Siècle d'or néerlandais
période de l'histoire des Pays-Bas comprise entre 1584 et 1702 / De Wikipedia, l'encyclopédie encyclopedia
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Le siècle d'or néerlandais (en néerlandais : de Gouden Eeuw) est une période de l'histoire des Pays-Bas comprise entre 1584 et 1702, qui voit la République des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas (Republiek der Zeven Verenigde Provinciën, ancêtre de l'actuel royaume des Pays-Bas), fondée en 1581 par l'Union d'Utrecht, se hisser au rang de première puissance commerciale au monde, tandis que le reste de l'Europe se débat dans les affres d'une stagnation et d'une récession qui dure par endroits jusqu'en 1750. La liberté de culte qui règne aux Pays-Bas y attire les personnes les plus diverses ; ces réfugiés rejoignent une république en pleine croissance, qui leur offre travail et liberté d'opinion. Écrivains et érudits s'y établissent pour enseigner et publier en liberté ; avec la fondation de l'université de Leyde et le développement des sciences humaines et des sciences naturelles, le pays devient l'un des centres du savoir.
Avec leur organisation commerciale, les Pays-Bas vont susciter la jalousie des États voisins. L'Angleterre, qui ouvre les hostilités dès 1652 avec la première guerre anglo-néerlandaise, pour ravir aux Pays-Bas leur suprématie maritime et freiner leur expansion coloniale, particulièrement dans l'Atlantique, est suivie par la France de Louis XIV qui déclenche la guerre de Hollande à la fin du XVIIe siècle (épisode du siège de Maastricht), scellant la fin de la période de gloire et de prospérité des Provinces-Unies.
L'expression « siècle d'or » recouvre avant tout une floraison encore inédite de culture et d'art, souvent confinée aux nombreux chefs-d'œuvre de la peinture néerlandaise du XVIIe siècle. Cette prospérité est cependant le produit des évolutions sociales et culturelles de cette époque.
La notion de « siècle d'or » (gulden eeuw en ancien néerlandais et gouden eeuw en néerlandais contemporain) fait partie de ces notions qui existent au temps qu'elles sont censées décrire. En 1719, Arnold Houbraken exprime ainsi son regret de ne plus vivre au temps des peintres néerlandais du XVIIe siècle[1] :
« En ce temps, c’était un âge d’or pour l’art ; et les pommes d’or (que l’on ne trouve qu’avec difficulté aujourd’hui, par des chemins difficiles et à la sueur de son front) tombaient d’elles-mêmes dans la bouche des artistes. »
— Arnold Houbraken, De groote schouburgh der nederlantsche konstschilders en schilderessen, 1718-1721
Pour qualifier cette période favorable aux artistes, il parle d’un « âge d’or pour l’art » (Gulde Eeuw voor de Konst). Mais de quoi parle-t-il exactement ? Le mot eeuw est ambigu : il peut aussi bien désigner la durée d’un « siècle » que celle, indéterminée, d’une période de temps relativement longue et historiquement indéfinie. Dès le XVIe siècle, les expressions gulde(n) eeuw ou goude(n) eeuw désignent ainsi deux réalités que nous aurions tendance à distinguer aujourd’hui : le « siècle d’or », c’est-à-dire une période qui relève de l’histoire ; et l’« âge d’or », cette époque mythique placée sous le règne de Saturne durant laquelle les hommes et les femmes vivaient comme les dieux et aimés par eux, dans la paix et le bonheur et en harmonie avec la nature.
L'historien Johan Huizinga n'a donc que partiellement raison lorsqu'il affirme :
« C'est cette expression d'Âge d'Or elle-même qui ne veut rien dire. Elle renvoie à un aurea aetas des Anciens, à un pays de cocagne mythologique, qui chez Ovide nous ennuyait déjà passablement quand nous étions écoliers. S'il faut donner un nom à notre période de prospérité, qu'on l'appelle plutôt Bois et Acier, Poix et Goudron, Couleur et Pigments, Audace et Piété, Esprit et Imagination. »
— Johan Huizinga, Nederlands beschaving in de zeventiende eeuw[2] (1941)
Le fait est que, dès la fin du XVIe siècle, l'« âge d'or » a servi de modèle ou, pour paraphraser l'historien Benedict Anderson, d'« imaginaire collectif » pour incarner l'histoire et les valeurs des communautés composant la jeune République des Provinces-Unies[3]. C. de Voogd rappelle par ailleurs que l’admiration pour le miracle néerlandais trouvait déjà un écho chez Hegel, dont l’Esthétique a fait de cet épisode de l'histoire européenne l'une des étapes dans la grande marche de l’Esprit vers son accomplissement. De cette vision subsiste l'idée d'une spécificité hollandaise par rapport à l'Europe baroque, mais aussi d'un moment décisif dans la naissance de la modernité européenne dans tous les domaines, du développement du capitalisme à la pensée politique libérale.
L'historien néerlandais Johan Huizinga présume que le concept d'âge d'or ne s'est imposé qu'après que l'historien Pieter Lodewijk Muller eut publié en 1897 son essai sur La République des Provinces-Unies à son apogée (De Republiek der Verenigde Nederlanden in haar bloeitijd) sous le titre plus vendeur de « Notre âge d'or » (Onze Golden Eeuw) imposé par son éditeur[2].
Depuis quelques années, l'Âge d'or des Provinces-Unies fait l'objet d'un regain d'intérêt aux Pays-Bas. C'est ainsi qu'en 2000 par exemple on lui a consacré un centre d'étude à l'université d'Amsterdam. L'Amsterdams Centrum voor de Studie van de Gouden Eeuw travaille entre autres sur l'ouvrage publié en 1941 par Huizinga. Le sens historique de Huizinga était imprégné de son étude de la linguistique et de son goût pour la peinture : il entendait l'écriture de l'histoire comme un récit intuitif et vivant de l'évolution des mentalités, c'est-à-dire de la culture. Aussi affirmait-il que l'âge d'or n'était ni un bienfait qui se serait soudain abattu sur les Pays-Bas, ni surtout l'idéal mythique d'une terre nourricière sans agriculteurs, d'une société vivant un éternel printemps dans une paix absolue sans soucis ni remords (comme Ovide définit l'âge d'or), mais que cette prospérité avait mûri sur fond de générations de dur labeur, de conditions favorables, de multiples conflits et naturellement aussi sur une part de chance, qu'en fait elle n'avait rien de spontané. Ainsi, près de la moitié de ce siècle « résonna de fracas et de cris guerriers[4] ». C'est pourquoi un nombre non négligeable de chercheurs, examinant ce siècle, du moins sous l'angle de l'économie mondiale, parlent plutôt d'une hégémonie.
Conflit avec l'Espagne
À la mort de Charles le Téméraire en 1477, les Pays-Bas échurent par alliance à la dynastie autrichienne des Habsbourg, à un moment où la situation économique des Pays-Bas bourguignons était déjà prospère ; c'est d'abord sous le règne de Charles Quint qu'outre l'agriculture, l'élevage et la pêche, le commerce et l'artisanat se développèrent. Après une crise liée à la concurrence de la laine anglaise au début du XVe siècle, le secteur textile devenait florissant, et Anvers devint le centre économique des provinces. La science et la culture connurent des heures fastes, entre autres grâce à l'imprimeur Christophe Plantin. Simultanément, la Réforme se répandait et Charles Quint, tout comme son fils et successeur Philippe II (tous deux catholiques convaincus) encouragèrent la Contre-Réforme.
Dans la mesure où Philippe II voyait dans le calvinisme une hérésie, les provinces du Nord se rebellèrent sous le commandement de Guillaume le Taciturne. Sa tentative d'occuper militairement le Brabant déclencha en 1568 la guerre de Quatre-Vingts Ans. En 1579, les provinces du nord se fédérèrent en Union d'Utrecht fondant en 1581 la république des Provinces-Unies, tandis que les provinces méridionales, restées catholiques (aujourd'hui Belgique et Luxembourg) restèrent fidèles à l'Espagne (cf. Pays-Bas espagnols).
La conclusion de l'Union d'Utrecht conféra aux provinces du Nord entre autres le contrôle du commerce fluvial sur le Rhin maritime, un atout décisif pour leur expansion économique ultérieure. Le Siège d'Anvers mené victorieusement en 1585 par les Espagnols avait amené les Hollandais à mettre en place un blocus sur l'estuaire de l'Escaut, ôtant à Anvers son débouché maritime. Cette mesure permit au port régional d'Amsterdam de distancer bientôt son rival Anvers.
Des pourparlers de paix avec l'Espagne, auxquels la France et l'Angleterre prirent part, se tinrent en 1608 à La Haye, puis finalement en 1609 on convint d'une trêve de douze ans. C'est dans ce contexte que s'épanouit l'expansion économique et culturelle de la jeune république.
Marins et marchands
Le commerce de la Baltique est à l'origine de l'essor de la vie économique hollandaise ; et pendant la première moitié du XVIe siècle, Amsterdam, mais aussi des villes comme Enkhuizen et Hoorn était déjà un centre important de distribution du blé et, quoique les sources historiques soient moins explicites, du bois de la Baltique. Le commerce hanséatique toutefois restait encore très actif et les habitants des villes hanséatiques, surtout ceux de Gdansk, non seulement livraient leurs marchandises à Amsterdam, mais les exportaient aussi eux-mêmes en Angleterre, en Espagne, en France et au Portugal[5].
La Hollande ne pouvait pas vivre sur ses propres réserves de céréales. C'est dans le Waterland et dans la Frise occidentale que la situation était la moins favorable, car ces régions ne se prêtaient qu'à l'élevage du bétail et à l'industrie laitière. Les autorités d'Amsterdam soulignaient déjà en 1501 la situation difficile des régions situées au nord du pays. Les principaux producteurs de seigle, indispensable à la population pauvre des villes et de la campagne, étaient avant tout les pays de la Baltique. Les Hollandais s'intéressaient avant tout à Gdansk et à son immense arrière-pays polono-lituanien, riche en céréales et en bois. Au deuxième rang venait la Livonie, riche de ses produits agricoles, mais aussi idéalement située sur la route menant vers la Russie et ses richesses illimitées de produits forestiers et de fourrures. La Poméranie occidentale avait aussi d'importants surplus de céréales et intéressait les Hollandais. C'est donc les disettes répétées qui forcent la Hollande à développer son commerce extérieur et sa marine[5].
Au XVe siècle l'expansion commerciale des Hollandais dans les pays de la Baltique se fonde sur l'exportation vers l'Est du drap hollandais et anglais, et du sel breton, ainsi que sur l'importation de quantités de plus en plus grandes de céréales, de chanvre, de lin et surtout du bois de la Baltique; de poix, de goudron et d'une certaine quantité de cuirs et de fourrures, etc. Les bateaux hollandais, en quittant leurs ports d'attache, se rendaient en Bretagne charger du sel, du vin et des denrées du midi. Avec ce chargement, ils naviguaient vers la Baltique, ils y vendaient leurs marchandises, et y achetaient des céréales, du bois, des cendres et d'autres produits locaux destinés à la Hollande et aux pays de l'Europe occidentale. Ce commerce de bascule était déjà pratiqué au XVe siècle. Vers la fin du XVe siècle, les bateaux hollandais se rendaient aussi en Espagne et au Portugal où ils pouvaient également s'approvisionner en sel, en fruits et, de plus en plus souvent, en denrées coloniales, en échange de leurs propres produits, oies, produits industriels étrangers, ainsi que les marchandises des pays de la Baltique. De 1542 à 1545, la douane d'Arnemuiden mentionne fréquemment des bateaux appartenant à des Hollandais qui, venant d'Amsterdam et d'autres ports du Waterland se dirigeaient vers les ports du golfe de Biscaye, l'Andalousie – souvent Sanlúcar de Barrameda – , Lisbonne et le Portugal méridional, surtout Tavira. Outre du drap et de la toile, ces bateaux transportaient du bois de chêne, des madriers, des planches, du bois à rames, des mâts, des douves, du goudron, de la poix, du lin, du chanvre, etc. Les Espagnols et les Portugais achetaient aussi ces marchandises directement à Amsterdam. Même pendant la révolution néerlandaise les Hollandais s'efforçaient énergiquement de conserver entre leurs mains la fourniture des marchandises des pays de la Baltique aux États de Philippe II : le Sud des Pays-Bas, l'Espagne et le Portugal[5]. L'Allemagne occidentale n'offrait probablement pas à la pénétration économique hollandaise au XVe siècle et au XVIe siècle, mais l'arrière-pays riche en produits forestiers et céréaliers des ports de Brème et Hambourg intéressaient aussi le commerce hollandais. Au XVe siècle et au début du XVIe siècle, les Hollandais s'intéressaient beaucoup moins au commerce avec la Suède, malgré les richesses naturelles de ce pays[5]. La Hollande pouvait aussi compter sur deux fleuves, la Meuse et le Rhin pour son commerce frontalier; Dordrecht, qui par le hasard d'un raz-de-marée en 1421, la relie à la Mer du Nord, à partir de cette époque devient un important centre du commerce du bois, en provenance de la Westphalie et de la Forêt-Noire.
Les navires hollandais plus petits et plus rapides que ceux de leurs concurrents, qui embarquaient par conséquent un équipage plus réduit, firent des négociants d'Amsterdam les plus réactifs de leur époque. Dès la fin du XVIe siècle, l'hégémonie d'Amsterdam, et parallèlement celle de la Hollande, s'imposa aux autres provinces.
Vers 1600, les capitaux respectables accumulés à Amsterdam permettaient d'envisager de nouvelles entreprises commerciales. On finança les premières expéditions outre-mer pour reconnaître les débouchés commerciaux d'Asie et d'Amérique. Les marins et marchands néerlandais firent là un choix heureux, car la Hanse, affectée par la guerre nordique de Sept Ans, entrait en décadence, et les flottes concurrentes étaient détournées de l'exploration par les guerres et les soulèvements. Ainsi, tandis que les Espagnols concentraient leur effort de guerre contre les Anglais (l'Invincible Armada de 1588 est l'épisode que le grand public retient généralement de cette guerre) et les Français, les flottes de commerce néerlandaises poussaient chaque fois plus avant leurs explorations outre-mer, ouvrant de nouvelles voies commerciales sans rencontrer d'obstacle et multipliant les nouveaux comptoirs. Pendant un temps, il ne fut question que d'entreprises isolées, qui n'eurent qu'une brève prospérité.
Un publiciste hollandais écrivait à la fin du XVIIe siècle, d'après Johan de Witt: « la République d'Hollande qui ne peut subsister sans commerce était principalement appuyée sur trois bases, scavoir la mer Baltique, la pesche des harangs, baleines, morues et autres », le Siècle d'or ajoutera les Indes[6]
« Comment un pays aussi petit, comptant à peine plus d'un million et demi d'habitants[7] et dépourvu de richesses naturelles a-t-il pu, au XVIIe siècle, période de crise générale, se hisser au rang de puissance économique dominante ? »
— Michael North, Histoire des Pays-Bas
L'ascension économique d'une modeste fédération qui ne comptait pas même deux millions d'habitants, qui ne disposait d'aucune matière première et dont la production agricole était insignifiante, au rang de grande puissance coloniale du XVIIe siècle, reste encore aujourd'hui un sujet d'étonnement. Sir William Temple, alors ambassadeur aux Pays-Bas, souligne dans ses « Observations upon the United Provinces of the Netherlands » [8] la forte densité de population du pays, dans laquelle il voit le facteur décisif de l'expansion économique. Cette circonstance aurait enchéri les denrées, forçant les propriétaires à épargner, et contraignant les prolétaires à travailler assidûment. De la misère seraient nées les vertus, fondement du succès[9].
Urbanisation et régime politique
En réalité, les Pays-Bas manifestèrent tout au long du XVIIe siècle le taux d'urbanisation le plus élevé[10] et formaient la région la plus densément peuplée d'Europe. Le flot régulier de réfugiés apportant avec eux talents et réseaux d'affaires, des juifs portugais aux huguenots français, et la prospérité induite, bénéficièrent d'abord aux villes dont elles alimentèrent la croissance exceptionnelle : entre 1622 et la fin du siècle, Amsterdam passa de cent à deux cent mille habitants, Rotterdam de vingt à quatre-vingt mille, La Haye de seize à cinquante mille. Fait notable, cet essor s'effectua dans un certain ordre, par un souci d'urbanisme précurseur : à Amsterdam, l'espace urbain s'étendit de façon concentrique en s'appuyant sur les quatre grands canaux de la ville (Singel, Herengracht, Keizersgracht, Prinsengracht) eux-mêmes reliés par des canaux ou des rues transversales permettant des accès multiples et rapides au cœur de la ville, la place du Dam.
La vie de tous les jours était dans une grande mesure marquée par la ville et l'activité non-agricole ; près de 50 % de la population vivait en ville et seul un tiers travaillait encore dans l'agriculture. Et pourtant, dans le même temps, la paysannerie et les agriculteurs développèrent fortement leur production. Dans la mesure où la propriété foncière est la base de l'agriculture, et où dans chaque province les paysans étaient eux-mêmes propriétaires de 40 % des terres arables, ces paysans pouvaient vivre du seul produit de leur travail. Selon C. de Voogd, « le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d'Europe et l'extrême misère plus rare qu'ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s'avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l'Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l'Angleterre dans les années 1660. C'est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l'Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès ». L'examen du revenu agricole montre qu'un paysan du XVIIe siècle vivait aux Pays-Bas nettement mieux qu'un agriculteur libre un siècle plus tôt[11].
La confédération, quoiqu'oligarchique, était néanmoins plus démocratique que les autres pays d'Europe[12], se tenait militairement sur la défensive et développait son économie, non sur l'agriculture, mais sur le commerce et la navigation.
La masse imposable des citoyens des Provinces-Unies était nettement plus élevée que celle des pays voisins, jusqu'à deux fois supérieure à celle de l'Angleterre et trois fois supérieure à celle de la France[13]. Ainsi, le gouvernement des Provinces disposait de ressources élevées et d'un capital plus rapidement mobilisable, grâce à la commercialisation poussée de son économie et d'une population (bien que peu importante) disposant de revenus élevés.
Le tissu social
Dans la société néerlandaise, on jugeait du statut social non seulement d'après l'appartenance familiale et le niveau d'éducation, mais aussi surtout d'après la fortune et le revenu des individus, mœurs fort curieuses dans l'Europe du XVIIe siècle, où le rang social était encore fondamentalement lié à la condition, c'est-à-dire à la naissance.
Au sommet de la société néerlandaise, on trouvait les nobles et les Régents, quoique l'aristocratie, comme les Espagnols, eût continuellement abandonné ses terres et ses principaux privilèges aux villes. Tandis que dans le reste de l'Europe la noblesse formait la classe dirigeante privilégiée politiquement et socialement, il n'y avait aux Pays-Bas pratiquement plus de noblesse héréditaire. Même les clercs n'avaient que peu d'influence : l'Église catholique romaine était continuellement en perte d'audience, alors que la jeune église protestante s'étendait. Il n'y avait donc ni souverain, ni noblesse, ni clercs : les régents et la haute bourgeoisie (riches marchands, armateurs, banquiers, entrepreneurs, officiers généraux) réglaient la politique et la société, soutenus par une large frange de la petite bourgeoisie, composée d'artisans, d'ouvriers, de pilotes, de petits employés et d'officiers, qui dans les petites villes et les communautés plus isolées prenait la politique en mains.
Ainsi, le corps social était plus homogène que dans les autres pays d'Europe : la mobilité sociale était possible. Les diverses classes sociales se côtoyaient notamment au temple, dans les milices et surtout au café. L'existence d'une vaste classe moyenne, le brede middenstand, de l'artisan au négociant enrichi, était garante de la cohésion nationale. Le peuple lui-même bénéficiait des salaires les plus élevés d'Europe ; un tisserand de Leyde gagnait jusqu'au double de son congénère flamand ou anglais. À la prospérité, sinon générale, du moins répandue, s'ajoutait le partage de valeurs communes, fortement ancrées par l'influence du calvinisme et de l'humanisme ainsi que le ciment d'un incontestable nationalisme.
La nouvelle soif d'investir de la bourgeoisie contribua à humaniser un développement économique sauvage. Prenant le relais de l'église catholique, la bourgeoisie organisa les soupes pour les pauvres, institua des orphelinats, des hospices et d'autres fondations charitables. Grâce à ce réseau d'aide sociale (naturellement d'abord un peu rudimentaire et informel), le soin des marginaux, des pauvres et des faibles mettait en place un tel contrôle social que, contrairement au reste de l'Europe, l'agitation se limitait à la contestation politique et religieuse.
La sécurité des citoyens est à l'origine d'associations d'initiative privée et d'innovations comme l'éclairage public et la pompe à incendie, mise au point par le peintre Jan Van der Heyden. Pour la surveillance, plusieurs milices de nuit furent créées : Rembrandt a immortalisé celle du capitaine Coq dans La Ronde de nuit.
Un commerce à l'échelle du monde
Dans son Testament politique, Richelieu soulignait « le miracle hollandais » en ces termes : « L'opulence des Hollandais qui, à proprement parler, ne sont qu'une poignée de gens, réduits en un coin de terre, où il n'y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l'utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation »[14].
L'hégémonie commerciale des Provinces-Unies repose sur quatre facteurs :
- une supériorité navale écrasante ;
- l'extension de l'activité commerciale à toutes les routes océaniques : Batavia, Cadix, Smyrne et Arkhangelsk...
- le contrôle d'une gamme étendue de produits, particulièrement les produits de luxe (épices) ou à valeur ajoutée (porcelaine, soie, etc.) ;
- l'optimisation de l'offre de cale : en remplissant les navires à l'aller et au retour, les économies de deux pays très éloignés devenaient graduellement dépendantes l'une de l'autre par le truchement des commerçants néerlandais.
Comme l'indique de Voogd, « De la mer Baltique à l'Extrême-Orient, les marins néerlandais s'efforcèrent d'être (...) toujours les propres fournisseurs de leurs clients, démultipliant ainsi les opportunités de profit ».
Philippe II, qui contrôlait le Portugal depuis 1581 (Union ibérique), en représailles à la révolte des Flandres, décida d'interdire aux bateaux hollandais le port de Lisbonne, qui détenait le monopole sur les épices ; mais une collection de cartes portugaises arrivées à Amsterdam en 1592 laissait aux Hollandais l'espoir de croiser le Cap de Bonne-Espérance sans risque. La Compagnie van Verre est créée en 1594 pour conquérir le commerce du poivre, qui par divers jeux de fusion forme en 1602 la VOC[15]. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC) devenue rapidement la plus grosse compagnie privée du XVIIe siècle, forgea un monopole commercial néerlandais avec l'océan Indien et l'Extrême-Orient qui devait durer deux siècles. Ses routes de commerce s'étendaient le long des côtes d'Afrique et d'Asie avec des comptoirs et des mouillages en Indonésie, au Japon, à Taïwan, à Ceylan et en Afrique du Sud. En vue du commerce avec l'Afrique de l'Ouest et les Amériques les actionnaires créèrent la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (Geoctroyeerde West-Indische Compagnie ou en abrégé WIC), qui établit en Amérique du Nord la colonie de Nouvelle-Hollande avec pour capitale la Nouvelle-Amsterdam, qui devait devenir New York. Parmi les autres routes de commerce, il y avait bien sûr la Baltique, la Russie (straatvaart), et aussi le Levantvaart (commerce avec l'Italie et le Levant, c'est-à-dire les pays de la côte orientale de la mer Méditerranée). Pour ce qui est de l'Europe occidentale, les Néerlandais contrôlaient vers 1650 80 % du commerce de la laine espagnole ; quant aux seuls échanges avec la France (le transport du vin de Bordeaux notamment), ils dépassaient 36 millions de livres. Vers 1670 la valeur annuelle des cargaisons des quatre grandes flottes marchandes de la république atteignait la somme énorme de 50 millions de florins.
La Banque de change d'Amsterdam (la première banque centrale au monde et l'une des premières banques européennes à utiliser la monnaie fiduciaire) fut créée en 1609 : cet établissement, créé à l'origine pour résoudre le problème du change des devises (d'où son nom de Wisselbank) permit par une formule de crédit commercial inédite (l'escompte) une circulation des paiements beaucoup plus fluide. Les taux d'intérêt intéressants (entre 2 et 4 %, soit la moitié des taux britanniques), le secret bancaire, la force du florin et les facilités de crédits offertes par les banques néerlandaises attiraient les investisseurs et les financiers de toute l'Europe. La bourse d'Amsterdam, créée en 1611, employait déjà trois cents agents au bout d'un an. Les cargaisons annoncées s'y négociaient jusqu'à vingt-quatre mois avant leur arrivée. Lors de l'affrètement d'un navire, il était possible d'entrer dans le capital de l'armateur pour une part qui pouvait n'être que de 1/64e du coût de l'opération : ainsi, l'actionnariat était-il accessible aux commerçants et artisans.
C'est au plus tard à partir de la libéralisation du commerce (un commerce international délivré des mesures protectionnistes) stipulée par la paix de Westphalie en 1648 que les Pays-Bas dominèrent le commerce mondial. Vers 1670, la république comptait environ 15 000 navires, c'est-à-dire cinq fois l'effectif de la flotte anglaise[16], ce qui revenait à un monopole du transport sur mer. C'est surtout du commerce avec les colonies que les Pays-Bas tiraient leurs profits. On importait des Indes néerlandaises, du Bengale, de Ceylan et de Malacca des épices (clou de girofle, cannelle et poivre), de la soie et du coton. L'Afrique de l'Ouest, le Brésil, les Caraïbes et l'Europe échangeaient avant tout les produits de cultures, comme le sucre, le tabac et le bois de Pernambouc. Plus tard, la traite des Noirs, qui avait été au début nettement écartée, se développa également par attrait du profit, car c'était un commerce particulièrement lucratif. On chercha naturellement la justification morale de ce commerce dans la Bible : les Africains étaient fils et filles de Cham, que son père Noé avait maudit, ce qui justifiait la libre exploitation de la main d'œuvre noire (cf. malédiction de Cham).
Essor de la production nationale
La puissance néerlandaise ne reposait pas sur les seules activités commerciales : échanges internationaux, agriculture et industrie participaient du même « cercle vertueux » de la prospérité, dans une économie étonnamment intégrée pour l'époque. L'importation de matières premières permit l'essor d'industries de transformation dont la production alimenta en retour les exportations nationales : ainsi des chantiers navals, dont la vallée de la Zaan en Hollande du Nord offrit la plus grande concentration européenne ; ainsi des raffineries de sucre, des manufactures de tabac, des tailleries de diamants, des savonneries et des huileries. L'industrie reine était celle des textiles dont Leyde fut la capitale incontestée. Les draps de Leyde, réputés pour leur douceur, sortaient des fabriques avec un rendement supérieur d'un tiers à la concurrence française. Près de cent mille personnes au total travaillaient dans l'industrie de transformation.
La tolérance religieuse
Comme les Provinces-Unies s'étaient soulevées contre la répression religieuse, elles garantirent dès le début à leurs citoyens la liberté de culte. La nouvelle s'en répandit bientôt et cela entraîna un afflux dans le pays de protestants (huguenots), de Juifs, et d'autres réfugiés d'Espagne, du Portugal et des Pays-Bas espagnols. Le calvinisme devint le culte dominant, bien qu'au début du siècle les provinces fussent déchirées par la polémique sur la doctrine de la prédestination opposant les remonstrants, partisans d'Arminius, et les Gomaristes, tenant de la thèse de Franciscus Gomarus.
L'humanisme également, qui s'est épanoui avec son éminent représentant Érasme de Rotterdam, s'est avéré décisif, non seulement pour la transition culturelle et sociale du Moyen Âge à la Renaissance, mais également pour la promotion d'un climat de tolérance religieuse. Maintenir cette tolérance envers les catholiques n'était pas chose facile, dans la mesure où la religion prenait une place importante dans la guerre d'indépendance. On s'efforça d'atténuer les antagonismes par des compensations en argent. Ainsi les catholiques pouvaient-ils racheter le privilège d'organiser les festivités, mais ils étaient exclus des emplois publics. Cela valait aussi pour les anabaptistes et les Juifs. Le niveau de la tolérance religieuse était en tout cas suffisamment élevé pour attirer les persécutés de tous les autres pays, particulièrement les marchands juifs fuyant le Portugal, et dont l'immigration accrut considérablement le niveau de vie des Pays-Bas[17]. De même, la révocation de l'édit de Nantes en France en 1685 attira de nombreux huguenots aux Pays-Bas ; dont certains étaient des négociants. Pour huit florins[18], chacun pouvait immigrer aux Provinces-Unies.
L'immigration joua également un rôle décisif dans l'explosion culturelle. Les nouveaux résidents fournirent une importante clientèle aux artistes locaux, comme la famille Bartolotti qui commanda son magnifique hôtel d'Amsterdam à l'architecte et sculpteur De Keyser. Surtout de nombreux penseurs et artistes étaient d'origine étrangère : Frans Hals naquit à Anvers, Vondel à Cologne de parents anversois, Constantin Huygens était le fils d'un juriste brabançon. De même pour les plus grands noms de la philosophie (à l'exception de Grotius) : Descartes, Spinoza, Locke, Bayle.
La tolérance avait pourtant des limites. Le philosophe Baruch Spinoza, par crainte de poursuites religieuses, dut publier anonymement et avec une fausse adresse d'éditeur son Tractatus theologico-politicus, dans lequel il se réclamait pour la liberté d'opinion et la tolérance, et appelait à un État qui garantît la liberté de ses citoyens. Même Adriaan Koerbagh, un ami et disciple de Spinoza, fut arrêté pour la publication d'écrits réputés subversifs et mourut en prison après un an de détention[19]. Quant au Tractatus, il fut effectivement interdit en 1674. Les lois de 1653, 1656, 1674 et 1678 proscrivaient les publications sociniennes, anti-trinitaires et spinozistes[20].