Le Radeau de La Méduse
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Le Radeau de La Méduse est une peinture à l'huile sur toile, réalisée entre 1818 et 1819 par le peintre et lithographe romantique français Théodore Géricault (1791-1824). Son titre initial, donné par Géricault lors de sa première présentation, est Scène d'un naufrage. Ce tableau, de très grande dimension (491 cm de hauteur et 716 cm de largeur), représente un épisode tragique de l'histoire de la marine coloniale française : le naufrage de la frégate Méduse. Celle-ci est chargée d'acheminer le matériel administratif, les fonctionnaires et les militaires affectés à ce qui deviendra la colonie du Sénégal. Elle s'est échouée le sur un banc de sable, un obstacle bien connu des navigateurs situé à une soixantaine de kilomètres des côtes de l'actuelle Mauritanie[2]. Au moins 147 personnes se maintiennent à la surface de l'eau sur un radeau de fortune et seules quinze d’entre elles embarquent le à bord de l'Argus, un bateau venu les secourir. Cinq meurent peu après leur arrivée à Saint-Louis du Sénégal, après avoir enduré la faim, la déshydratation, la folie et même l'anthropophagie. L'événement devient un scandale d'ampleur internationale, en partie parce qu'un capitaine français servant la monarchie restaurée depuis peu est jugé responsable du désastre, en raison de son incompétence.
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Pour les articles homonymes, voir Le Radeau de La Méduse (homonymie), Radeau (homonymie) et Méduse.
Artiste |
Théodore Géricault (1791 - 1824) |
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Date |
1818 - 1819 |
Type | |
Technique |
peinture à l'huile, toile sur bois |
Dimensions (H × L) |
491 × 716 cm |
Mouvement | |
Propriétaire | |
No d’inventaire |
INV 4884[1] |
Localisation |
Le Radeau de La Méduse présente une certaine continuité avec les courants picturaux antérieurs au romantisme, notamment dans le choix du sujet et le caractère dramatique de la représentation, mais rompt de manière nette avec l'ordre et la quiétude de la peinture néo-classique. En choisissant de représenter cet épisode tragique pour sa première œuvre d'importance, Géricault a conscience que le caractère récent du naufrage suscitera l'intérêt du public et lui permettra de lancer sa jeune carrière. Cependant, l'artiste s'est également pris de fascination pour cet événement et réalise ainsi d'abondantes recherches préparatoires et plusieurs esquisses avant d'entamer la création du tableau. Il rencontre en effet deux des survivants de la catastrophe, construit un modèle réduit très détaillé de la structure du radeau et se rend même dans des morgues et des hôpitaux afin de voir de ses propres yeux la couleur et la texture de la peau des mourants.
Ainsi que Géricault le pressent, le tableau provoque la controverse lors de sa première présentation à Paris, au salon de 1819 : certains s'en font les ardents défenseurs, tandis que d'autres le fustigent immédiatement. Peu après, l’œuvre est exposée à Londres, ce qui achève d'établir la réputation du jeune peintre en Europe. Aujourd'hui, elle compte parmi les œuvres les plus admirées du romantisme français et son influence est perceptible dans les créations de peintres tels que Joseph William Turner, Eugène Delacroix, Gustave Courbet ou encore Édouard Manet. Le tableau, qui souffre d'un assombrissement irréversible dû à un apprêt au bitume de Judée ou à une huile rendue trop siccative par un ajout abondant d'oxyde de plomb et de cire, est conservé au musée du Louvre, qui l'achète à un ami de l'artiste peu après sa mort en 1824.
En 1815, la Seconde Restauration de la Maison de Bourbon sur le trône de France sous l'égide de Louis XVIII, permet à la France de réaffirmer sa domination sur la colonie du Sénégal reprise à l'Empire colonial Britannique. Ce changement géopolitique majeur est officialisé par le traité de Paris. Le , la frégate La Méduse appareille de l'île d'Aix, avec pour objectif de rétablir la domination coloniale française en Afrique de l'Ouest à partir du port sénégalais de Saint-Louis. Elle mène une flottille formée de trois autres appareils : le navire de combat Loire, le brick Argus et la corvette Écho. À son bord se trouvent environ 400 passagers, dont le colonel Julien Schmaltz, nouveau gouverneur du Sénégal, ainsi que des scientifiques, des soldats napoléoniens, des troupes coloniales – dont des asiatiques – et des colons[4],[5].
Le commandant Hugues Duroy de Chaumareys, un vicomte limousin revenu d'exil, est nommé capitaine de la Méduse en dépit du fait qu'il n'a plus navigué depuis plus de vingt ans[6],[7]. En voulant prendre de l'avance et en dépassant les trois autres bateaux, la frégate dévie de sa trajectoire de 160 kilomètres et quitte donc la route prévue. Le , La Méduse s'échoue sur le banc d'Arguin, à 80 km de la côte mauritanienne. L'équipage construit un radeau avec des espars (assemblés par des cordages et sur lesquels sont clouées des planches qui forment un caillebotis glissant et instable) pour délester la frégate de ses lourdes marchandises, à l'exception des 44 canons, et la déséchouer[8].
Les opérations de remise à flot s'avèrent vaines : des avaries surviennent le et la mer devient mauvaise, rendant l'évacuation nécessaire. Dix-sept marins restent à bord de la frégate afin de tenter de la ramener à bon port. 233 passagers, dont Chaumareys, Schmaltz et sa famille, embarquent sur six canots et chaloupes afin de gagner la terre ferme, à 95 km de là. 149 marins et soldats, dont une femme, s'entassent sur le radeau de fortune non prévu pour transporter des hommes. Incapable de manœuvrer, le radeau est amarré à quatre canots et une des chaloupes. Long de vingt mètres et large de sept, il menace d'être submergé lorsqu'il est pleinement chargé. Le remorquage est difficile et l'ensemble chaloupes-canots-radeau dérive vers le large, si bien que les officiers responsables des canots décident de larguer les amarres[9]. Le commandant de Chaumareys décide d'abandonner à leur sort les passagers du radeau, avec leurs maigres vivres. Les infortunés, sous les ordres de l'aspirant de première classe Jean-Daniel Coudein, ne disposent plus que d'un paquet de biscuits (tombées à l'eau, les 25 livres de biscuit ne forment plus qu'une pâte), consommé le premier jour, de deux barriques d'eau douce et de six barriques de vin[10].
La situation se dégrade alors rapidement : les naufragés, pétris de peur, se disputent et font tomber leurs barriques d'eau douce dans l'océan, se reportant sur les barriques de vin pour étancher leur soif. Au septième jour, il ne reste que 27 survivants dont la moitié agonise. La faim, la colère, le délire éthylique poussent quelques désespérés à se jeter à l'eau ou à se livrer à des actes d'anthropophagie (cannibalisme de survie) alors que physiologiquement les hommes peuvent survivre sans manger plusieurs semaines[11]. Les officiers décident de jeter les blessés à la mer afin de conserver les rations de vin pour les hommes valides. Au bout de treize jours, le , le radeau est repéré par le brick L'Argus, alors qu'aucun effort particulier n'était entrepris pour le retrouver[12]. Il n'a à son bord que quinze rescapés, qui sont suspectés de s'être entretués ou d'avoir jeté les autres par-dessus bord, voire d'avoir commis des actes de cannibalisme. La plupart des naufragés seraient morts de faim ou se seraient jetés à l'eau de désespoir. Quatre ou cinq hommes meurent dans les jours qui suivent à bord de l'Argus. Selon le critique d'art Jonathan Miles, la mésaventure vécue par ces hommes sur le radeau de la Méduse les a conduits « aux frontières de l'existence humaine. Devenus fous, reclus et affamés, ils massacrèrent ceux qui comptaient se rebeller, mangèrent leurs compagnons décédés et tuèrent les plus faibles[3],[13]. » Au total, le naufrage cause la mort de plus de 150 personnes.
Les autres bateaux se séparent, et certains parviennent jusqu'à l'île de Saint-Louis, tandis que d'autres accostent le long de la côte et perdent des membres de l'équipage en raison de la chaleur et du manque de nourriture. Lorsque la marine britannique retrouve la Méduse, quarante-deux jours plus tard, seuls trois des dix-sept marins restés à bord sont encore en vie. Cet incident est source d'embarras pour la monarchie nouvellement restaurée[14] : l'incompétence manifeste du commandant de Chaumareys ne révèle que trop bien le fait que sa nomination est due à ses relations avec le pouvoir[3],[15],[16].
Travaux préparatoires
Géricault, revenant à Paris après un long voyage d'étude en Italie, découvre par hasard la première édition du récit du naufrage qui date du , il s'agit de la publication de deux survivants du drame, l'aide-chirurgien Henri Savigny et l'ingénieur-géographe Alexandre Corréard[17]. Les horreurs du naufrage sont aussi connues du public grâce à l'indiscrétion du ministre de la police Élie Decazes qui relâche volontairement la censure en laissant le rapport de Savigny (destiné normalement uniquement aux autorités maritimes) parvenir à la presse, ce qui lui permet de torpiller le ministre ultra de la Marine François-Joseph de Gratet[18].
Stupéfié par l'ampleur médiatique que prend le naufrage, Géricault pense que la réalisation d'une représentation picturale de l’événement pourrait contribuer à établir sa réputation[19],[20]. Après avoir pris la décision de réaliser le tableau, il entreprend des recherches approfondies avant de commencer la peinture. Au début de l'année 1818, il rencontre Savigny et Alexandre Corréard ; le récit de leur ressenti lors de l'expérience du naufrage influence grandement la tonalité du tableau final[21]. Selon les propos de l'historien de l'art Georges-Antoine Borias, « Géricault avait placé son atelier[N 1] près de l'hôpital Beaujon. Débuta alors une sombre descente. Une fois les portes refermées, il se plongeait dans son œuvre. Rien ne le repoussait »[22].
Lors de voyages effectués dans sa jeunesse, Géricault est déjà confronté à la vue de déments ou de pestiférés. Durant ses recherches préparatoires pour Le Radeau de La Méduse, son ambition de vérité historique et de réalisme vire à l'obsession d'observer le phénomène de rigidité cadavérique[15]. Afin de réaliser la représentation la plus authentique possible des différents aspects de la chair des cadavres[20], il réalise plusieurs esquisses de dépouilles à la morgue de l'hôpital Beaujon[19], étudie le visage de patients sur le point de mourir[23], et emporte même dans son atelier quelques membres humains pour observer leur décomposition[N 2]. Géricault dessine également une tête coupée empruntée à un asile et qu'il conserve dans le grenier de son atelier[23].
Avec trois survivants, dont Savigny et Corréard, ainsi qu'avec le charpentier Lavillette, il construit un modèle réduit extrêmement détaillé du radeau, lequel est reproduit avec la plus grande fidélité sur la toile finale – même les espaces entre les planches sont représentés[23]. Géricault fait également poser des modèles[24], réalise un dossier comportant de la documentation sur l’événement, copie des tableaux d'autres artistes s'approchant du même thème, et se rend au Havre pour y observer la mer et le ciel[23]. Bien que fiévreux, il se rend très fréquemment sur la côte afin de voir des tempêtes balayer le littoral. En outre, son voyage en Angleterre, durant lequel il rencontre d'autres artistes, est l'occasion pour lui d'étudier divers éléments du paysage marin lors de la traversée de la Manche[25],[26].
Il dessine et peint plusieurs esquisses alors qu'il choisit quel moment il souhaite représenter dans le tableau final[27]. La conception de l’œuvre est lente et difficile, car Géricault hésite même à choisir un moment emblématique du naufrage, qui rendrait au mieux l'intensité dramatique de l'événement. Parmi les scènes qu'il pense choisir se trouvent notamment la mutinerie contre les officiers, survenue le deuxième jour passé sur le radeau ; les actes de cannibalisme, qui ne surviennent qu'après quelques jours ; et le sauvetage[28]. Géricault opte finalement pour l'instant, raconté par l'un des survivants, où les naufragés voient L'Argus approcher à l'horizon et tentent une première fois en vain de lui adresser un appel au secours. Le bateau est représenté par une petite forme de couleur grise au centre-droit du tableau. Comme l'exprime un des survivants, « nous passâmes de l'euphorie à une grande déception, à de profonds tourments »[28].
Dans la mesure où le public est alors bien informé des causes du désastre, le choix de la scène relève d'une volonté de figurer les conséquences de l'abandon de l'équipage sur le radeau, en se focalisant sur l'instant où tout espoir semblait perdu[28] – l'Argus paraît à nouveau deux heures après et secourt les survivants[29]. Un critique remarque cependant que le tableau comporte plus de personnages qu'il ne devait y en avoir à bord du radeau au moment du sauvetage[23]. De plus, l'auteur note que le sauvetage se déroule un matin ensoleillé, avec une mer calme : Géricault choisit cependant de peindre le radeau en pleine tempête, avec un ciel noir et une mer démontée, sans doute pour renforcer le caractère dramatique de la scène[23].
Image | Titre | Date | Technique | Dimensions | Lieu de Conservation | Référence |
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Etude d'un modèle ou Étude de portrait pour Joseph | 1818-1819 | huile sur toile | 47 × 39 cm | Los Angeles, Getty Center | Musée | |
Étude de dos | 1818-1819 | huile sur toile | 56 × 46 cm | Musée Ingres-Bourdelle, Montauban | Base Joconde | |
Portrait d'un naufragé ou Le Père étude pour Le Radeau de La Méduse[30] | 1818-1819) | huile sur toile | 46,5 × 37,3 cm | Musée de Besançon | Base Joconde | |
Études de mains et pieds | 1818-1819) | Montpellier, musée Fabre | ||||
Étude de bras et de main | 1818-1819 | huile sur bois collé sur toile | 18 × 33 cm | Musée du Louvre, Paris | Base Joconde | |
Tête d'homme guillotiné | 1818-1819 | huile sur panneau | 41 × 38 cm | Art Institute of Chicago | Musée | |
Les têtes coupées | 1810 années | huile sur toile | 50 × 61 cm | Stockholm, Nationalmuseum | Musée | |
Morceaux anatomiques (titre moderne) Etude de bras et jambes (titre ancien) | 1818-1819 | huile sur toile | 37 × 46 cm | Musée des Beaux-Arts de Rouen | Base Joconde | |
Tête de jeune homme mort | 1819 | huile sur toile | 32 × 34,5 cm | Musée des Beaux-Arts de Rouen | Base Joconde | |
Homme en buste, dit Le Charpentier de la Méduse | 1818 vers | huile sur toile | 46,5 × 39 cm | Musée des Beaux-Arts de Rouen | Base Joconde | |
Etude de tête d'homme, d'après le modèle Gerfant Pour Le Radeau de la Méduse ? | 1818-1819 | huile sur toile | 56 × 46 cm | musée d'art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand | Base Joconde | |
Voilier sur une mer déchaînée | 1818-1819 | aquarelle opaque sur craie noire | 15 × 25 cm | Getty Museum, Los Angeles | Musée | |
Scène du Déluge | 1818-1820 | huile sur toile | 97 × 130 cm | Musée du Louvre | Base Joconde | |
Scène de l'épidémie de fièvre jaune à Cadix | 1819 vers | huile sur toile | 38 × 46 cm | Musée des Beaux-Arts de Virginie, Richmond | Musée | |
Cannibalisme sur le radeau de La Méduse Étude préparatoire | 1818 | crayon, lavis, et gouache sur papier, | 28 × 38 cm musée du Louvre, Arts Graphiques | Notice du Louvre | ||
Le Radeau de La Méduse (première esquisse) | 1818 | huile sur toile | 37,5 × 46 cm | musée du Louvre, Paris | Base Joconde | |
Le Radeau de La Méduse (deuxième esquisse) | 1818 | huile sur toile | 65 × 83 cm | musée du Louvre, Paris | Base Joconde | |
Le Radeau de La Méduse | 1818-1819 | huile sur toile | 491 × 716 cm | Musée du Louvre | Base Joconde |
L'exécution du tableau
Après s'être réconcilié avec sa tante, Géricault se rase le crâne et s'astreint à une discipline de vie monastique dans son atelier au Faubourg-du-Roule, de à [23]. Il ne sort que très rarement, et uniquement le soir, à tel point que sa concierge lui apporte ses repas[23]. Il vit dans une petite chambre attenante à l'atelier avec son assistant âgé de dix-huit ans, Louis-Alexis Jamar ; ceux-ci se disputent parfois, et, un soir, Jamar s'enfuit et ne revient que deux jours plus tard, après que Géricault réussit à le persuader. L'artiste, dont l'atelier est très bien rangé, travaille méthodiquement et dans le silence le plus complet : il trouve que le simple bruit d'une souris brise sa concentration[23].
Géricault a l'habitude de faire poser ses amis, et notamment Eugène Delacroix (1798-1863), qui servit de modèle au personnage situé au premier plan, le jeune homme du centre gisant sur le ventre[31],[32]. Deux des survivants servent de modèles pour les personnages figurés par des ombres au pied du mât[27] ; trois visages sont peints d'après ceux d'Alexandre Corréard, Savigny et Lavillette. Jamar, quant à lui, pose nu pour le jeune homme mort au premier plan, sur le point de tomber à l'eau, et sert également de modèle à deux autres personnages[23].
L'artiste peint avec de petits pinceaux et des huiles visqueuses, ce qui lui laisse peu de temps pour modifier son travail ; la peinture est sèche le lendemain matin. Il conserve chaque couleur séparément, à l'écart des autres : sa palette comporte du vermillon, du blanc, du jaune de Naples, quatre ocres différents (deux jaunes et deux rouges), deux terres de Sienne (une pure et une brûlée), un rose foncé, du carmin, du bleu de Prusse, du gris-noir obtenu avec des noyaux de pêche brûlés, du noir d'ivoire et du bitume de Judée pour apprêter la toile[23]. Ce dernier donne un aspect velouté et lustré à la peinture une fois appliquée, mais au bout d'une longue période se forme une pellicule noire indélébile, même par une restauration, et la toile se resserre, ce qui provoque le craquèlement de la surface du tableau. Par conséquent, certains détails deviennent aujourd'hui très difficiles à distinguer[33].
Géricault réalise une esquisse de la composition finale sur la toile. Il fait alors poser chaque modèle séparément, et peint les personnages à la suite les uns des autres, à l'inverse de la méthode traditionnelle suivant laquelle le peintre travaille d'emblée sur la composition entière. Son attention particulière portée à des éléments ainsi individualisés donne à l’œuvre « une matérialité troublante »[34] et témoigne d'une recherche de théâtralité – ce que certains critiques de l'époque considèrent comme un défaut. L'artiste, détourné de son œuvre par d'autres projets de moindre importance, réalise le tableau final en huit mois[25] ; l'ensemble du projet lui prend en tout plus d'un an et demi[23]. Montfort, un de ses amis, déclare plus de trente ans après l'achèvement de l’œuvre :
« [La méthode de Géricault] me fascinait tout autant que sa prolificité. Il peignait directement sur la toile blanche, sans esquisse grossière ou une quelconque préparation, hormis les contours nettement tracés, et pourtant son œuvre était parfaitement structurée. J'étais frappé par l'attention extrême qu'il manifestait en observant le modèle, avant de poser le pinceau sur la toile. Il semblait s'exécuter lentement, alors qu'en réalité il peignait très rapidement, disposant chaque touche de peinture à sa place et n'ayant que rarement besoin d'effectuer des rectifications. On voyait un mouvement à peine perceptible de son corps ou de ses bras. Son expression était tout à fait paisible[23],[35]... »
Le Radeau de La Méduse dépeint le moment où, après treize jours passés à dériver sur le radeau, les quinze survivants voient un bateau approcher au loin, alors même que l'état de l’embarcation de fortune est proche de la ruine[21]. La monumentalité du format (491 × 716 cm) fait que les personnages en arrière-plan sont à échelle humaine, et que ceux au premier plan sont même deux fois plus grands qu'un homme : proches du plan de l’œuvre, entassés, les personnages créent un effet d'immersion du spectateur dans l'action du tableau[33].
Le radeau de fortune semble sur le point de sombrer, voguant dans une mer déchaînée, tandis que les naufragés sont représentés totalement anéantis et désemparés. Un vieil homme tient la dépouille de son fils sur ses jambes ; un autre pleure de rage, abattu ; un cadavre sans jambes à gauche évoque les pratiques anthropophages qui ont eu lieu sur le radeau réel tandis que des taches éparses de rouge sang rappellent les affrontements. Plusieurs corps jonchent le radeau, au premier plan, sur le point de tomber à l'eau en raison des vagues. Les hommes au milieu de l'embarcation viennent d'apercevoir un bateau au loin ; l'un d'entre eux le montre du doigt, tandis qu'un membre africain de l'équipage, Jean-Charles[36], se tient debout sur une barrique vide et agite sa chemise en l'air afin d'attirer l'attention du navire[37].
La composition picturale est essentiellement basée sur trois structures pyramidales. La première est formée par le mât et les cordes qui le tiennent. Elle englobe la seconde à la gauche du tableau, formée par des hommes morts ou désespérés. La troisième met en scène, à sa base, des cadavres et des mourants, desquels émergent les survivants ; à son sommet culmine l'espoir de sauvetage, avec la figure centrale d'un homme noir agitant sa chemise. Certains y ont vu une critique de l'Empire Colonial Français conservateur et esclavagiste. Géricault peint comme héros central un homme noir. Son modèle est Joseph[38], un Haïtien qui a posé pour lui et d'autres artistes[39]. Il s'agit du premier héros de la peinture occidentale sans nom et vu de dos[40].
Le tableau serait une œuvre hostile à la Restauration et aux émigrés, mais aussi une dénonciation de l'esclavage. C'est pourquoi Géricault y peint trois figures d'hommes noirs (pour lesquels un seul modèle a posé prénommé Joseph), alors qu'il n'y en aurait eu qu'un seul parmi les rescapés en plus d'une cantinière jetée à l'eau le 13 juillet en compagnie d'autres blessés. L'artiste semble prendre position contre la traite négrière, qui se pratique toujours malgré son interdiction supposée[41].
Le tableau est construit sur la règle des tiers qui découpe la toile en trois parties égales en hauteur et en largeur et attire l'œil sur les éléments principaux placés à la rencontre des lignes de force qui quadrillent la peinture. La ligne d'horizon séparant la mer du ciel est placée en hauteur et découpe au loin une mer calme alors que Géricault la rend très agitée autour du radeau, accentuant le côté dramatique de la scène. Ce faisant, il commet une erreur en peignant une vague déferlante (modèle des vagues du Havre) alors que la côte mauritanienne est balayée par une houle océanique qui se brise doucement sur une barre[42].
L'attention du spectateur est en premier lieu dirigée vers le centre de la toile, puis sur le mouvement des survivants, montrés de dos et avançant vers la droite du tableau[43]. Selon l'historien de l'art Justin Wintle, « une dynamique diagonale et horizontale nous conduit des cadavres en bas à gauche de l’œuvre aux vivants dans le coin opposé »[34]. Deux autres lignes diagonales sont utilisées pour renforcer la tension dramatique. L'une d'entre elles suit le mât et son gréement, et conduit l’œil du spectateur vers une vague en passe de submerger le radeau, tandis que la seconde, qui suit les corps jonchant l'embarcation, mène vers la silhouette lointaine de l'Argus[20].
Certains naufragés sont peints les pieds bandés. Une rumeur veut que Géricault ne soit pas très doué pour représenter les pieds et ait masqué cette difficulté en leur bandant les pieds avec des tissus. En réalité, les rescapés lui avaient expliqué qu'ils protégeaient la peau de leurs pieds constamment immergés avec des bouts de tissu[44].
La palette de Géricault est composée de couleurs aux tons pâles, afin de représenter la chair des personnages, ainsi que de couleurs sombres pour les vêtements, le ciel et l'océan[45]. Cependant, ce sont les couleurs sombres qui dominent, en raison de l'usage de pigments bruns ; Géricault pense que ce choix permet de mieux suggérer le caractère tragique de la scène[25]. La lumière dans l’œuvre, qui présente de violents contrastes entre la clarté et l'obscurité, est qualifiée de « caravageresque »[46], période ténébriste. En outre, pour représenter l'océan, Géricault utilise un vert très sombre au lieu d'un bleu profond, ce qui aurait pu créer un contraste avec les couleurs du radeau et des personnages[47]. Les rayons qui percent la couche nuageuse donnent une lumière crépusculaire qui accentue le côté dramatique de la scène en éclairant les corps des cadavres. Du lieu lointain où se trouve le navire de secours brille un point lumineux qui ajoute de la lumière à une scène très sombre[47].
Influence principale : le néoclassicisme français
Le Radeau de La Méduse emprunte beaucoup d'éléments aux peintres contemporains de Géricault comme Jacques-Louis David (1748-1825) et Antoine-Jean Gros (1771-1835) qui peignent des événements d'actualité de manière monumentale. Au XVIIe siècle, les naufrages deviennent un lieu commun de la marine, alors même que ceux-ci sont de plus en plus fréquents, devant l'augmentation du trafic maritime. Claude Joseph Vernet (1714-1789) réalise un grand nombre de ce type d’œuvres[48], parvenant à rendre les couleurs de manière très fidèle à la réalité – au contraire de la plupart des artistes d'alors ; il aurait d'ailleurs dressé lui-même un mât sur un bateau, afin de vivre une tempête[49].
Bien que les hommes représentés dans l’œuvre aient passé treize jours à dériver sur un radeau, souffrant de la faim, de maladies et de cannibalisme, Géricault les peint musclés et en bonne santé, dans la tradition de la peinture héroïque. Selon l'historien de l'art Richard Muther, l'influence du classicisme est prégnante dans le tableau : pour lui, le fait que les personnages soient peints quasiment nus témoigne d'une volonté d'éviter de peindre des vêtements « en décalage avec l'atmosphère de l’œuvre ». Il remarque également qu'« il y a toujours quelque chose d'académique dans ces personnages, qui ne semblent pas avoir été suffisamment affaiblis par la faim et la soif, les maladies et la lutte pour la survie[47] ».
En outre, l'influence de Jacques-Louis David est perceptible en premier lieu dans le choix d'une toile de très grande taille, mais aussi dans la tension sensible des corps des personnages, sur le modèle de la sculpture, et dans la manière de peindre un moment particulièrement crucial – la vision au loin du bateau approchant – avec hiératisme[46]. En 1793, David peint déjà un événement contemporain d'importance dans La Mort de Marat. L'élève de David, Antoine-Jean Gros, est comme lui le « représentant d'une école au style grandiose, irrémédiablement associée à une cause perdue »[50], mais, dans des œuvres majeures, il accorde autant d'importance à Napoléon qu'à des morts ou des mourants anonymes[28],[N 3]. Géricault est tout particulièrement marqué par la toile réalisée par Gros en 1804, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa[15].
En raison de sa volonté de représenter la réalité avec ce qu'elle a de repoussant, Le Radeau de La Méduse est une figure marquante du mouvement romantique émergent dans la peinture française, et pose les fondements d'une révolution esthétique, en réaction au style néoclassique qui domine alors[51]. La structure de la composition – notamment la composition pyramidale – et la manière de représenter les personnages utilisés par Géricault se rattachent au courant classique[1], mais le caractère réaliste du sujet incarne une évolution majeure et marque la rupture entre le courant néoclassique et le courant romantique naissant. Jusqu'en 1815, Jacques-Louis David, alors en exil à Bruxelles, est à la fois l'artiste le plus représentatif de la peinture historique – un genre très populaire qu'il contribue à enrichir – et un maître du courant néoclassique[52]. Les deux genres survivent à travers les œuvres de peintres comme Antoine-Jean Gros, Jean-Auguste-Dominique Ingres, François Gérard, Anne-Louis Girodet, Pierre-Narcisse Guérin (qui sera le maître de Géricault ainsi que de Delacroix), et d'autres artistes sous l'influence de l’œuvre de David et Nicolas Poussin – représentant majeur du classicisme. Dans son journal, Delacroix porte un regard catégorique sur ces peintres, peu avant le Salon de 1819 : « Le curieux mélange d'éléments classiques avec un regard réaliste, que David a imposé à la peinture, perd désormais sa force et son intérêt. Le maître lui-même vit ses dernières années, exilé à Bruxelles. Son élève le plus dévoué, Girodet, un classique raffiné et cultivé, produit des œuvres sans aucune chaleur. Gérard, portraitiste de renom durant l'Empire, se rallia à l'école des grandes fresques historiques, mais sans enthousiasme »[53].
Le Radeau de La Méduse se rattache à cette dernière école par l'utilisation des mêmes mouvements et d'un grand format. Néanmoins, il s'en détache car il met en scène des gens ordinaires plutôt que des héros. En effet, le tableau de Géricault n'en comporte aucun, et ses personnages n'ont d'autre objectif que la survie. Selon les termes d'une critique, il représente « les espoirs déçus, la souffrance extrême, et l'instinct de survie basique qui outrepasse toutes les considérations morales et fait plonger l'homme civilisé dans la barbarie »[21]. La musculature parfaite du personnage central, qui tente d'attirer l'attention du bateau de sauvetage, est une réminiscence du néoclassicisme, bien que le naturalisme des lumières et des ombres, l'authenticité du désespoir manifesté par les survivants et l'émotion suscitée par la composition de l’œuvre distinguent le tableau de l'austérité néoclassique. Le choix du sujet, tout comme la facture emportée du style utilisé pour dépeindre les moments de tension, sont également emblématiques du mouvement romantique[45],[1].
Autres influences : les peintres de la Renaissance italienne et les scènes de naufrage
En plus du classicisme français, Géricault s'inspire des grandes œuvres de maîtres de la Renaissance, telles que La Transfiguration de Raphaël ou Le Jugement dernier de Michel-Ange[55]. Le personnage du vieil homme au premier plan pourrait être une référence au comte Ugolin de la Divine Comédie de Dante Alighieri – une œuvre dont Géricault voit plusieurs représentations picturales –, et semble avoir été inspiré par un Ugolin issu d'un tableau d'Henry Fuseli (1741-1825), que l'artiste aurait pu voir imprimé. Dans la Divine Comédie, Ugolin se rend de surcroît coupable de cannibalisme ; or, c'est l'un des aspects les plus marquants du récit du naufrage de la Méduse. L'allusion semble ainsi suggérer le fait que ce vieil homme a commis le même crime[56]. Une étude préliminaire pour Le Radeau de La Méduse, réalisée à l'aquarelle et conservée au Louvre, est bien plus explicite : celle-ci montre un personnage en train de ronger le bras d'un cadavre décapité[57].
Plusieurs peintres anglais et américains, comme John Singleton Copley (1738–1815) et sa Mort du major Pierson[N 4] – peinte deux ans après l'événement – s'essaient également à représenter des faits récents. De plus, cet artiste peint aussi plusieurs imposantes scènes de désastre en mer que Géricault aurait pu voir imprimées : Watson et le requin (1778), où un homme noir est le sujet principal et où les acteurs de la scène priment sur le paysage marin, tout comme dans Le Radeau de La Méduse ; La Défaite des batteries flottantes à Gibraltar, (1791), qui influence le style et le choix du sujet de l’œuvre de Géricault ; et Scène de naufrage (vers 1790)[N 5], qui présente une composition manifestement similaire[28],[58]. Une dernière influence, portant à la fois sur le caractère politique du tableau et sur les carcasses démembrées de ses sujets, provient de l’œuvre de Francisco de Goya, et notamment l'estampe no 39, Grande hazaña! Con muertos! (« Authentique exploit ! Avec des morts ! ») des Désastres de la guerre, série d'eaux-fortes réalisées entre 1810 et 1812, et son chef-d’œuvre de 1814, Tres de Mayo. Goya réalise également une scène de catastrophe maritime, sobrement intitulée Naufrage, mais en dépit d'une atmosphère ressemblante, la composition et le style n'ont rien en commun avec Le Radeau de La Méduse. De plus, il est improbable que Géricault ait vu le tableau[58],[59].