la quatrième reste stationnée près de la frontière, vers Kampong Cham. Débarrassées d'une forme de tutelle, les troupes khmères rouges organisent des manifestations anti-vietnamiennes, démantèlent les groupes Khmers rumdo (« Khmers de libération ») qui soutiennent un retour au pouvoir de Norodom Sihanouk et « purgent » leurs effectifs des Khmers issarak rapatriés du Nord Viêt Nam. Quand les officiels de Hanoï demandent à Khieu Samphân des clarifications sur ces évènements, le vice-Premier ministre du Gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa répond qu'il s'agit probablement de manœuvres de désinformation de la C.I.A.[59]. Au sud-est, des combats se développent entre Cambodgiens et Vietnamiens. Ailleurs on tente de saisir l'équipement des troupes du Việt Cộng qui se retirent. La réponse de Hanoï reste mesurée et il est demandé de ne répliquer qu'en cas de légitime défense[60].
William Shawcross a laissé entendre que les forces du PCK étaient désireuses de forcer le destin et d'obtenir la victoire dès 1973. Leur avance sur Phnom Penh est toutefois contrariée par les bombardements américains[61]. Plus tard, Pol Pot réfutera cette hypothèse, assurant que l'armée avait opéré une progression constante. En 1976, Khieu Samphân affirmera de son côté que même les B-52 n'avaient pu avoir raison de leur puissance[62]. Des sources américaines estiment par contre que les rebelles ont subi des pertes sévères, probablement près de 16 000 tués, soit plus de la moitié des troupes engagées sur ce front. Beaucoup perdent la vie dans cet assaut pour prendre la capitale qui se produit entre l'annonce de la fin des bombardements et le , date de sa mise en application[63].
En mars 1973, Norodom Sihanouk et son épouse la reine Monique visitent la zone khmère rouge après être passés par la piste Hô Chi Minh, mais sont tenus à l'écart de la population. Le , les Khmers rouges commencent à appliquer dans les zones sous leur contrôle leur politique de collectivisation radicale, mise en place avec une rigueur particulière dans la zone nord. Si environ 25 % de paysans démunis y trouvent leur compte, le reste de la population est lésé, et environ 60 000 personnes fuient hors des zones khmères rouges. Dans le même temps, les cadres commencent à développer dans leurs séminaires une rhétorique xénophobe antivietnamienne, visant également « ceux qui ont des corps khmers et des esprits vietnamiens » (notamment les anciens Khmers issarak revenus de Hanoï). En 1973, le contrôle khmer rouge s'étend aux deux tiers du territoire cambodgien[64]. Les hommes de Pol Pot refusent par ailleurs de se joindre au processus de départ négocié des Américains, défini par les accords de paix de Paris : irrité, le gouvernement du Nord Viêt Nam diminue son aide aux rebelles cambodgiens, mais perd par là même un moyen de pression sur eux[65].
En novembre 1973, des heurts opposent dans l'Est les Khmers rouges aux Khmers Rumdo (en) sihanoukistes ; l'année suivante, le front des Chams musulmans communistes est dispersé de la zone est, la seule à avoir autorisé une organisation cham autonome : les Khmers Sâr (ou Khmers blancs), pour l'essentiel des Chams communistes, pro-Sihanouk et provietnamiens, entrent alors en dissidence[66]. En 1973, les forces khmères rouges procèdent dans leurs zones à des tueries massives pour imposer la nouvelle autorité, notamment dans la zone nord-est. Les membres des minorités ethniques formés à Hanoï sont victimes de purges. Plusieurs milliers de membres de groupes tribaux se rebellent et se réfugient à la frontière vietnamienne. Des cadres communistes d'ethnie lao sont exécutés[67]. Une répression impitoyable est mise en place pour mater la rébellion dans l'est : So Phim, responsable de zone, a pour instruction de « torturer férocement » les chefs des insurgés[68].
Au début de 1974, les forces communistes veulent lancer leur offensive finale sur Phnom Penh. Le plan prévoit un blocus de la capitale destiné à la priver de nourriture et de munitions, d'affaiblir la résistance par des tirs de mortiers puis de déclencher l'assaut final. Pour ce faire, le PCK espère recruter, au besoin par la force, des troupes fraîches. En mars, quand ils prennent Oudong, l'ancienne capitale royale, ils déportent près de 20 000 personnes à la campagne, exécutent les « ennemis de classe » — les représentants du gouvernement et les enseignants qui n'avaient pas rejoint leur cause — et mettent les autres au travail[69].
En avril 1974, le comité central du Parti communiste du Kampuchéa envoyait à ses cadres un programme de résistance à long terme. Il comprenait deux phases. Dans la première, les cadres devaient expliquer simplement à la population sous leur contrôle les valeurs du socialisme et les comparer aux agissements du gouvernement de Lon Nol. Il fallait notamment demander au peuple d'avoir « un pistolet dans une main et une charrue dans l'autre ». Lors de la seconde étape, il convenait de rappeler que les Forces armées de libération nationale du peuple cambodgien (CNPLAF) luttaient pour un seul idéal, le socialisme, et que tout groupe prônant une autre politique devait être débusqué, car de tels individus étaient assimilés à des saboteurs désireux de créer « la dissension au sein du peuple cambodgien ». Au fur et à mesure que la stratégie khmère rouge se mettait en place, la nécessité d'un front uni et le besoin de faire jouer un rôle à Norodom Sihanouk et à ses partisans se faisaient moins sentir. Ces derniers, qui pensaient être protégés par leur participation à une coalition, furent, pour la plupart, arrêtés et condamnés à mort[70].
Propagande des Khmers rouges
Les Khmers rouges souhaitaient rallier le plus de Cambodgiens possible à leur cause afin de former un régime communiste. Tout ceci part d'une idéologie sociopolitique, qui était très répandue en Europe de l'Est et dans l'échiquier asiatique de l'époque. Entre 1975 et 1979, les dirigeants khmers rouges nommèrent leur régime politique : le Kampuchea démocratique. Normalement une lutte de tous les instants contre les classes sociales, ce gouvernement deviendra une machine de propagande ne laissant aucune trace matérielle[71]. Le parti utilisa différentes stratégies de communication persuasive pour parvenir à leurs fins. Les Khmers rouges ont apporté leurs propres modifications à la langue khmère afin d'avoir un impact psychologique sur la pensée de la population[72]. En effet, le parti communiste souhaitait reconstruire la société de A à Z, en commençant par réformer la langue. Celle-ci était hiérarchisée, c'est-à-dire que les mots utilisés par les individus dépendaient de leur sexe et de leur classe sociale. Par exemple, le mot oui n'était pas le même chez les femmes que chez les hommes et chez le peuple et la famille royale. Une des originalités de cette langue est qu'elle comporte beaucoup de redondances et qu'une importance particulière est accordée aux adjectifs. Partant du fait que les Khmers rouges souhaitaient construire une société nouvelle, ils ont aboli la hiérarchisation de la langue, le peuple devenant ainsi une seule et même entité homogène[72]. Chaque individu de la société civile se faisait appeler « mit », ce qui signifie « ami de tous », ce qui est parallèlement un des points centraux d'un régime communiste. Cette appellation alors nouvelle était une manière de propager leur idéologie dans l'esprit collectif du peuple et ainsi supprimer les barrières sociales existantes entre les individus. Les cadres, quant à eux, étaient appelés « bâng ». Seuls les plus hauts dirigeants du parti conservaient une certaine distinction hiérarchique, car on leur attribuait un numéro (bâng 1, bâng 2, etc.). On supprime également les adjectifs possessifs et les pronoms personnels de la langue, éliminant par le fait même la propriété privée (une des missions principales du parti communiste Angkar Padevat)[72].
Au milieu du XXe siècle, Harold Lasswell a énoncé quelques principes pour un bon usage de la propagande. Sa théorie stipule que les messages doivent être simples, percutants et ciblés, des aspects pouvant se retrouver à l'intérieur des slogans créés par les Khmers rouges. Ceux-ci étaient répétés continuellement au peuple afin de les exalter et de les motiver. Ils appliquaient le principe khley, khloeum, khaing, à leur discours, c'est-à-dire, court, avec du sens et fort, donnant ainsi une ligne de conduite quotidienne au peuple[72]. Les Khmers ont accordé une importance particulière aux slogans destinés aux enfants, puisque ceux-ci représentaient l'espoir de survie du régime à long terme. Des chansons et des slogans dénigrant la famille et valorisant Pol Pot et son gouvernement ont été appris aux jeunes, puisque ceux-ci étaient facilement influençables[73]. Le niveau général de tension dans la population était très élevé et les individus étaient assez vulnérables. La propagande était d'autant plus efficace, puisqu'on faisait miroiter un avenir meilleur aux Cambodgiens pour qui le souvenir de la guerre d'Indochine était récent.
La propagande du parti était caractérisée par une absence d'écrits, d'affiches et de dépliants, contrairement à la propagande nazie initiée par Adolf Hitler. « Sans écrits, tout et n'importe quoi étaient transmis, interprétés, compris, retransmis »[72]. Il était ainsi plus facile pour les Khmers rouges de se déresponsabiliser et de prétendre qu'ils ne jouaient pas un rôle dans la tournure dramatique des évènements. Puisqu'il n'y avait pas d'appui matériel à la propagande, il était relativement facile de ne pas laisser de traces.
Pour atteindre une société idéale à laquelle les Khmers rêvaient, ils ont aussi réformé la démocratie, pour parvenir à la démocratie véritable. Une liste d'obligations et d'interdictions a été publiée par le parti dans laquelle était stipulé, par exemple, qu'il était dorénavant interdit de s'exprimer librement et de contredire les idées d'Angkar, d'avoir une vie et une conscience personnelle et privée. La liste de contraintes se poursuit ainsi sur plusieurs lignes. Le Cambodge sous l'emprise des Khmers rouges était à la fois un camp de concentration et un hôpital psychiatrique à ciel ouvert. Personne n'échappait à l'emprise du parti révolutionnaire et à leur désir de créer une nouvelle société idéale[72].
Victoire militaire des Khmers rouges
L'intervention américaine au Cambodge pour tenter d'éradiquer la piste Hô Chi Minh qui permettait aux autorités communistes nord-vietnamiennes d'alimenter la guérilla du Việt Cộng au Viêt Nam du Sud en passant sur le territoire de la République khmère (bombardements qui s'intensifient jusqu'en ) a contribué au renforcement du mouvement khmer rouge[note 3], dont les effectifs passèrent de 4 000 en 1970 à 70 000 hommes en 1975[75] et à leur prise du pouvoir. Henri Locard, par contre, pondère l'influence des bombardements sur cet accroissement spectaculaire et l'attribue plutôt à la prise de contrôle de la plupart des communes rurales par les troupes du Việt Cộng et à la demande faite aux différents chefs de villages de fournir un quota de recrues à titre de participation à la révolution[76].
En septembre 1974, les troupes de Lon Nol reprennent Oudong, mais le régime de la République khmère est alors à l'agonie. Les États-Unis cherchent avant tout à se retirer du bourbier de la guerre du Viêt Nam, alors que les Khmers rouges, en position de force, refusent toute négociation[77].
Au Nouvel An 1975, les troupes khmères rouges lançaient l'offensive sur Phnom Penh. Alors que les tirs d'artillerie sur la capitale duraient depuis bientôt un an, l'aéroport de Pochentong et la voie d'approvisionnement que constituait le Mékong étaient les principaux objectifs à neutraliser. Quelques mois plus tôt, le GRUNK avait signé un accord commercial avec la Chine. Pékin prêtait l'argent nécessaire à l'achat de mines, remboursable sur le produit des plantations d'hévéas qui devaient être nationalisées après la victoire[78]. Ces mines avaient transité par la piste Hô Chi Minh et avaient été placées sur le Mékong au début de 1975, coupant la principale voie d'approvisionnement de Phnom Penh et rendant la capitale totalement dépendante du pont aérien américain, qui, seul, ne pouvait suffire à acheminer la totalité des ressources nécessaires[79].
Oudong est reprise le 25 février par les troupes de Ke Pauk et les forces khmères rouges s'avancent sur la capitale via plusieurs routes nationales[80]. Le 1er avril, la ville de Neak Leung est prise, ouvrant la voie vers la capitale : Lon Nol prend la fuite le même jour[81]. Les Khmers rouges se livrent alors à une course de vitesse pour prendre Phnom Penh avant que les troupes du Nord Viêt Nam et du Việt Cộng ne prennent Saïgon, pour des raisons de prestige politique, et pour éviter que les Vietnamiens n'aient la possibilité d'investir la capitale cambodgienne avant eux[82].
Le 4 avril, Chan Chakrey, chef militaire khmer rumdo et commandant de la 1re division de la zone est, reçoit du Centre l'instruction d'investir la capitale, puis d'en évacuer « provisoirement » la population ; il transmet ensuite l'information à Heng Samrin. Au sein de la direction des Khmers rouges, Hou Yuon se déclare hostile à ce plan ; Pol Pot l'accuse alors d'« oppositionnisme ». Peu après, Hou Yuon « disparaît » définitivement[83].
Le 17 avril, les troupes des Khmers rouges entrent dans Phnom Penh[84], treize jours avant la chute de Saïgon. Dans de nombreux endroits du pays, les Khmers rouges sont d'abord bien accueillis par la population locale, qui se réjouit de l'arrêt des combats et du retour à la paix[85]. Ce même jour, Lon Non et Long Boret, deux des principaux dignitaires de la République khmère encore à Phnom Penh, sont exécutés sur la pelouse du Cercle sportif. Plusieurs centaines de personnes — des Français, mais aussi des gens de toutes nationalités — se réfugient à l'ambassade de France : on trouve parmi elles divers responsables du régime déchu, notamment le prince Sisowath Sirik Matak, instigateur du coup d'État ayant amené à la chute du régime de Sihanouk. Les Khmers rouges, informés de la présence des notables cambodgiens dans l'ambassade, exigent qu'ils leur soient remis. Sisowath et plusieurs autres dignitaires finissent par se rendre aux Khmers rouges, dans des circonstances controversées — selon certaines versions de l'affaire, l'ambassade les aurait tout simplement livrés aux révolutionnaires — et sont par la suite exécutés. Après trois semaines d'enfermement dans l'ambassade, la majorité des réfugiés, dont les derniers Français présents au Cambodge, sont évacués par convoi vers la Thaïlande[86],[87],[88].
À la mi-, l'incident du Mayagüez, qui oppose les forces américaines aux Khmers rouges, est le dernier affrontement impliquant les États-Unis dans le théâtre d'opérations de la guerre du Viêt Nam prise au sens large.