Samuel Beckett
écrivain, poète et dramaturge irlandais / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
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Samuel Beckett, né le à Cooldrinagh (Irlande) et mort le dans le 14e arrondissement de Paris, est un écrivain, poète et dramaturge irlandais d'expression principalement française et anglaise, lauréat du prix Nobel de littérature en 1969.
Nom de naissance | Samuel Barclay Beckett |
---|---|
Naissance |
Cooldrinagh ( Irlande) |
Décès |
(à 83 ans) Paris 14e ( France) |
Activité principale |
Écrivain, dramaturge, poète, scénariste. |
Distinctions |
Langue d’écriture | français, anglais, allemand |
---|---|
Mouvement |
Théâtre de l'absurde Nouveau roman |
Adjectifs dérivés | « Beckettien » |
Œuvres principales
- En attendant Godot (1952)
- Fin de partie (1957)
- Oh les beaux jours (1960)
- La Trilogie : Molloy, Malone meurt, L'Innommable
Il est l'auteur de romans, tels que Molloy, Malone meurt et L'Innommable et de poésies en prose, mais il est surtout connu pour son œuvre théâtrale. Sa pièce de théâtre la plus célèbre est En attendant Godot, chef-d'œuvre du théâtre de l'absurde. Son œuvre est austère et minimaliste, ce qui est généralement interprété comme l'expression d'un profond pessimisme face à la condition humaine. Ce pessimisme n'exclut cependant pas l'humour, omniprésent chez l'auteur, l'un étant au service de l'autre, pris dans le cadre plus large d'une immense entreprise de dérision[1].
Avec le temps, il traite ces thèmes dans un style de plus en plus lapidaire, tendant à rendre sa langue de plus en plus concise et sèche. En 1969, il reçoit le prix Nobel de littérature pour « son œuvre, qui à travers un renouvellement des formes du roman et du théâtre, prend son élévation dans la destitution de l'homme moderne »[n 1].
« J'estime [...] qu'être un artiste est échouer comme nul autre n'ose échouer, que l'échec constitue son univers et son refus désertion, arts et métiers, ménage bien tenu, vivre[B 1] »
— Beckett, Bram van Velde
Étapes d'une vie
Origines et jeunesse
Samuel Barclay Beckett[n 2] naît le [n 3], jour du Vendredi saint[n 4], dans une famille de la bourgeoisie protestante irlandaise, issue de huguenots français[n 5] réfugiés en Irlande. La demeure familiale, Cooldrinagh, située dans une banlieue aisée de Dublin, Foxrock, est une vaste maison bourgeoise[n 6]. Il est le deuxième fils de William Frank Beckett, métreur, et de May Barclay Roe, infirmière.
Il vit une enfance heureuse, partagée entre les études, les parties de tennis, de cricket, les baignades en compagnie de son père, les randonnées à bicyclette et les parties d'échecs, loisirs qui, avec la lecture, occuperont également sa vie adulte et alimenteront ses œuvres. Beckett reçoit ses premiers rudiments de français et apprend le piano dès l'école primaire[n 7], puis entre en 1915 à la Earlsfort House School, établissement multiconfessionnel[n 8], pour quatre années, mêlant études et sport.
L'ambiance change en 1920, lorsqu'il rejoint son frère à l'internat de la Portora Royal School (en) d'Enniskillen (comté de Fermanagh), au règlement plus strict, mais qui lui apporte des valeurs comme le sens de l'honneur, de la réflexion, de la loyauté et de l'intégrité.
Parcours universitaire
Entre 1923 et 1927, Beckett étudie le français, l'italien et l'anglais au Trinity College de Dublin. Il suit notamment les cours de Thomas Rudmose Brown qui aura l'influence la plus déterminante sur son parcours intellectuel, lui faisant découvrir de nombreux auteurs français et anglais. Il suit également des cours d'italien et éprouve une véritable révélation avec Dante[n 9]. Beckett acquiert ainsi les fondements d'une culture qui fera de lui l'un des écrivains les plus érudits du vingtième siècle[3]. Ses études à Dublin favorisent son accès à la culture avec, par exemple, la découverte du théâtre de Synge, de la peinture à la National Gallery ou du cinéma.
Il éprouve de réelles difficultés d'insertion sociale, en raison de son refus de toute compromission, mais aussi de la conscience qu'il a de sa propre valeur intellectuelle, isolement à l'origine d'une tendance dépressive. C'est aussi le début des troubles physiques, cardiologiques et pneumologiques, qui compliqueront son existence pendant de nombreuses années. C'est enfin l'époque d'une première expérience sentimentale, malheureuse, puis d'un début d'idylle avec l'une de ses cousines mais qui sera l'occasion d'une scène violente avec sa mère et qu'il rompt.
Il obtient cependant une bourse de troisième cycle, voyage à nouveau en France et en Italie, puis est admis comme lecteur d'anglais à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Il arrive à Paris en . Après le conformisme et le puritanisme de Dublin, ce séjour lui paraît enchanteur, pour sa richesse culturelle. Il se lie d'amitié avec Thomas MacGreevy, qui sera son seul confident jusqu'à la guerre. MacGreevy l'initie à la vie parisienne intellectuelle et artistique, et surtout l'introduit dans le cercle des intimes de James Joyce, rencontre qui marque profondément Beckett.
Instabilité et analyse
Son retour à Dublin en comme maître de conférence au Trinity College marque le début d'une longue période d'instabilité. Alors que ses parents l'incitent à trouver un « emploi stable », il comprend que les fonctions d'enseignant ne lui procureront aucune satisfaction. Il trouve quelques compensations littéraires dans des traductions et la publication de poèmes mais reste en marge de la vie universitaire de Trinity College, et ne parvient décidément pas à s'intégrer dans la société irlandaise. En fin d'année 1931, il démissionne de l'université brusquement, voyage en France et en Allemagne, travaille à un roman[n 10] et tente de s'établir à Paris, puis à Londres comme critique littéraire. Mais son manuscrit est refusé par tous les éditeurs, et il doit rentrer à Dublin à la fin de 1932. Dans l'atmosphère déprimante de Cooldrinagh, sans indépendance financière, il se met à trop boire. Son père, auquel il était uni par une vraie complicité, meurt en 1933, et il hérite d'une somme qui lui sera versée par mensualités. En 1934 il parvient à publier un premier recueil de nouvelles, qui reçoit un accueil mitigé, dont les ventes sont très lentes, et qui est censuré en Irlande.
Sur les conseils d'un ami, il part à Londres pour entreprendre une psychothérapie. L'analyse qu'il effectue avec Wilfred Bion lui fait identifier, comme cause de ses angoisses et de ses maux physiques, les relations avec sa mère. Celle-ci, par une éducation rigide tout en le mettant sur un piédestal, aurait contribué à son isolement social par un sentiment de supériorité intellectuelle[n 11]. Cette période aura cependant été relativement fructueuse sur le plan littéraire, avec la publication de plusieurs articles critiques, la rédaction d'un roman, Murphy et la publication des poèmes Echo's bones. En , il part en Allemagne pour un voyage de six mois essentiellement consacré à la peinture : visites d'ateliers d'artistes, de musées et de galeries, mais qu'il qualifie de désastre[n 12].
Il revient à Cooldrinagh, mais, toujours incapable de s'entendre avec sa mère, il part pour Paris où il retrouve l'ambiance et les amis qu'il avait connus en 1930. Il y rencontre en particulier les peintres Bram et Geer Van Velde avec lesquels il ressent une véritable complicité. En il est victime d'une agression au couteau par un voyou et la blessure est grave, mais c'est à cette occasion qu'il retrouve une amie qu'il avait connue au tennis à l'ENS et qui sera sa compagne jusqu'à sa mort, Suzanne Dechevaux-Dumesnil[4], « personne calme, réfléchie, patiente, bonne musicienne, capable de rester silencieuse ». Sa vie commence ainsi à se stabiliser « Il y a aussi une jeune fille que j'aime bien, sans passion, et qui me fait beaucoup de bien[B 4] », Murphy reçoit un accueil plutôt favorable de la presse anglaise, et à partir de ce moment il passera chaque année un mois auprès de sa mère.
Les années de guerre et de résistance
Beckett se trouve auprès de sa mère en Irlande lorsqu'il apprend l'entrée en guerre de la France. Le , il écrivait : « En cas de guerre, et je crains qu'il y en ait une bientôt, je me tiendrai à la disposition de ce pays[B 4] ». Il rentre donc immédiatement à Paris et se porte volontaire comme ambulancier. Mais il doit quitter la capitale et, aidé par Joyce, puis Valéry Larbaud et Marcel Duchamp, il se réfugie à Arcachon avant de revenir finalement à Paris et rejoindre la Résistance, au sein du réseau Gloria, le .
Averti par Maya Péron d'une trahison, il échappe juste à temps aux arrestations et s'enfuit avec Suzanne. Aidés cette fois par Nathalie Sarraute, ils arrivent, six semaines après, à Roussillon dans le Vaucluse, où il est rejoint par un ami peintre, juif, Henri Hayden. Il aide aux travaux des champs et écrit, elle donne des leçons de piano[n 13]. Le , il se voit décerner la croix de guerre[5] et la Médaille de la Résistance. L'œuvre de Beckett est profondément marquée par les récits de déportation et par la guerre.
La notoriété
De retour à Paris au début de 1945, Beckett effectue rapidement un voyage à Dublin pour revoir sa mère qu'il n'a pas vue depuis six ans. C'est au cours de ce séjour, alors qu'il se trouve dans la chambre de sa mère, touchée par la maladie de Parkinson, âgée de soixante-quatorze ans, qu'il a une sorte de « révélation » (le mot est de lui), aboutissement d'un cheminement personnel après l'analyse avec Bion, les années de Résistance, l'éloignement hors de l'Irlande maternelle. Cette « vision »[n 14] change sa conception de l'écriture. Il revient à Paris convaincu que c'est là qu'il doit vivre et se fait d'abord engager comme économe-interprète par la Croix-Rouge irlandaise qui construit un hôpital à Saint-Lô. Il y fait l'expérience d'une immense misère collective. Son dévouement infatigable reflète la mutation psychologique qui s'est opérée en lui, contrastant avec l'attitude de réserve et d'isolement de ses années dublinoises[n 15].
Malgré les conditions matérielles difficiles, entraîné par la certitude de sa vocation et la compréhension offerte par cette « révélation », il va vivre pendant huit années une véritable « frénésie d'écriture ». À la mort de sa mère, il hérite d'une somme qui lui permet de faire construire une maison modeste à Ussy-sur-Marne où il vient avec Suzanne régulièrement pour écrire au calme. Les écrits s'accumulent et c'est Suzanne qui parvient à trouver un éditeur, Jérôme Lindon[n 16], pour les romans, mais les ventes restent modestes. Ce n'est qu'en 1953, grâce encore aux démarches de Suzanne, que Roger Blin monte la pièce En attendant Godot, premier véritable succès, qui le fait accéder à la notoriété et lui apporte une certaine aisance financière.
Dès lors, le théâtre prend une place nouvelle dans sa vie d'artiste, par l'écriture mais aussi comme metteur en scène de ses pièces. L'Irlande lui reste pourtant « étrangère » : en 1958, il interdit jusqu'à nouvel ordre toute représentation de ses pièces pour protester contre la censure dont y est victime Seán O'Casey. À Paris, il assume une vie littéraire et artistique intense (nombreuses rencontres avec des peintres) chargée de rendez-vous et de dîners, de concerts avec Suzanne, et doit effectuer de nombreux déplacements en Europe pour monter ses pièces. Ussy est alors un refuge pour l'écriture et les traductions, mais il part aussi en vacances au soleil de l'Afrique du Nord ou en Sicile.
La « catastrophe » : le Nobel
Les années 1960 représentent une période de profonds changements pour Beckett, dans sa vie personnelle comme dans sa vie d'écrivain. En 1961, au cours d'une cérémonie civile discrète en Angleterre, il épouse sa compagne Suzanne Déchevaux-Dumesnil, principalement pour des raisons liées aux lois successorales françaises. Ils déménagent boulevard Saint-Jacques, dans un appartement qui domine la prison de la Santé.
Sa notoriété n'en finit pas de s'étendre, entraînant d'innombrables sollicitations. En plus d'une production littéraire constante, prose et théâtre, son écriture évolue vers des œuvres toujours plus minimales, et des formes variées : mimes, pièces radiophoniques ou télévisuelles, cinéma. Ce rythme de travail intense s'accompagne de nombreux problèmes de santé, et il souffre d'un abcès au poumon dont le traitement et le repos nécessaire le maintiennent cloîtré pendant les événements de mai-.
Le prix Nobel de littérature lui est attribué en 1969 : il considère cela comme une « catastrophe »[6] ; en fait, il rejette par là une certaine industrie beckettienne, au sens où cette récompense accroît considérablement l'intérêt de la recherche universitaire pour son œuvre[6]. D'autres écrivains s'intéressent à lui, et un flot constant de romanciers et de dramaturges, de critiques littéraires et de professeurs passent par Paris pour le rencontrer. Son désarroi de recevoir le prix Nobel s'explique aussi par son désintérêt pour les mondanités et les devoirs qui y sont liés. « Quelle humiliation pour un homme si orgueilleux ! La tristesse d'être compris[7] ! » Son éditeur Jérôme Lindon va tout de même chercher le prix[6], dont il distribue le montant de la dotation à ses amis.
Fin de vie
« Le vacarme dans son esprit soi-disant jusqu'à plus rien depuis ses tréfonds qu'à peine à peine de loin en loin oh finir. N'importe comment n'importe où. Temps et peine et soi soi-disant. Oh tout finir[B 7]. »
— Beckett, Soubresauts (1989)
Les dernières années sont marquées par la disparition de nombreux amis, et le besoin de solitude. Sa production littéraire reflète cette situation personnelle mais sans apitoiement, avec des personnages orientés vers l'examen. Ainsi Mal vu mal dit, évoquant sa mère, et appréhendant la disparition de Suzanne, ou Solo décrivant un mur de photographies de famille.
« Jadis à chaque vide un visage. Là son père. Ce vide grisâtre. Là sa mère. Là tous les deux. Souriants. Jour des noces. Là tous les trois. Cette tache grisâtre. Là tout seul. Lui tout seul[B 8] »
— Beckett, Solo (1982)
Suzanne Beckett, son épouse, décède le . Samuel Beckett, atteint d'emphysème et de la maladie de Parkinson, part dans une modeste maison de retraite où il meurt le 22 décembre de la même année. Il est enterré le au cimetière du Montparnasse[8] (12e division[n 17]), dans une tombe aux côtés de son épouse, « Inclinée comme de vieilles pierres tombales tendre mémoire s'inclinent. Dans ce vieux cimetière. Noms effacés et de quand à quand. Inclinées muettes sur les tombes de nuls êtres[B 9] ».
- Domiciles
- Rue des Favorites (Paris)[B 10].
- Boulevard Saint-Jacques (Paris), de 1960 à 1989. Une description de l'intérieur de cet appartement, par un ami, donne également un éclairage sur la personnalité de Beckett[9].
- Ussy-sur-Marne, de 1953 à la fin de sa vie. Une petite maison qu'il fait construire à l'écart du village.
« Je pense m'être peut-être libéré d'un certain nombre de concepts formels. Peut-être, à l'instar du compositeur Schoenberg ou du peintre Kandinsky, me suis-je tourné vers un langage abstrait. Mais contrairement à eux, j'ai essayé de ne pas concrétiser l'abstraction - et de ne pas lui donner de nouveau un contexte formel[B 11] »
— Beckett - à propos de Film
Le cheminement d'artiste de Beckett est décrit en particulier par quatre critiques proposant des analyses complémentaires sur l'évolution de son écriture. Alain Chestier décrit les conditions de narration et d'énonciation ; Gilles Deleuze met en évidence trois niveaux de langage, et l'intervention de formes musicales ; Pascale Casanova étudie l'auto-référence comme une voie vers l'abstraction et pour concilier les deux directions de la recherche beckettienne, le langage et la forme, elle évoque « les moyens abstractifs du langage[10] » ; enfin Lassaad Jamoussi montre comment Beckett radicalise le dépouillement du langage.
L'aporie initiale
« Ce qui complique tout, c'est le besoin de faire. Comme un enfant dans la boue mais sans boue. Et pas d'enfant. Seulement le besoin[B 12] »
— Beckett, Entretien avec Lawrence Harvey
Dès 1937, Beckett annonce dans une lettre l'entreprise langagière dans laquelle il souhaite s'engager : « Il faut espérer que le temps viendra […] où la meilleure manière d'utiliser le langage sera de le malmener de la façon la plus efficace possible. Puisque nous ne pouvons pas le congédier d'un seul coup, au moins nous pouvons ne rien négliger qui puisse contribuer à son discrédit[B 13] ». Cette déclaration définit son ambition esthétique, qui le conduira progressivement vers l'abstraction. En conduisant son intellect vers la création d'un monde abstrait où il n'y aurait plus rien à perdre, cette voie lui permet aussi d'assumer son radicalisme spirituel mais en évitant toute réaction émotionnelle[11]. Une telle ambition formelle est sans précédent en littérature, où elle opère une subversion de ses fondements, dans une démarche s'appuyant sur la recherche esthétique déjà réalisée en peinture, et sur les procédés de la musique contemporaine.
Ludovic Janvier souligne la présence dans toute l’œuvre de « ce vouloir dire, une intentionnalité increvable [...] l'increvabilité du désir de parler » et propose, comme métaphore de cette obligation de parler, la contrainte, l'impulsion première donnée au bébé à la naissance pour ouvrir la bouche, commencer à respirer une « nourriture aérienne » : la parole, qui vous « soulage sans fin »[12] et qui s'opposerait au « Rien, cet éclat incolore dont une fois sorti de la mère on jouit si rarement[B 14] ». En effet, Beckett avait entrepris une psychanalyse en 1935, qui révèla des souvenirs d'étouffement liés à la naissance : « je pleurais pour qu'on me laisse sortir, mais personne n'entendait, personne n'écoutait[B 15] ».
Au début des années 1960, il entreprend ainsi une démarche formelle au sein de la littérature. Il est convaincu qu'une forme émergera « Quelqu'un la trouvera un jour, peut-être pas moi, mais quelqu'un le fera[B 16] » et « il y aura une forme nouvelle [...]. C'est pourquoi la forme elle-même devient une préoccupation ; parce qu'elle existe indépendamment de la matière qu'elle accommode. Trouver une forme qui accommode le désordre, telle est aujourd'hui la tâche de l'artiste[B 16] ». Il ne faut cependant pas concevoir son travail d'écriture comme l'accomplissement d'un projet maîtrisé par avance, mais plutôt comme un Work In Progress à la manière de Joyce, opérant par ruptures, mais aussi par mises au point successives[13]. Dans la progression des premières œuvres aux dernières pièces, au fur et à mesure que le processus de réduction et d'abstraction de l'écriture accroît le pouvoir d'évocation, musicale ou visuelle, du texte, l'écriture de Beckett se rapproche de la peinture et de la musique, et fait de l'élaboration du récit ou de l'image théâtrale un travail plastique de plus en plus tangible[14].
Décomposition du moi et du réel
« L'impensable ultime. Innommable. Toute dernière personne. Je. Vite motus[B 17] »
— Beckett - Compagnie
Dans ses premiers romans, Beckett fait encore intervenir un narrateur extérieur, d'abord omniscient (Murphy), puis, plus ambigu, subordonné au personnage (Watt et Mercier et Camier)[15]. Cependant, il peine à être publié et son audience reste encore confidentielle, aucune reconnaissance artistique ne vient justifier ses choix esthétiques ou littéraires. Mais lors d'un séjour en Irlande en 1946, « tout devient clair » pour lui, comme il le raconte en 1958 dans La dernière bande :
« Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu'à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n'oublierai jamais, où tout m'est devenu clair. La vision, enfin […], clair pour moi enfin que l'obscurité que je m'étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur - indestructible association, jusqu'au dernier soupir, de la tempête et de la nuit avec la lumière de l'entendement et le feu[B 5]. »
Beckett n'explicite pas la nature de cette solution, mais ses essais critiques et sa correspondance montrent que c'est en considérant les questions formelles posées, et les réponses apportées, par les peintres d'avant-garde, qu'il a pu sortir de l'aporie littéraire dans laquelle il était enfermé et rompre avec les évidences de la représentation[16]. Gilles Deleuze considère que Beckett utilise à ce moment un premier niveau de métalangage « Langue I » exprimant une imagination (production d'images) encore entachée de raison, une langue « atomique, disjonctive, coupée, hachée, caractérisée par « l'épuisement du réel », où l'énumération remplace les propositions, et les relations combinatoire, les relations syntaxiques : une langue des noms », culminant avec Watt[17], dont il dit cependant quelques années plus tard « j'ai presque entièrement relu ce curieux ouvrage et pu constater, à ma satisfaction, que je n'y comprends plus rien[B 18]. »
Dans les ouvrages suivants (Molloy, Malone meurt), le personnage devient son propre narrateur et adopte le je du monologue, puis est évincé du discours comme une entité inconsistante[15]. Gilles Deleuze remarque que dans Malone meurt, « le moi se décompose, puanteur et agonie comprise[18] », ce qu'annonce d'ailleurs explicitement Beckett : « C'est fini sur moi. Je ne dirai plus je[B 20] ». Au refus de l'intériorité psychologique, Beckett ajoute celui des métaphores « honni soit qui symboles y voit[B 21] », et de la transcendance[19]. Il n'est plus question de constituer un univers fictif, mais de s'interroger sur la possibilité de la narration. Le langage est reconnu impuissant à décrire le réel et à rendre compte de soi, le je est un sujet grammatical sans substance psychologique, le discours est décomposé, « poussière de verbe »[15].
La voix qui s'écoute se taire
« Elle se sentait, comme cela lui était déjà si souvent arrivé en parlant avec lui, éclaboussée de mots qui à peine prononcés tombaient en poussière, chaque mot aboli, avant de pouvoir revêtir un sens, par le mot qui suivait. C'était comme une musique difficile entendue pour la première fois[B 22] »
— Beckett - Murphy
Avec l'Innommable, Beckett reste dans la continuité de ses innovations précédentes, mais les radicalise. Il attaque les conventions littéraires restant encore, considérées comme fondements de l'« effet de réel ». Les premières lignes du roman (« Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander[B 23]. ») mettent en cause les repères spatio-temporels de la création littéraire. Gilles Deleuze identifie dans l'Innommable un deuxième niveau de métalangage, « Langue II », procédant non plus avec des noms mais avec des voix, et une imagination débarrassée de la raison mais encore dépendante de la mémoire[17] Mais une telle « voix qui parle […], qui ne s'écoute pas, attentive au silence qu'elle rompt, par où peut-être lui reviendra le long soupir clair d'avent et d'adieu, en est-elle une[B 24] ? »
Une critique de Maurice Nadeau à la sortie du livre, comprend et explicite la recherche que Beckett poursuit avec l'Innommable et Beckett l'en remerciera chaleureusement[B 26] :
« Au regard de ce qu'il espérait, sans illusion et fuyant la duperie, Samuel Beckett a sans doute échoué une fois de plus et sans qu'on croie possible, de sa part, une nouvelle tentative. Au regard de ce que nous attendions de lui après Murphy, Molloy et Malone meurt, cette tentative s'inscrit parmi les plus audacieuses et les plus éclairantes qui aient jamais existé, illustrant en termes d'épure la quête nécessaire de l'identité avec la parole de l'être, la vie, la réalité, et nous donnant le sentiment que cette identité deviendra possible. »
— Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, septembre 1953, p. 860-864
Beckett cherche ainsi à opposer une « littérature du non-mot » à la démarche inverse de Joyce d'apothéose du mot[20],[B 13]. Mais cette recherche, constitue, avec les Textes pour rien et jusqu'à Comment c'est, une nouvelle impasse pour Beckett : « l'Innommable m'a achevé ou a exprimé à quel point j'étais fini[B 28] ».
Il cherche la forme la plus faible, la plus proche de l'expression du rien, le pire, le moindre, la voix qui s'écoute se taire[20] mais « L'Innommable […] semble la fin de la promenade pour ce qui me concerne, car il n'y a plus personne qui puisse parler et, indépendamment peut-être, certainement de façon superflue, plus rien dont on puisse parler[B 29] ». Avec les Textes pour rien, qui « sont des petits textes-sondes pour tâter la possibilité d'autre chose[B 30] » il tente de sortir de cette impasse, et Ludovic Janvier explique que ces textes ne sont pas pour rien mais qu'ils ont le rien pour sujet.
Dire l'échec à dire
« Isoler une expérience de la parole où celle-ci n'est plus simple son [...] et n'est pas encore signification, mais pure intention de signifier[21] »
— Giorgio Agamben, Le langage et la mort
Plus de sujet, plus de contenu, presque plus de signification[22], c'est l'impossibilité d'écrire qui doit devenir l'objet de l'écriture, il n'y a plus à dire que « le dire de l'échec à dire » et Beckett reprend à son compte la réflexion qu'il avait décelée dans certains tableaux de Braque, ressemblant à « des méditations plastiques sur les moyens mis en œuvre[B 31] ».
Mais il doit pour cela trouver d'autres dispositifs littéraires, et il se tourne vers le théâtre, où la scène dispense le discours d'indiquer textuellement le processus énonciatif, et permet une nouvelle épuration littéraire par un ascétisme dramaturgique et par l'évidement du discours scénique. Les grandes et premières pièces (En attendant Godot, Fin de Partie et Oh les beaux jours) ne contiennent pas d'intrigue (il s'agit surtout de meubler une attente), ont un espace simplifié, les personnages sont rares et réduits à leur parole puisque sur la scène particulièrement, « être c'est parler », et le langage se substitue même parfois à l'enveloppe corporelle[23].
Alain Chestier décrit les dernières étapes de l'écroulement du langage. Le vacillement, dans la syntaxe et la sémantique, avait débuté dans Oh les beaux jours « je parle [...] et ce sont des mots vides [...] et pas un mot de vrai nulle part[B 33] ». Il s'accroît dans les pièces suivantes (Cendres, Pas et Cette fois). Le langage achève de se disloquer avec Cascando dans un discours décousu, des répétitions de syntagmes nominaux ou de propositions participiales, un discours non daté, sans mode, sans aspect, ni objet ni sujet, discours intérieur des voix du silence. Dans Berceuse, « la parole revient et s'enfonce dans sa source énonciative », et le parleur se retrouve finalement seul avec sa voix dans Pas moi : « il se pourrait que cette pièce racontât l'histoire d'une déchirure entre la parole et l'origine de cette parole[24] ».
La ritournelle des images
« Bing image à peine presque jamais une seconde temps sidéral bleu et blanc au vent. Traces fouillis gris pâle yeux trous bleu pâle presque blanc fixe face bing peut-être un sens à peine presque jamais bing silence[B 34] »
— Beckett, Bing (Têtes mortes)
C'est dans Cap au pire, qui totalise selon Pascale Casanova l'ensemble de ses innovations littéraires précédentes, que Beckett approche le mieux (le pire) l'objet de sa recherche, de son processus d'« abstractivation ». Au bout de cette révolution formelle, pour laquelle « la péjoration n'est pas une intention ou une posture métaphysique mais un moyen, propre au langage, pour atteindre à l'abstraction », Beckett a « tant bien que mal » abstrait le langage, jusqu'au point où il n'y a « plus moyen »[25].
Déjà dans Watt, qui est en quelque sorte le discours préliminaire à son œuvre ultérieure[26], Beckett évoquait « ces incidents [silences] brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable[B 36] » (voir encadré).
Pierre Longuenesse souligne cet effet d'abstraction, lorsqu'il évoque l'influence de la musique devenue un principe structurant, dans Cascando, pièce très formaliste, fragmentée en trois voix, monologues eux-mêmes fragmentés par des silences. Cette pièce, « par la circulation en spirale du son, par les effets de reprise, tend vers sa dilution, vers une forme d'abstraction[27] », et produit une musique concrète de bruits et de mots. Quad (pièce sans paroles) peut être vue comme une « fugue de mouvements ». La critique utilise ainsi fréquemment des termes musicaux pour désigner littéralement ou métaphoriquement la structure des pièces[28].
Gilles Deleuze propose de voir une étape littéraire ultime dans l’œuvre théâtrale tardive de Beckett, avec par exemple Quad, Trio du fantôme et ... que nuages..., pièces proches du ballet, où dominent les images (visuelles ou auditives), associant sans hiérarchie son, lumière, mouvements, au langage, avec le développement d'un imaginaire sonore et musical dans les textes. Les pièces du recueil Quad constituent des « ritournelles d'images » mettant ainsi en œuvre un troisième niveau de métalangage, la « Langue III » de Gilles Deleuze, celui des images sonnantes et colorantes[29], que Lassaad Jamoussi appelle langue picturale et que Beckett maîtrise de plus en plus dans les œuvres les plus tardives[30].
Ce sont des « images nues, évanescentes et fragiles [...] traces de son enfance, les souvenirs de son père, les marches sans fin par les chemins vicinaux, et l'apparition d'une femme[31] » parmi les ombres appesanties avec « ce regard perdu que, vivant, je suppliais tant de se poser sur moi[B 38] ».
La choseté et le non-mot
« Impossible de mettre de l'ordre dans l'élémentaire[B 39] »
— Beckett, Le monde et le pantalon
Les « absurdes et mystérieuses poussées vers l'image[B 40] » que Beckett perçoit dans l'art pictural, révélant les tensions internes de l'artiste, sont également la problématique essentielle de sa création littéraire. La réalité est constituée en chaos, et l'enjeu de son œuvre, comme de ses amis peintres est de « tenter d'approcher une réalité non préformée et de borner l'art à nous donner des nouvelles de cette approche[32] ». Mettre en forme des objets dans l’œuvre d'art, en littérature comme en peinture, c'est poser un leurre, et Beckett est là aussi en accord avec Malevitch[33] :
« rien n'existe séparément : c'est pourquoi il n'y a pas et il ne peut y avoir d'objets, et c'est pourquoi la tentative de les atteindre est insensée. Que peut-on donc embrasser quand n'existe ni ligne, ni surface, ni volume ? Il n'y a rien qu'on puisse mesurer ; c'est pourquoi la géométrie est l'apparence conventionnelle de figures inexistantes »
— Malevitch, De Cézanne au suprématisme
- La choseté
« Trouver une forme qui accommode le désordre, telle est aujourd'hui la tâche de l'artiste[B 16] »
— Beckett, Entretien avec Tom Driver
Pour échapper à l'illusion mensongère d'une possibilité de représenter le monde, l'artiste doit créer une œuvre d'art « rebelle à toute intellection, à toute logique, à toute sorte d'ordonnancement ». L’œuvre d'art est alors de fait un agrégat de détails rebelles qui se donnent à prendre et non à comprendre[34], chacun étant indépendant causalement des autres, mis dans un rapport d'interférences, de superpositions, de contiguïté[35].
Beckett considère, en prenant exemple sur la peinture, que « un clown [de Rouault], une pomme [de Bonnard], un carré de rouge [de Matisse], ne sont qu'un en ceci, que ce sont des choses, la chose, la choseté[B 42] ». Tous ces détails (objets de la peinture ou de la littérature, issus de la « nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité[36] ») sont issus du même effort de représentation et du même désarroi dans l'impossibilité d'être représentés, caractérisant la « choseté »[B 42], et Beckett leur affecte une couleur indistincte entre le « noir clair » et « blanc sombre ». C'est cette « choseté », concept final résumant la quête théorique de Beckett[37], qui, en se substituant au principe de représentation, permet au récepteur de se mettre en symbiose avec l’œuvre[38] : « la Chose sans accidents, communément dite rien[B 14] ».
Ainsi que l'exprimait déjà Proust, « son effort [a] souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision[39] ». Dans sa propre création littéraire, Beckett met en œuvre ces principes que la peinture a élaborés, son projet poétique est de présenter ce monde[35], mais « comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent ? De cette stase grouillante ? De ce monde sans poids, sans force, sans ombre ? Ici tout bouge, nage, fuit revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l'insurrection des molécules, l'intérieur d'une pierre un millième de seconde avant qu'elle ne se désagrège. C'est ça, la littérature[B 43] ».
- La littérature du non-mot
« Tout s'estompait déjà, ondes et particules, la condition de l'objet était d'être sans nom, et inversement[B 44] »
— Beckett, Molloy
Beckett rejoint Merleau-Ponty pour considérer que seule une vision polysensorielle évite de figer et appauvrir l’œuvre d'art, en retardant la prise de conscience de l'objet par une démarche qui sinon serait réductrice et univoque. La vision polysensorielle (musicale, picturale) du Rien, a un potentiel de surpuissance créatrice (puisqu'il ne s'agit pas d'une imitation du réel) qui se dissémine dans les textes et les pièces de Beckett[40] : le chaos, caractérisé par le Choseté, est le matériau de sa création. L'indistinct de cette choseté permet à la prose artistique d'être une pensée positive de l'indistinct[41].
Selon Lassaad Jamoussi, « l'émergence du langage est le fruit du regard [...] le discours prend naissance dans l'image, comme la littérature prend naissance dans le pictural[42] ». Les images tiennent lieu de pensée dans le projet poétique de Beckett (« ils appellent ça penser, ce sont des visions[B 46] »), et sont, avec la voix des dernières pièces radiophoniques et télévisuelles, l'objet du discours en même temps qu'un élément narratif. « L’œil écarquillé[n 18] », qui est alors scène et spectateur de tout, accède au statut de personnage[43], et le discours lui-même se présente comme une sorte d'image, brille et s'éclipse : « Dans le for obscur Watt senti luire puis s'éteindre, les mots[B 47] ».
Les figures sont des personnages conceptuels[44]. « Images primordiales plus que personnages, qui s'imposent comme évocations toujours nécessaires, scrutées par des yeux clos écarquillés : ceux d'une tête inclinée sur mains atrophiées[45] »
Ce n'est plus seulement l’œil qu'il faut écarquiller afin de faire, d'avoir, l'image, ce sont les mots qu'il faut réinvestir « comme un voile qu'il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses[B 13] » : la main qui écrit se substitue à l’œil qui voit, pour « écarquiller la langue »[46] et retrouver derrière les concepts les mots, et derrière les mots, les images.
Selon Saussure, « prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité. Il n'y a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct avant l'apparition du langage[36] ». Dès qu'on donne une forme verbale aux phénomènes inintelligibles, qu'on donne des mots aux choses, les phénomènes deviennent des images dotées de signification[47]. La poétique beckettienne cherche à s'en affranchir, et se caractérise par cette recherche de langages nouveaux transgressant la raison commune, se libérant de tout ancrage dans un espace-temps, et s'affranchissant par là d'une nécessité de produire du sens. Tout en utilisant des mots, ils se rapprochent des procédés de la peinture (reptation, formes...) pour atteindre, chez le lecteur, non pas son intellection, mais ses facultés sensibles[48].
« Murphy se mit à voir le Rien, cet éclat incolore dont une fois sorti de la mère on jouit si rarement. [...] Ses autres sens aussi se trouvaient en paix, plaisir inattendu. Non pas la paix transie de leur propre suspension, mais la paix positive qui survient quand les « quelque chose » cèdent, ou peut-être simplement se ramènent au Rien [...] la Chose sans accidents, communément dite rien[B 14]. »
— Beckett, Murphy