Socialisme scientifique
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L'expression « socialisme scientifique » est utilisée, à partir du milieu XIXe siècle, pour désigner une forme de pensée socialiste fondée sur une analyse à visée scientifique des réalités sociales, historiques et économiques. Elle s'inscrit dans le renouveau de la philosophie matérialiste induite par les nouvelles découvertes scientifiques et techniques. Son objectif final est d'apporter une réponse à la question sociale agitant le XIXe siècle européen. Par la force des choses, cette expression est devenue par son usage par les divers cercles socialistes puis communistes un synonyme du terme marxisme. Celui-ci est souvent divisé entre plusieurs concepts forts : le matérialisme historique, la lutte des classes ou théorie de la plus-value, etc.
Néanmoins, l'expression s'inscrit dans son siècle. La science moderne est alors inventée et devient à certains égards « la nouvelle religion de l'âge industriel »[1]. La science participe de la culture commune des savants du moment, tout comme elle se retrouve dans les discours philosophiques et politiques. Le socialisme n'y échappe pas. Il peut ainsi être défini comme une pensée sociologique, un savoir sur le social que ses adhérents diffusent dans la société afin de la transformer.
Le socialisme scientifique est alors tout autant le socialisme théorisé par Marx et Engels ainsi que par ceux se réclamant de leur filiation, que le socialisme qui mobilise les savoirs de son temps et propose une explication « scientifique » du monde social.
Mais comme toute pensée, il est difficile de rendre compte de sa diversité, tout autant qu'il est complexe de témoigner de sa diffusion. L'histoire des idées politiques reste bien souvent tributaire de ses sources, et bien plus de l'empreinte mémorielle de certains "grands penseurs". Si « les ouvriers peuvent penser »[2], voire pour certains, être des « ouvriers philosophes »[3], il n'en reste pas moins qu'ils ont laissé bien moins de traces que les journalistes, les intellectuels et autres penseurs professionnels socialistes. De plus, de par leur quotidien et leur éducation, ils ne disposent pas d'un égal rapport aux sciences et aux théories philosophique, politique et épistémologique. Enfin, les théories se diffusent au sein de divers réseaux locaux, nationaux, internationaux[4].
Les origines de l'expression
Le terme a été conçu par Pierre-Joseph Proudhon en 1840 dans la conclusion de son fameux mémoire Qu'est-ce que la propriété ?. L'auteur s'y présente lui-même de la manière suivante : « je suis comme vous, d'un siècle où la raison ne se soumet qu'au fait et à la preuve: mon nom, aussi bien que le vôtre, est chercheur de vérité[5]. » Pour ce faire il mobilise bien des savoirs de son temps, au premier rang desquelles sont la biologie des frères Cuvier, la physique newtonienne, l'histoire ou l'économie. Ainsi, Proudhon participe du « premier socialisme scientifique » autour entre autres des Saint-Simoniens et des Fouriéristes, communément appelés socialistes utopiques ou désormais « socialistes conceptuels ».
Le premier socialisme scientifique
Ces socialistes utopiques font des savoirs de leur temps l'un des outils de leur développement théorique. Le système développé par Newton, Laplace, Lavoisier ou encore les théories des naturalistes, de médecins de même que des philosophes, d'historiens, d'économistes sont d'usages courant dans ces différents textes. La pratique des sciences par ses penseurs du social se définit pour Loïc Rignol de la manière suivante : « Comment éprouver la rationalité de ce socialisme ? Comment interroger la scientificité dont il se réclame tant ? En confrontant ses thèses aux sciences de son temps. Cette épistémologie refuse donc de considérer comme un savoir hérétique, comme si, minoritaire dans l'ordre du pouvoir, il ne pouvait qu'être inférieur dans l'ordre du savoir. Rendu à sa matrice du XIXe siècle, ce socialisme se montre au contraire d'une grande normalité. Il ne se contente pas de mettre à l'épreuve sa rationalité au contact de ces sciences, il épuise en retour leurs conditions de possibilité. En les mobilisant pour valider sa politique, il met en lumière leurs fondements et leurs présupposés. Il porte leurs énoncés à la limite de ce qui est alors dicible sans les trahir ou les travestir. Il les dépasse, il ne les déplace pas. Il les porte plus loin, plus haut. S'il les conduit au bout, a bord de leurs énoncés, c'est en partant du centre […] Il répond aux espérances d'un siècle qui cherche dans la tempête une nouvelle arche d'alliance »[6]. Il faut ainsi entendre le socialisme scientifique comme étant en même temps un synonyme du marxisme qu'un qualificatif heuristique permettant de définir les théories socialistes qui mobilisent les savoirs scientifiques. Le tournant marxiste ne doit pas être appréhendé comme une rupture entre un socialisme idéaliste et un socialisme fondée sur l'observation et la déduction, qui lui serait matérialiste.
Il est même amusant que quelques années après la critique des premiers socialismes scientifiques durant les années 1880, le socialiste allemand Édouard Bernstein en pleine querelle théorique du révisionnisme reconnait dans les premières lignes de sa conférence faite devant le groupe d'études sociales des étudiants de l'université de Berlin (Sozialwissenschftliche Studentenverein) l'héritage scientifique de ses prédécesseurs :
« Le marxisme pour nous servir de cette locution abrégée, n'est ni la seule, ni la première doctrine socialiste qui se soit qualifiée de scientifique. Marx lui-même, dès le premier chapitre du Capital, vous apprendra qu'aucune école n'a abusé du mot de "science" au même point que celle du socialisme français Proudhon
[…] si vous lisez maintenant les ouvrages des deux écoles socialistes français qui précèdent Proudhon, les fouriéristes et les saint-simoniens, si vous passez de France en Angleterre et lisez les écrits de l'école de Robert Owen, vous rencontrerez là encore assez souvent des appels analogues à la science. Il n'en manque pas non plus dans les œuvres de Lassalle et l'on pourrait presque dire que, d'une façon ou d'une autre, toutes les doctrines socialistes du XIXe siècle se sont réclamées de la science[7]. »
Cette reconnaissance à amené Karl Popper à proposer une critique de certains versants de la théorie marxiste, et à montrer qu'elle ne correspond pas entièrement aux critères poppériens. Si les premiers socialismes prétendument scientifiques ont été critiqués, il doit en être de même pour le marxisme.
Le premier socialisme scientifique dans les milieux libéraux français.
Ce savoir ne fût pas seulement contenu dans le réseau socialiste. Il fut débattu dans diverses revues comme Le Journal des Economistes, Le Journal des Débats ou dans le cercle de l'Académie des Sciences morales et politiques et la Société des économistes. L'objectif était de trouver une réponse au problème social. C'est ainsi que les fouriéristes Jules Lechevalier, Charles Dain et Victor Considérant participent aux premiers Congrès scientifiques de France au sein de la sixième section, qui prit différents noms. Elle fut dans un premier temps la section d'économie sociale, puis des Sciences morales et législation et enfin des Sciences morales, économiques et législatives avant de disparaître lors de la quatrième session en 1837. Cette disparition tient très certainement au contenu des débats jugés subversifs.[réf. nécessaire]
Le fouriériste Victor Considérant intervient lui en 1841 lors du Congrès scientifique français tenu dans la ville de Lyon afin d'« Exposer et discuter la valeur des principes de l’École sociétaire fondée par Fourier. Qu'entend-on par l'organisation du travail et quels seraient les moyens de satisfaire à cet égard les vœux des philanthropes et des économistes[8]? » S'il est difficile de faire ici la part entre philosophie et science, tant le terme de science dispose alors d'une définition large, tant les propos de Considérant s'inscrivent entre des exposés sur Descartes, l'avenir des Lettres, le développement de l'industrie etc. Néanmoins en retour cela confère une crédibilité aux fouriéristes dans le paysage savant français, ou plus modestement lyonnais.
Le socialisme scientifique en France après les Communes et avant le marxisme français
Si ces moments précédents sont bien connus. Un manque historiographique existe en France dans cette histoire des idées politiques entre les années 1840 et les Communes de 1871. Le premier socialisme scientifique se perd dans diverses publications et courants de pensée, y compris extérieurs au socialisme classique[9].
On retrouve sa trace dans certains textes francophones post-communards y compris dans le compte-rendu de l'ouvrage d'André-Saturnin Morin Les Hébertistes modernes par le botaniste et vulgarisateur Arthur Manguin dans le libéral Journal des économistes. Le socialisme évoqué est éminemment réformiste[10], il est « scientifique et pacifique». L'expression se retrouve encore sous la plume d'un ancien capitaine Jean-Etienne Renucci qui souhaite au travers de son « Programme du parti du socialisme scientifique et légal » proposer lui aussi une réponse au problème social de manière progressive et rationnelle.
Du côté des socialistes la revue La science sociale de tendance fouriériste tout en diffusant ouvertement les théories scientifiques de Charles Fourier s'arrête un instant sur le socialisme du journaliste directeur d'une bibliothèque populaire et franc-maçon Charles Fauvety dont le système est jugé trop vague au prisme de l'épistémologie des rédacteurs du journal. L'esprit scientifique des socialistes français persiste. Il se retrouve dans les premiers Congrès ouvriers français, de 1876 et 1878, et sous la plume de Benoît Malon, alors un intellectuel influent des mouvements : « cette parole dans la lignée des congrès ouvrier, veut asseoir sa légitimité sur "la vérité scientifique", car le socialisme est "la science des sciences". Savoir pour pouvoir est le leitmotiv du Prolétaire, et, d'une façon général, des organisations qui, sous les appellations de groupes d'études sociales, fleurissent dans ces mois décisifs »[10]. En outre comme en témoigne la structuration de plusieurs groupes d'études sociales, dont par exemple celui de Bordeaux, de celui d'Amiens ou encore de trois d'entre-eux dans le département de la Seine, les pratiques de l'enquête ouvrière[11] et de la réflexion sociale issues du socialisme pré-Communes se poursuivent. L'un des délégués du groupe d'études sociales de Marseille définit ainsi le but de son cercle entre transmission, éducation et recherche : « Ils étudient ensemble la société dans laquelle nous vivons, les devoirs qu'ils ont à y remplir et la façon dont ils en sont récompensés. En un mot, ils s'instruisent mutuellement sur leurs droits et leurs devoirs, par des discussions qu'ils établissent entre eux, par des rapports qu'ils sont tenus de faire sur les divers points de la science sociale. Chaque groupe doit avoir à cet effet une bibliothèque composée exclusivement de volumes ayant rapport à cette science. Ils doivent aussi comme moyen de propagande faire le plus souvent possible des conférences gratuites. Car, si nous recherchons quelle est la cause, qui fait que le plus grand nombre de citoyens, qui est la force, se trouve si facilement maîtrisé, par une infime minorité, nous trouvons avant tout l'ignorance de ses droits, dans laquelle ce plus grand nombre est celui des prolétaires »[12]. Nos connaissances sur les pratiques internes de ces groupes sont encore fragmentaires. Si des historiens les considèrent comme des simples façades destinées à cacher les intentions du groupe aux yeux des forces de police. Il n'en reste pas moins qu'ils semblent s'inscrire dans la pratique ultérieure des universités populaires[13]. Ces cercles deviennent non pas source de production de savoir mais essentiellement des espaces de diffusion des idées socialistes. Ainsi dans un absolu qu'il va ensuite nuancer: « aucun ne peut prétendre l'anneau de la légende et appeler scientifique son socialisme? »[7].
Le premier socialisme scientifique en Allemagne
Du côté allemand, pour le moment la recherche s'est focalisée sur les plumes de Marx et d'Engels, négligeant l'existence parallèle d'autres textes se réclamant des sciences. La barrière de la langue limite actuellement les échanges entre les deux espaces universitaires rendant cet approfondissement plus complexe. Pour le moment seul le philosophe socialiste, très proche du cercle de Marx depuis sa lecture du Capital, Joseph Dietzgen semble avoir utilisé l'expression, socialisme scientifique, dès 1873[14] dans les colonnes du journal Der Volksstaat (de) du Sozialdemokratischen Arbeiterpartei (SDAP) pour caractériser le socialisme auquel il se rattache[15]. Il vient tout juste de publier en 1869 Das Wesen der menschlischen Kopfarbeit.
Cette théorie se retrouve plus tard dans les controverses opposant Lénine et Plekhanov et Anton Pannekoek et Ersnt Utermann dans les premières années XXe siècle en parallèle de la querelle révisionniste. Les premiers deviennent par la suite les marxistes orthodoxes et les seconds les « marxistes hégeliens » aussi appelés « marxistes occidentaux ». La controverse se forme autour de la conception considérée par trop méchaniste de l'univers et de la société chez Engels et les orthodoxes, qui néglige de fait l'influence des idées dans l'évolution sociale, d'après Ersnt Uterman[16].
Dans la culture commune le lien entre le marxisme et l'expression souffre du jugement de Friedrich Engels sur ses prédécesseurs. Cette expression s'est formée chez les marxistes dans le cadre d'une controverse intellectuelle par le penseur socialiste dans l'Herrn Eugen Dühring Umwälzung der Wissenschaft, connue en France sous le nom de l'Anti-Dürhing. L'opposition entre les deux socialismes prend forme afin de combattre les théories de Dühring au sein du Sozialdemokratische Arbeiterpartei (SDAP) auquel adhérent Edouard Bernstein et August Bebel. Dühring postulat moral tire des conclusions politiques et économiques. La moralité dérive selon lui des volontés individuelles égales entre elle. La loi éthique est fondée sur la reconnaissance de cette égalité, nommée « moralité subjective ». Il s'oppose alors à la conception sociale où la loi du plus fort domine sur le plus faible… Il faut alors résoudre la contradiction entre la moralité intersubjective et l'état de la société. La contradiction ne peut être réduite que par le rapprochement progressif de l'état de la société et de l'idéal moral[17]. L'ouvrage d'Engels s'inscrit en contre point à cette pensée. Pour lui seule la révolution peut faire aboutir le processus, d'autant plus qu'il rejette l'approche moraliste. Seuls les faits guident les événements historiques. Ce texte peut alors à plusieurs titres être considéré comme celui qui dans ce petit cercle d'intellectuels participe activement de la diffusion du marxisme. L'Anti Dühring s'inscrit dans la théorie développée par le Manifeste du Parti communiste de 1848. Dans lequel Marx et Engels jugent sévèrement les formes de socialisme et de communisme « critico-utopiques » et présentent les œuvres d'auteurs comme Saint-Simon, Owen ou Fourier : à leurs yeux, ces idées se sont perdues dans la réalisation expérimentale de leurs utopies, en négligeant la lutte des classes[18]. Le concept est vaguement formulé, il revient alors d'être diffusé.
Les contextes dans lesquels Marx emploie le terme sont divers, et parfois polémiques : en 1847 il cite l'expression en référence au saint-simonisme, non pour la revendiquer, mais pour dénoncer une prétention des courants socialistes. Plus tard, dans sa correspondance avec Marx, Véra Zassoulitch emploie le terme « socialisme scientifique » : Marx ne reprend pas l'expression dans sa réponse ; dans le brouillon de sa lettre, il se contente de la citer pour dénoncer ceux qui prêchent une vision historique fataliste sous le nom de socialisme scientifique. Quand Marx parle de socialisme scientifique, ce n'est pas pour définir sa doctrine propre, mais pour dénoncer les prétentions de ses adversaires politiques[19].
Mais plus qu'Engels, l'auteur du texte fondateur, ce sont les époux Lafargue, Paul et Laura, qui popularisent cette expression en produisant une synthèse de l'Anti-Dühring, le fameux Socialisme utopique et socialisme scientifique. Le texte réduit la somme de trois cent trente pages à trente-cinq pages. Il est expurgé de toutes références à la controverse intellectuelle entre les deux partis et a été pensé pour vulgariser au près du public français alors sensible au premier socialisme scientifique les théories de Marx. Sa publication en plusieurs livrées dans la Revue Socialiste entre le et le intervient juste après le Congrès de Marseille, ayant couronné le collectivisme (le marxisme français) même si celui-ci reste alors bien faible théoriquement et numériquement dans les rangs socialistes. Le texte fait figure de manifeste. Par ailleurs cet essai de vulgarisation amorce l'interprétation des idées de Marx et fonde deux concepts fondamentaux du marxisme. Engels par l'intermédiaire des Lafargue retient deux grandes découvertes transformant le socialisme d'une idéologie en une science : « la conception matérialiste de l'histoire, et la révélation du mystère de la production capitaliste, au moyen de la plus-value, nous les devons à Karl Marx. Elles firent du socialisme une science, qu'il s'agit maintenant d'élaborer dans tous les détails et relations »[20]. L'essai est ensuite publié en allemand et dans bien des langues. Cela participe de la large diffusion du concept et des bases du marxisme. Rapidement les termes marxisme et socialisme scientifique deviennent des synonymes.
Par exemple, en Argentine, le marxisme arrive dans les bagages des exilés français, communards, et allemands, à la suite des lois antisocialistes de 1878. Il s'organise idéologiquement à la fin des années 1880 autour du Verein Vorwärt de Buenos Aires de l'ingénieur allemand Germán Avé-Lallemant, et de La Vanguardia de l'argentin Juan B. Justo sous-titrée: « periódico socialista científico defensor de la clase trabajadora » (périodique socialiste scientifique défenseur de la classe ouvrière)[21]. Ces deux titres sont fondés respectivement en 1886 et 1894. Une importation des idées et de la terminologie socialiste européenne prend alors place, comme ceux de lutte de clase ou encore la très darwinienne, enfin spencerienne, théorie de l'évolution sociale. Ce socialisme est à bien des égards fortement influencé par les mouvements italien, espagnol, français et allemand, ce que rend compte les diverses traductions en espagnol d'articles parus dans Critica Sociale (Milan), El Socialista (Madrid), Lotta di Classe (Milan) et La lucha de clases (Bilbao) et brochures dont sur les 142 références relevées par Lucas Poy dans La Vanguardia 119 titres sont des titres importés. S'y retrouvent tout comme dans la bibliothèque idéale du SPD allemand et du Parti Ouvrier Français les ouvrages de Marx mais aussi des naturalistes Charles Darwin et Ernst Haeckle[22].
Établir les relations entretenues par Karl Marx et Friedrich Engels avec les sciences revient à étudier attentivement leurs biographies, qui sont en perpétuelles réécritures[23],[24],[25],[26].
Les deux hommes certes très proches n'ont néanmoins pas partagé une commune sensibilité aux différents savoirs de leur temps. Si Marx fut plus sensible aux mathématiques et aux sciences économiques et historiques, Engels lui fut plus influencé par la physique, la biologie et l'anthropologie. Il n'en reste pas moins que comme en témoigne leur riche correspondance, les deux hommes ont régulièrement discuté des divers sujets. La théorie de l'évolution est généralement le système qui retient le plus l'attention des commentateurs[27].
Pour en savoir plus voir :
- Jean-Pierre Lefebvre, Lettres sur les sciences de la nature, et les mathématiques, Paris, Editions sociales, 1974.
- Karl Marx, Friedrich Engels, Naturwissenschaftliche Exzerpte und Notizen, Mitte 1877 bis Anfang 1883, Berlin, 1999. (MEGA)
- Jean-Numa Ducange, Le Capital, Livre I: Présentation générale, Université Permanente[28].
Karl Marx et les sciences
Bien plus encore que Charles Darwin et son Origine des Espèces, qui est critiqué par Marx pour son usage non critique de Malthus (d'après sa lecture). Ce sont des noms moins connus par le grand public qui ont eu une plus grande influence notamment sur Le Capital. L'architecte, photographe et orientaliste français Pierre Trémaux et son Origine et transformation de l'homme et des autres êtres publié en 1865 ont enthousiasmé Marx, mais bien moins Engels[24]. Sont également cités les naturalistes Georges Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et Thomas Huxley.
De son côté Engels après avoir défendu les idées de Darwin devient de plus en plus sensible à celles du biologiste allemand d'Ernst Haeckle, alors en vogue dans les cercles intellectuels allemands des années 1870. Mais Engels ne popularise pas le biologiste dans le réseau socialiste mais participe aux débats sur sa réception. Plusieurs de ses ouvrages figurent dans les conseils bibliographiques des partis marxistes allemand, autrichien, français, italien, argentin, etc.
Lors de la rédaction de son œuvre inachevée Marx pense sa théorie à l'aune de la science : Le Capital se veut un traité scientifique, du moins tout autant que n'importe quel traité d'économie politique de l'époque. L'auteur affirme clairement cette volonté à plusieurs reprises dans la continuité de sa Contribution à la Critique de l'économie politique de 1859. L'introduction y fait clairement référence dans l'introduction à la première édition allemande de 1867, « Dans toutes les sciences, le commencement est ardu »[29]. C'est par cette expression et le paragraphe la contenant que Marx se propose ici de « remettre sur pieds » non pas la philosophie de Hegel mais l'économie politique de son temps. Néanmoins la portée politique du texte ne doit pas être oubliée. Celui-ci est publié pour la première fois en 1867 à un moment où le matérialisme marxien n'a pas une grande influence a contrario de la pensée de Pierre-Joseph Proudhon, comme en témoigne l'attention de Marx à la traduction en français de son ouvrage. Sa correspondance avec Maurice Lachâtre, entre autres, montre qu'à ses yeux il y a la nécessité de doter les socialistes français d'un outil efficace pour lutter face aux idées fausses du proudhonisme et de l'anarchisme[28].
Rapidement dans le corps du texte l'influence des sciences naturelles se fait sentir : « Le physicien, pour se rendre compte des procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu'ils se présentent sous la forme la plus accusée [prägnantesten : la plus prégnante] et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la régularité de leur marche [Vorgang : processus]. J'étudie dans cet ouvrage le mode de production capitaliste, et les rapports de production et d'échange qui lui correspondent[29]. Et tout comme le physicien newtonien il cherche à mettre en avant la "Naturgesetz", la loi naturelle: À découvrir la piste de la loi naturelle [Naturgesetz] qui préside à son mouvement – et le but de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement [Bewegungsgesetz] de la société moderne –, elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de l'enfantement »[29]. Le texte est ainsi emprunt des principes des sciences du moment qui tendent à faire système.
Par ailleurs, Marx y reprend les théories des économistes classiques Adam Smith, Jean-Baptiste Say et surtout David Ricardo. À partir de la théorie de ce dernier, Marx repose les fondements de l'analyse de l'économie en mobilisant l'histoire comme facteur d'observation des changements[23] tout en proposant plusieurs thèses économiques analysant le capitalisme de son temps. Son travail est très fortement influencé par la société ouvrière anglaise. L'auteur puise dans différents rapports statistiques, les Blue Books de White Hall pour ses exemples. Il justifie d'ailleurs ce parti pris pour deux raisons. En plus d'être le pays dans lequel il réside, l'Angleterre victorienne dispose des données fiables et nombreuses par rapport aux autres pays européens et est alors considérée comme l'archétype de la société capitaliste.
La figure du scientifique Marx est définitivement consacrée dans la culture socialiste par l'épitaphe prononcée par Engels le pour les funérailles de son ami :
« Tout comme Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, Marx a découvert la loi du développement de l'histoire humaine. […]
Deux telles découvertes seraient suffisantes pour une vie. Heureux est l'homme qui peut se flatter de n'avoir fait qu'une seule de ces découvertes. Mais dans chaque domaines que Marx a parcouru - et il en a investi beaucoup, et aucun de manière superficielle - dans chaque domaines, même en mathématiques, il a fait des découvertes de son chef. […]
Ainsi était l'homme de science. Mais il n'était pas la moitié d'un homme. La science pour Marx était une dynamique historique, une force révolutionnaire. Cependant la grande joie avec laquelle il accueillit une découverte de science théorique avec peut-être des applications théoriques presque impossiblement envisageable, il a expérimenté une autre joie quand une découverte impliquée des changements révolutionnaires dans l'industrie et dans le développement historique en général. Par exemple, il suivait avec attention les développements des découvertes faite en électricité et récemment pour celles de Marcel Deprez. […][30]. »
La réception non-marxiste de Marx en France
Le texte est reçu par les contemporains comme la production d'un économiste, mais cela est fonction des espaces. En France, sa réception peut se distinguer en deux périodes, hors des réseaux socialistes politiques. La première est le fait des économistes libéraux et des "socialistes de la chaire" français et francophone vers 1872 dans le cadre de leurs réceptions de l'école d'économie historique allemande. Puis au tournant de l'année 1895 la sociologie naissante en mobilise certaines des thèses[31]. Cette nouvelle discipline autour du nouvel Institut international de sociologie participe à insérer le matérialisme historique et la théorie de la plus-value dans certains milieux savants en les déconnectant partiellement de la politique, tout en en donnant une définition que Marx lui-même et les socialistes politiques n'avaient pas encore proposée[32].
Par ailleurs entre bien d'autres, comme en témoigne l'article du philosophe Alfred Fouillée dans La Revue des Deux Mondes en 1909, intitulé « Le socialisme est-il scientifique? », le débat sur la scientificité du marxisme persiste dans le champ intellectuel français. Fouillée y critique l'épistémologie du socialisme scientifique ainsi que celle de son adversaire "l'économisme", soit pour lui les théories de Smith, Ricardo et Sismondi. L'auteur oppose la démarche expérimentale des vraies sciences dans la lignée de la médecine expérimentale de Claude Bernard à la démarche empirico-déductive de ces deux pensées, faisant d'elles non pas des sciences mais des religions.
Friedrich Engels et les sciences
Engels de son côté publie à la suite de son séjour à Manchester La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, en 1845, qui se propose de rendre compte de la condition ouvrière à « Cotonopolis ». Il utile également en grand nombre les Blue Books et se nourrit de la critique sociale formulée par les owénistes et les chartistes, et livre ainsi un ouvrage en forme de réquisitoire communiste. Il oriente son propos dans un sens révolutionnaire[33]. En 1850, il traite du soulèvement paysan en Allemagne et en Europe Centrale entre 1524 et 1526 dans Guerre des paysans. Il se propose de faire un parallèle entre les années révolutionnaires qu'il vient de traverser, 1848, et le mouvement paysan soulevé en partie par le réformisme religieux du moment. D'après lui les forces en présence sont les mêmes. Néanmoins, ses essais sont les seuls de ce type que rédigera Engels. Ces publications ultérieures sont bien plus théoriques. Il devait consacrer son œuvre principale à établir la Dialectique de la Nature, en s'opposant au matérialisme "vulgaire" du philosophe, physiologiste et physicien Ludwig Büchner.
Engels recherche une logique entre l'ensemble des processus naturels et après avoir montré son importante immersion dans les mathématiques, la biologie, la physique et la chimie, Engels avait commencé à regarder les analyses de Marx et les siennes comme appartenant au même temple scientifique[26]. Pour ce faire il rédige des notes sur les formes fondamentales du mouvement, la mesure du mouvement, le frottement des marées, la chaleur, l'électricité, le rôle du travail dans la transformation du singe en homme. Son objectif est de trouver l'origine du mouvement en partant de la nature pour monter à la société, afin de relancer la science :
« La science de la nature, si révolutionnaire dans ses débuts, se trouvait soudain devant une nature absolument conservatrice, dans laquelle, jusqu'à la fin du monde ou pour l'éternité,- tout devait rester tel. […] Voilà dissous tout ce qui était rigide volatilisé tout ce qui était fixé, et périssable tout ce qu'on avait tenu pour éternel ; il était démontré que la nature se meut dans un flux et un cycle perpétuels[34]. »
L'influence des théories de l'évolution réifiées en théories du mouvement transparaît bien dans ces passages. Notamment les travaux d'Ernst Haeckel qui dispose du plus grand nombre de travaux cités et occupe une place prédominante dans l’esquisse. Malheureusement son travail n'aboutira jamais, pour différentes raisons. La principale reste la disparition de Marx en 1883 et les nouveaux impératifs liés à sa position dans l'internationale socialiste et le SPD.
Dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, un an après la mort de Marx, montre ce que les travaux de l'anthropologue Lewis H. Morgan ou encore ceux de Bachofen apportent au socialisme un ancrage dans le temps long. Il remonte à la structure familiale de la société athénienne mais surtout à la possession de richesse et l'évolution des rapports sociaux tout cela induit par la structure économique. Celui-ci présente son œuvre comme étant dans la continuité de ses prédécesseurs anthropologues :
« Dans l'exposé qui va suivre, le lecteur fera, dans l'ensemble, aisément le départ entre ce qui émane de Morgan et ce que j'y ai ajouté. Dans les chapitres historiques sur la Grèce et sur Rome, je ne me suis point limité aux données de Morgan, mais j'y ai joint ce que j'avais à ma disposition. Les chapitres sur les Celtes et les Germains sont essentiellement mon ouvrage ; là, Morgan ne disposait guère que de sources de seconde main et, quant aux Germains, Morgan n'avait – à part Tacite – que les mauvaises contrefaçons libérales de M. Freeman. J'ai remanié tous les développements économiques qui, chez Morgan, suffisent au but qu'il se propose, mais sont nettement insuffisants pour le mien. Enfin, lorsque Morgan n'est pas expressément cité, il va sans dire que j'assume la responsabilité de toutes les conclusions[35]. »
En plus de Morgan sont mobilisés dans sa quatrième édition Charles Letourneau, Alexis Giraud-Teulon, Alfred Espinas. Engels en retient le processus agissant sur les formes de parenté et dresse une forme d'archéologie de la société de classe. Le socialisme poursuit son inscription dans le temps long de l'histoire.
Par ailleurs, il est important de noter que les deux hommes ont en commun l’inachèvement de leurs travaux. Le Capital ou encore La Dialectique de la Nature sont deux projets laissés en suspens plus ou moins volontairement par les auteurs. Marx ne parvient pas à écrire son grand œuvre historique, ni Engels son épistémologie. Leurs systèmes respectifs sont laissés à l'interprétation de leurs contemporains et successeurs[36]. Cela tout en sachant que pour les deux hommes les publications dans les journaux dépassent quantitativement leurs productions littéraires.