Zhuangzi (livre)
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Le Zhuangzi ou Tchouang-tseu (chinois : 莊子 ; pinyin : Zhuāngzǐ ; Wade : Chuang-tzu ; EFEO : Tchouang-tseu) est un ancien texte chinois de la fin de la période des Royaumes combattants (476 à 221 av. J.-C.), qui contient des histoires illustrant la nature insouciante du sage taoïste idéal. Nommé d'après son auteur traditionnel, Zhuangzi (369 à 288 av. J.-C. environ), c'est l'un des deux textes fondateurs du taoïsme, avec le Dao de jing.
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Zhuangzi | |
Manuscrit datant de la dynastie Tang du Zhuangzi, découvert parmi les manuscrits de Dunhuang et conservé au Japon (réplique datant des années 1930). | |
Auteur | Zhuangzi |
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Version originale | |
Langue | Chinois classique |
Titre | 莊子 |
Lieu de parution | Chine |
Date de parution | IVe siècle av. J.-C. |
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Il se compose d'une grande collection d'anecdotes, d'allégories, de paraboles et de fables, qui sont souvent de nature humoristique ou irrévérencieuse. Il est composé de 33 chapitres, dont seuls les sept premiers — appelés « chapitres intérieurs » — sont réellement attribués à la personne de Zhuangzi tandis que les chapitres restants — respectivement « chapitres extérieurs » et « chapitres divers » — sont attribués à diverses écoles s'inscrivant dans la continuité intellectuelle de Zhuangzi, et voient leur paternité débattue par les sinologues.
Ses thèmes principaux sont la spontanéité en action et la libération du monde humain, en particulier de ses normes, conventions et technologies. Les fables et anecdotes tentent d'illustrer la vanité des distinctions humaines entre le bien et le mal, le grand et le petit, la vie et la mort, ou l'humain et la nature. Alors que d'autres philosophes chinois anciens se concentrent sur le devoir moral et personnel, Zhuangzi encourage l'errance insouciante, le « non-agir » (無為, wúwéi), la spontanéité naturelle, la méfiance envers le langage et la communion avec la « Voie » cosmique (道, dào) en suivant la nature. Il met également en avant des pratiques de maîtrise de soi et de son énergie intérieure (氣, qì) reposant sur la quiétude et l'absence de pensée. Il valorise la figure de l'homme authentique, sage et invincible, parvenu à cet état supérieur grâce à ces postures morales et ces pratiques, qui est à l'origine du « Saint » de la tradition taoïste.
Bien qu'il soit principalement connu comme une œuvre philosophique, le Zhuangzi est plus généralement considéré comme l'un des plus grands textes de toute l'histoire de la Chine. Chef-d'œuvre à la fois philosophique et littéraire, il influence considérablement les écrivains et dramaturges depuis plus de 2 000 ans et la dynastie Han (206 av. J.-C. à 220 apr. J.-C.) et laisse des traces dans la culture chinoise telles que la fable du Rêve du papillon ou celle de l'oiseau mythique Peng. La méfiance de Zhuangzi envers la politique et les institutions qui transparaît dans l'œuvre inspire également en Occident, de sorte qu'il est parfois considéré comme le « premier anarchiste de l'Histoire ».
Paternité et histoire textuelle
Le Zhuangzi est attribué à un homme du nom de Zhuang Zhou[1], désigné comme de coutume à l'époque par le titre « Maître Zhuang » (Zhuangzi) — du mandarin standard 莊子, Zhuāngzǐ, aussi romanisé en Tchouang-tseu (EFEO) ou Chuang Tzu (Wade-Giles) —, dont le nom personnel est Zhou. Peu de choses sont connues de la vie de Zhuangzi. Il est généralement dit qu'il est né vers 369 av. J.-C. à un endroit appelé Méng (蒙) dans l'État de Song (autour de l'actuelle Shangqiu, province du Henan), et meurt vers 301, 295 ou 286 av. J.-C.[2],[3],[4],[5].
Il aurait vécu dans l'État de Chu, dans la partie méridionale du monde chinois antique, et sa pensée est couramment rattachée à celle de ce pays, dont serait également originaire Laozi, qui présente de nombreuses originalités par rapport à celle de la plaine Centrale, que l'on retrouve aussi dans les aspects « pré-taoïstes » des poèmes des Élégies de Chu[6],[7]. Zhuangzi aurait également passé du temps à Linzi, la capitale de l'État de Qi et correspondant de nos jours à la ville de Zibo ; il aurait alors été en contact avec les savants de l'académie Jixia[3], plutôt associée aux courants naturalistes[8]. Sima Qian (145-86 av. J.-C.) dans son Shiji (史記, aussi appelé « Mémoires historiques »), la première des Vingt-Quatre histoires dynastiques de Chine, tient une biographie de Zhuangzi. Cependant, la majeure partie semble avoir été tirée d'anecdotes prises dans le livre Zhuangzi lui-même[9]. Aussi, Jean Levi écrit à ce sujet que « de la lecture du Zhuangzi, on ne peut rien déduire de la vie de l'auteur ; il s'agit d'une pure fantasmagorie »[10]. Dans l'introduction de sa traduction de l'œuvre, le savant américain Burton Watson conclut : « Quel que soit Zhuang Zhou, les écrits qui lui sont attribués portent l'empreinte d'un esprit brillant et original »[11].
Comme la plupart des ouvrages attribués à des penseurs de l'époque des Royaumes combattants, le Zhuangzi est en fait un ouvrage composite à l'histoire complexe, composé sur plusieurs générations autour d'un noyau attribuable à son auteur présumé. Il est généralement considéré que ses différents passages ont été couchés par écrit entre le IVe siècle av. J.-C. et le IIe siècle av. J.-C., ce qui correspond à la période finale des Royaumes combattants et au début de la dynastie Han. Sa version « canonique » est celle présente dans l'édition et le commentaire de Guo Xiang, mort en 312 de notre ère (dynastie des Jin occidentaux)[1], ce qui est plutôt tardif puisque la majorité des textes des penseurs de l'époque pré-impériale ont été compilés au Ier siècle av. J.-C.[12].
Les détails de l'histoire textuelle du Zhuangzi avant la dynastie des Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.) sont donc largement inconnus. Des traces de son influence à la fin de la période des Royaumes combattants (475 – 221) dans des textes philosophiques tels que le Guanzi, le Han Feizi, le Huainanzi ou le Lüshi Chunqiu suggèrent que la lignée intellectuelle de Zhuangzi est déjà assez influente dans les États de Qi et Chu au IIIe siècle av. J.-C.[13]. Le Shiji de Sima Qian se réfère à un Zhuangzi de 100 000 mots et fait référence à plusieurs chapitres qui sont encore dans le texte[14]. Le Livre des Han, terminé en 111 apr. J.-C., énumère un Zhuangzi en 52 chapitres, que de nombreux experts croient être la forme originale du travail[15]. Un certain nombre de formes différentes du Zhuangzi survivent sous la dynastie Tang (618 – 907), mais c'est une forme plus courte et plus populaire de 33 chapitres du livre compilée par le penseur et écrivain Guo Xiang vers l'an 300 qui s'impose comme la source de toutes les éditions survivantes[15]. C'est manifestement à cet éditeur qu'il faut attribuer l'« élagage » qui fait passer l'ouvrage de 52 à 33 chapitres. Il s'en explique dans une postface conservée dans le manuscrit médiéval du Kōzan-ji : il a supprimé des passages fantastiques rappelant le Shanhaijing, ouvrage antique de géographie mythique, d'autres traitant de divination par les rêves, de chamanisme, ce qu'il considérait comme des superstitions[16],[17]. En 742, le Zhuangzi est canonisé comme l'un des classiques chinois par une proclamation impériale de l'empereur Tang Xuanzong, qui lui décerne le titre honorifique Vraies écritures de la Florescence du Sud (南華真經, Nánhuá zhēnjīng)[3] — bien que la plupart des savants chinois orthodoxes ne considèrent pas le Zhuangzi comme un véritable « classique » (經, jīng) en raison de sa nature non confucéenne[18].
Depuis les temps anciens, les sept premiers chapitres du Zhuangzi — appelés « chapitres intérieurs » (內篇, nèi piān) — sont considérés comme l'œuvre de Zhuangzi lui-même, et la plupart des spécialistes modernes s'accordent sur ce point[19],[1]. Les 26 chapitres restants, d'origine hétérogène, sont divisés entre « chapitres extérieurs » (外篇, wài piān), quinze chapitres (8 à 22), et « chapitres divers » ou « mixtes » (雜篇, zá piān), onze chapitres (23 à 33)[7],[1],[17]. Leur paternité est débattue. Les érudits reconnaissent depuis au moins la dynastie Song (960 – 1279) que certaines parties du livre ne peuvent pas avoir été écrites par Zhuangzi lui-même[19]. Plusieurs contiennent des anachronismes et lui sont clairement postérieures, par exemple le chapitre 17 évoquant Gongsun Long, qui a vécu après lui (vers 320-250 av. J.-C.), et le 32 qui décrit le moment de sa mort[17]. De nos jours, il est généralement admis que les chapitres du milieu et les derniers chapitres du Zhuangzi sont le résultat d'un processus d'« accrétion et de rédaction » par des auteurs plus tardifs « répondant à l'éclat scintillant » des chapitres intérieurs[2].
Certains seraient attribuables à des disciples de Zhuangzi, en particulier parmi les chapitres extérieurs, d'autres à d'autres écoles, notamment les chapitres divers dont le caractère composite est le plus prononcé, ce qui rend leur attribution très compliquée. Selon le consensus actuel, le travail d'au moins trois à cinq écoles serait inclus dans l'ouvrage : des « primitivistes » influencés par les anciens maîtres comme Laozi, et actifs vers la fin du IIIe siècle av. J.-C. et le début du IIe siècle av. J.-C., chapitres 8 à 10 et une partie des 11, 12 et 14 ; des « hédonistes », relevant de l'école de Yang Zhu (penseur du Ve siècle av. J.-C., généralement rangé dans l'école du yin et du yang), actifs autour de 200 av. J.-C., chapitres 28 à 31 ; des « syncrétistes », développant une pensée éclectique, peut-être ceux qui ont compilé la première mouture du texte, actifs entre 180 et 120 av. J.-C., chapitres 12 à 16 et 33 ; les chapitres 17 à 22 seraient le travail d'imitateurs tardifs de Zhuangzi qui suivent le style des chapitres intérieurs ; les chapitres « divers » 23 à 27 et 32 auraient été composés à partir de textes fragmentaires collectés par des « anthologistes », et pourraient inclure des passages écrits par Zhuangzi[20],[16].
Manuscrits
Des parties du Zhuangzi sont découvertes parmi des textes de feuillets de bambou de la période des Royaumes combattants et dans des tombes de la dynastie Han, en particulier sur les sites de textes en bambou de Shuanggudui et Zhangjiashan Han[17]. L'un des feuillets des écrits sur bambou de Guodian, qui date d'environ 300 av. J.-C., contient ce qui semble être un court fragment du chapitre 10, « Voleurs petits et grands » (胠篋, Qū qiè)[17].
De nombreux fragments de Zhuangzi datant du début de la dynastie Tang sont découverts parmi les manuscrits de Dunhuang au début du XXe siècle par les expéditions de l'explorateur hongrois-britannique Aurel Stein et du sinologue français Paul Pelliot[21]. Ils forment collectivement environ douze chapitres de la version de Guo Xiang du Zhuangzi et sont conservés principalement à la British Library et à la Bibliothèque nationale de France[22].
Parmi les trésors nationaux japonais conservés dans le temple Kōzan-ji à Kyoto se trouve un manuscrit Zhuangzi de l'époque de Muromachi (1338 – 1573)[22]. Le manuscrit possède sept chapitres complets parmi les « extérieurs » et « divers », et est censé être une copie proche d'une édition annotée écrite au VIIe siècle par le maître taoïste chinois Cheng Xuanying (成玄英, vers 630–660)[22].
Commentaires
Le contenu du Zhuangzi peut être considéré comme énigmatique, Jean Levi estimant même que la plupart des contemporains du penseur ne l’auraient pas compris. Ainsi, il est nécessaire pour les penseurs suivants d’en réaliser des commentaires afin d'expliquer la signification des fables voire le sens général de l’œuvre, ce qui aurait motivé Xiang Xiu (v. 223-275) à leur proposer des explications[23]. Néanmoins son commentaire n'a pas été préservé, quoique la tradition chinoise considère souvent qu'il a été plagié par celui de Guo Xiang, ce qui est mis en doute par les spécialistes actuels[24],[25]. De même d'autres commentaires de la même période ne sont connus que de façon indirecte, notamment grâce au Jingdian Shiwen de Lu Deming (v. 556-630), glossaire dont la partie sur le Zhuangzi est parfois publiée séparément, notamment avec le commentaire de Guo Xiang[26].
Les commentaires du Zhuangzi les plus reconnus sont préservés dans le canon taoïste. Les plus notables sont :
- le commentaire de Guo Xiang (v. 252-312), inclus dans le Commentaire et sous-commentaire des Vraies écritures de la Florescence du Sud (南華眞經註疏, Nánhuá zhēnjīng zhùshū), est aussi comme vu plus haut l'édition canonique du Zhuangzi et donc la forme sous laquelle il est généralement connu dans la tradition chinoise ; le commentaire en lui-même est en fait un traité philosophique présentant les interprétations personnelles de l'auteur, qui va parfois à l'encontre de celle de Zhuangzi, et est d'une importante cruciale pour la réception des idées de ce maître dans le bouddhisme chinois[26],[27],[28],[29] ;
- le commentaire de Cheng Xuanying (actif vers 631-650), également dans le Commentaire et sous-commentaire des Vraies écritures de la Florescence du Sud, dont il est la partie « sous-commentaire » car il se veut un prolongement du commentaire de Guo Xiang ; son interprétation est marquée par l'influence bouddhiste et celle de l'école taoïste du « Double Mystère » (Chongxuan)[26],[28] ;
- le commentaire de Lin Xiyi (v. 1235) qui consiste en des gloses sur les termes et expressions du Zhuangzi, notamment destinées à servir pour des interrogations lors d'examens, et présente des interprétations de l'auteur qui souhaite contredire plusieurs analyses de Guo Xiang[30],[28] ;
- les commentaires de Chen Jingyuan (mort en 1094)[28] ;
- le commentaire de Luo Miandao (mort en 1367), qui critique la tendance des commentateurs postérieurs à interpréter et à trahir le texte à l'aune de textes postérieurs de courants différents (Qingtan, Chan, confucianisme), et privilégie des explications à la lumière de textes de l'époque pré-impériale contemporains du Zhuangzi[30] ;
- le commentaire de Lu Xixing (1520-1601), qui interprète le Zhuangzi comme un commentaire du Dao de jing[31] ;
- les interprétations de l'érudit Jiao Hong (1541-1620), Les Ailes du Zhuangzi (Zhuangzi yi), qui comprend aussi des commentaires antérieurs dont plusieurs ont eu une certaine influence (dont celui de Lin Xiyi déjà évoqué, ou ceux des ministres Song Wang Anshi et Su Shi)[26],[32],[28].
Description
Le Zhuangzi est divisé en 33 chapitres. Les sept premiers sont surnommés « chapitres intérieurs » (內篇, nèi piān), ils forment le cœur de l’œuvre, puisqu'ils sont attribués à Zhuang Zhou en personne. Les autres chapitres sont divisés en quinze « chapitres extérieurs » (外篇, wài piān ; 8 à 22) puis onze « chapitres divers » (雜篇, zá piān ; 23 à 33) qui constituent un ensemble hétérogène[1],[17].
Les chapitres du Zhuangzi sont une grande collection d'anecdotes, d'allégories, de paraboles, de fables, qui sont souvent de nature humoristique ou irrévérencieuse[33]. La plupart des histoires du Zhuangzi sont assez courtes et simples, telles qu'Illico et Presto[N 1] forant sept orifices dans Chaos (chap. 7, « Gouvernement des princes ») ou Zhuangzi étant découvert assis et jouant du tambour sur un bassin après la mort de sa femme (chap. 18, « Joie parfaite »). Quelques-uns sont plus longs et plus complexes, comme l'histoire de Maître Lie et du mage ou le récit de la musique de l'Empereur jaune (chap. 14, « Évolution naturelle »)[33]. Il se démarque des histoires et allégories présentes dans d'autres textes pré-Qin en ce que les allégories forment la majeure partie du texte, plutôt que des traits occasionnels[33].
Contrairement à d'autres œuvres chinoises anciennes, dont les allégories sont généralement fondées sur des légendes et des proverbes historiques, la plupart des histoires du Zhuangzi semblent avoir été inventées par Zhuangzi lui-même. Il peut donc être considéré comme un ouvrage de littérature de fiction. Il emprunte certes des personnages et des thèmes au fonds culturel de son temps, mais pour mieux les subvertir par son imagination, ses hyperboles, ses sarcasmes, des sophismes très élaborés, et plus largement son dédain des conventions sociales[34]. Le chantre du respect des rites et de l'ordre traditionnel, Confucius, est ainsi souvent mis en scène dans des anecdotes où il sert malgré lui à démontrer la pertinence de la pensée de Zhuang Zhou, y compris par ses propres propos[35], et un passage du chapitre 27 se présente comme une parodie des Entretiens de Confucius[36]. Les allégories du Zhuangzi sont spirituelles, émotionnelles et ne sont pas limitées à la réalité[33]. De fait certaines sont complètement fantaisistes, comme l'étrange description de l'évolution de « germes de vie » à travers une série de substances et d'insectes aux chevaux et aux humains (chap. 18), tandis que quelques autres passages semblent être des « absurdités ludiques » qui se lisent comme le Jabberwocky de Lewis Carroll[37]. Le Zhuangzi comprend de nombreux personnages excentriques et fantastiques, à l'image d'un homme apparaissant dans le sixième chapitre, qui imagine que son bras gauche se transforme en coq, son bras droit en arbalète, et ses fesses en roues de charrette[38]. C'est ainsi un des rares ouvrages de pensée chinois à user de l'humour pour faire passer ses idées[39]. À ce sujet, Jean Levi affirme aussi qu'« il y a du Rabelais chez Zhuangzi », en raison de la présence de scènes burlesques comme la discussion entre Confucius et son disciple reposant sur un jeu de mots et un quiproquo[40].
Maître du langage, Zhuangzi s'engage parfois dans la logique et le raisonnement, puis le retourne ou porte des arguments jusqu'à l'absurde pour démontrer les limites de la connaissance humaine et du monde rationnel[38]. Certains des raisonnements de Zhuangzi, tels que son argument avec son ami philosophe Hui Shi (ou Huizi, « Maître Hui ») sur la joie du poisson (chap. 17, « La crue d’automne »), sont comparés aux traditions de dialogue socratique et platonicien et les paradoxes de Hui Shi vers la fin du livre sont qualifiés par V. Mair de « remarquablement semblables à ceux de Zénon d'Elée »[38]. Selon Anne Cheng, « (Zhuangzi) affectionne le dialogue en chaîne ou l'anecdote paradoxale qui finit sur une touche de nonsense destinée à provoquer un sursaut, voire un bond dans une vérité autre que celle de la logique ordinaire »[41].
Passages notables
Le Rêve du papillon
Le Rêve du papillon est la plus célèbre de toutes les histoires du Zhuangzi, voire l'une des plus célèbres fables philosophiques en général d'après Jean Levi. Elle apparaît à la fin du deuxième chapitre « Discours sur l'identité des choses »[42].
« 昔者莊周夢為胡蝶,栩栩然胡蝶也,自喻適志與。不知周也
Un jour Tchouang Tcheou [Zhuangzi] rêva qu'il était un papillon froufroutant, qui, tout à sa joie, donnait libre cours à ses désirs, sans savoir qu'il était Tchouang Tcheou ;
俄然覺,則蘧蘧然周也。不知周之夢為胡蝶與,胡蝶之夢為周與。周與胡蝶,則必有分矣。此之謂物化。
puis, brusquement, il s'éveilla, retrouvant la lourdeur de son corps ; il se demanda s'il était Tchouang Tcheou qui avait rêvé qu'il était un papillon ou un papillon qui se rêvait Tchouang Tcheou. »
— Zhuangzi, chap. 2 (traduction de Jean Levi[43]).
Cette image de Zhuangzi se demandant s'il est un homme qui rêve d'être un papillon ou un papillon rêvant d'être un homme est si frappante que des drames entiers sont écrits d'après cette idée[44]. Zhuangzi y « joue avec le thème de la transformation »[44], illustrant que « la distinction entre s'éveiller et rêver est un faux dilemme. Si on les distingue, comment peut-on savoir si on est en train de rêver ou éveillé ? »[45].
Selon A. Cheng : « ici, le propos n'est pas de dire : qu'importent les choses puisque tout est rêve, et non réalité. Le problème, pour Zhuangzi, c'est qu'il n'y a justement pas moyen de savoir si celui qui parle est à l'état de veille ou de rêve, de même qu'il n'y a pas moyen de savoir si ce qu'on pense connaître est connaissance ou ignorance[46]. »
Finalement, Jean Levi commente que « La fable marque tout à la fois la séparation et la continuité des états de la conscience ; le rêve est l'avers de l'état de veille, et ils sont interchangeables sans être pour autant tout à fait semblables ». Cependant, le sinologue estime que la compréhension de cette parabole a été détournée de son sens originel : si elle devait engager à une « réflexion sur les rapports entre le divers phénoménal et le support inconditionné qui en est la source », elle est à présent retenue comme une image de la fragilité de la vie humaine[42].
Le cuisinier (ou boucher) Ding
Dans plusieurs passages le Zhuangzi prend pour exemple des artisans au savoir-faire remarquable, résultant d'un processus lent, constitué d'une évolution imperceptible au jour le jour, conduisant à l'acquisition d'une gestuelle instinctive, un « coup de main ». Celui-ci ne peut être appris par des mots et des enseignements mais uniquement par la pratique, un long entraînement, qui aboutit à ce que la main et l'esprit agissent de concert pour exécuter le geste adéquat. L'anecdote du cuisinier Ding, constituant le deuxième paragraphe du troisième chapitre, est la plus fameuse[47].
« 庖丁為文惠君解牛,手之所觸,肩之所倚,足之所履,膝之所踦,砉然嚮然,奏刀騞然,莫不中音。合於桑林之舞,乃中經首之會。
Le cuisinier Ting [Ding] était en train de dépecer un bœuf pour le prince Wen-houei. Wouah ! il empoignait de la main l'animal, le retenait de l'épaule et, les jambes arc-boutées, l'immobilisait du genou. Wooh ! le couteau frappait en cadence comme s'il eût accompagné la grande pantomime rituelle de la Forêt des mûriers ou l'hymne solennel de la Tête de lynx.
文惠君曰:「嘻,善哉!技蓋至此乎?」
– Admirable ! s'exclama le prince en contemplant ce spectacle, je n'aurais jamais cru que l'on pût atteindre pareille virtuosité !
庖丁釋刀對曰:「臣之所好者,道也,進乎技矣。始臣之解牛之時,所見无非全牛者。三年之後,未嘗見全牛也。方今之時,臣以神遇而不以目視,官知止而神欲行。依乎天理,批大郤,導大窾,因其固然。技經肯綮之未嘗,而況大軱乎?良庖歲更刀,割也;族庖月更刀,折也。今臣之刀十九年矣,所解數千牛矣,而刀刃若新發於硎。彼節者有間,而刀刃者无厚;以无厚入有間,恢恢乎其於遊刃必有餘地矣,是以十九年而刀刃若新發於硎。雖然,每至於族,吾見其難為,怵然為戒,視為止,行為遲。動刀甚微,謋然以解,如土委地。提刀而立,為之四顧,為之躊躇滿志,善刀而藏之。」
– Vous savez, ce qui m'intéresse, ce n'est pas tant l'habileté technique que l'être intime des choses. Lorsque j'ai commencé à exercer j'avais tout le bœuf devant moi. Trois ans plus tard, je ne percevais plus que les éléments essentiels, désormais j'en ai une appréhension intuitive et non pas visuelle. Mes sens n'interviennent plus. L'esprit agit comme il l'entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf. Lorsque ma lame tranche et sépare, elle suit les fentes et les interstices qui se présentent, ne touchant ni aux veines ni aux tendons, ni à l'enveloppe des os ni bien entendu à l'os lui-même. Les bons cuisiniers doivent changer de couteau chaque année parce qu'ils taillent dans la chair. Le commun des cuisiniers en change tous les mois parce qu'il charcute au petit bonheur. Moi, après dix-neuf ans de bons et loyaux services, mon couteau est comme neuf. Je sais déceler les interstices et, le fil de ma lame n'ayant pratiquement pas d'épaisseur, j'y trouve l'espace suffisant pour la faire évoluer. Quand je rencontre une articulation, je repère l'endroit difficile, je le fixe du regard et, précautionneusement, je découpe. Sous l'action délicate de ma lame, les parties se séparent avec un bruissement léger comme de la terre qu'on déposerait sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait. Après avoir nettoyé la lame, je la remets au fourreau.
文惠君曰:「善哉!吾聞庖丁之言,得養生焉。」
– Merveilleux ! s'écria le prince, je viens enfin de saisir l'art de nourrir la vie ! »
— Zhuangzi, chap. 3 (traduction de Jean Levi[48]).
Pour Jean François Billeter, cette fable illustre le processus de perfectionnement dans une activité, jusqu'à parvenir à « la maîtrise suprême dans l'art de dépecer les bœufs ». Ainsi, il souligne que le passage décrit une évolution par stades d'apprentissages séparés dans le temps, chacun modifiant le rapport entre le boucher et l'animal, jusqu'à parvenir à « l'activité supérieurement intégrée du boucher ». Ainsi, cette progression n'est pas extraordinaire mais caractérise une acquisition d'expérience commune qu'il compare à la maîtrise progressive d'une langue. Finalement, le fait de maîtriser totalement l'activité amène la liberté d'agir en oubliant qu'on agit : « nous oublions, pour ainsi dire, en la parlant la langue que nous parlons si bien ». Le sinologue conclut en rapprochant cette fable où le « boucher oublie le bœuf » de la parole que Zhuangzi fait dire à Confucius dans le quatrième paragraphe du chapitre 19 du livre : « le bon nageur oublie l'eau »[49]. Pour Fabienne Ramuscello, on peut parler de « synergie » entre le sujet et l'action, l'activité échappant au contrôle de la conscience[50]. Ceci s'observe également dans la fable du charron Pien avec le duc Houan dans le chapitre 13, le premier critiquant les textes des Anciens que lit le second en les qualifiant de « déjections », le savoir et la sagesse devant s'acquérir par la pratique[50],[51]. A. Cheng parle également de « phénoménologie de l'activité » au sujet de ces fables[52].
En revanche, Jean Levi qualifie plutôt l'acte de « Geste Parfait » dépassant la maîtrise de l'artisanat, qui peut être atteinte par un bon boucher commun, car Ding possède une virtuosité miraculeuse tenant du « secret » et ne pouvant pas seulement être acquise par l'expérience. Il précise en déclarant que l'objectif de Zhuangzi dans cette fable est d'illustrer la « différence ténue et incommensurable qui sépare l'artiste de l'honnête praticien »[53].
Le faisan des marais
Le passage du faisan des marais est un extrait du Zhuangzi illustrant la pluralité des traductions qu'il est possible de faire d'un seul passage original, même très court et composé de seulement 22 caractères[54]. Situé dans le troisième chapitre « Entretien du principe vital », il est intégré au troisième paragraphe dans la traduction de Léon Wieger (1913) avec pour texte « comme le faisan des marais, qui vit content dans son existence besogneuse et inquiète, sans désirer l’aisance d’une volière »[N 2] mais les traductions récentes lui consacrent un paragraphe à part[55].
Jean François Billeter décrit précisément un processus de traduction depuis le texte original sans ponctuation « 澤雉十步一啄百步一飲不蘄畜乎樊中神雖王不善也 »[N 3], permettant d'aboutir, après avoir récusé les traductions de Burton Watson, Liou Kia-hway et A. C. Graham[56] et comparé avec d'autres textes du Zhuangzi[57], à une retranscription qui lui paraît correspondre au sens correct du texte original :
« Le faisan des marais doit faire dix pas pour trouver à picorer et cent pas pour trouver à boire, mais il ne voudrait pour rien au monde qu'on prît soin de lui dans une cage. Son activité est à son comble, mais il ne tient nullement cela pour un bien. »
— Zhuangzi, chap. 3 (traduction de Jean-François Billeter[58])
Jean Levi affirme par la suite qu'une version a été omise, celle de Gao Heng qui ponctue le texte différemment et lui confère ainsi un sens légèrement différent[59]. Il propose donc une autre traduction en français :
« Le faisan picore tous les dix pas et boit tous les cent pas. Pour rien au monde il ne voudrait qu'on le nourrisse dans une cage ; car cela ruinerait sa vitalité ; d'ailleurs, même si on le couronnait roi, il n'en éprouverait nulle joie. »
— Zhuangzi, chap. 3 (traduction de Jean Levi adaptée de Gao Heng[60])
Cette fable soulève la question de la liberté, qui est pour le faisan un « élan vital », et critique donc ceux qui veulent la restreindre ; mais selon Jean Levi, elle « dénonce aussi les limites de l'animal incapable de goûter les accents sublimes de la grande musique ». Le sinologue considère cependant que la version proposée par Gao Heng comporte également des faiblesses et qu'il n'existe pas qu'une seule traduction valable pour tout extrait du Zhuangzi[59]. Jean François Billeter répond que si un texte peut être lu de plusieurs manières, il reste nécessaire de retrouver celle, unique, que l'auteur avait en tête, défendant « à la fois l'unité de l'intention de l'auteur et la pluralité des « interprétations » »[61].
La mort de Chaos
Une autre histoire connue du Zhuangzi est celle de la mort de Hundun (ou Chaos), qui illustre les dangers que Zhuangzi voit à aller à l'encontre de la nature innée des choses[62].
« 南海之帝為儵,北海之帝為忽,中央之帝為渾沌。儵與忽時相與遇於渾沌之地,渾沌待之甚善。
L'empereur de la mer du Sud était Illico, l'empereur de la mer du Nord était Presto, l'empereur du milieu était Chaos. Comme chaque fois qu'ils s'étaient retrouvés chez Chaos celui-ci les avait reçus avec la plus grande aménité, Illico et Presto se concertèrent sur la meilleure façon de le remercier de ses bontés :
儵與忽謀報渾沌之德,曰:人皆有七竅,以視聽食息,此獨無有,嘗試鑿之。日鑿一竅,七日而渾沌死。
— « Les hommes déclarèrent-ils, ont sept ouvertures pour voir, entendre, manger, respirer. Lui seul n'en a aucune. Et si on les lui perçait ? » — Chaque jour ils lui ouvrirent un orifice. Au septième jour Chaos avait rendu l'âme. »
— Zhuangzi, chap. 7 (traduction de Jean Levi[63])
Zhuangzi croit que le plus grand bonheur humain est atteint grâce à une meilleure compréhension de la nature des choses, et que pour se développer pleinement, il faut exprimer sa capacité innée[44]. Dans cette anecdote, Mair suggère que Zhuangzi utilise de manière humoristique et absurde le nom « Chaos »/Hundun — utilisé à la fois pour la conception chinoise du chaos primordial et, par analogie phonétique et physique, la soupe wonton (huntun, qui n'est cependant pas attestée avant la dynastie Han au plus tôt[64]) — pour démontrer ce qu'il pense être les conséquences désastreuses d'une action contre la nature spontanée des choses[44].
Aussi, comme le mot hundun (渾沌) signifie littéralement « mélangé » ou « chaotique », le roi Chaos existe par définition car il présente cette absence d’orifices. Le fait qu'Illico et Presto aient dérangé cet état aboutit à sa mort. Cependant, l'action des deux autres rois part d’une bonne intention de le rendre similaire à eux et est donc positive, de leur point de vue[65]. Ici, il est ainsi montré qu'une bonne action ne doit pas forcément être motivée par la connaissance, car celle-ci peut être trompeuse[66],[67].
Jean Levi propose une autre lecture, soulignant que Zhuangzi réalise une « modulation parodique du thème de la totalité démembrée », selon les termes de Romain Graziani. Ainsi, cette mort incarne une forme de « sacrifice primordial » aux mains d'Illico et Presto qui tentent de donner une image similaire à la leur à Chaos, ce qui est rapproché d'un meurtre initial permettant la fondation d'une société[65].
Le refus des responsabilités politiques
Un passage maintes fois cité du Zhuangzi relate comment le maître a refusé de se mettre au service du roi de Chu. Il est à la fois l'illustration de son refus des responsabilités politiques, de sa volonté de se mettre en retrait du monde, et de son excentricité dont se repaissent les anecdotes à son propos[7].
« 莊子釣於濮水,楚王使大夫二人往先焉,曰:「願以境內累矣!」莊子持竿不顧,曰:「吾聞楚有神龜,死已三千歲矣,王巾笥而藏之廟堂之上。此龜者,寧其死為留骨而貴乎?寧其生而曳尾於塗中乎?」
Maître Tchouang [Zhuangzi] était en train de pêcher sur les bords de la rivière P'ou, lorsque deux émissaires envoyés par le roi de Tch'ou [Chu] virent le trouver pour lui faire part du désir de leur maître de le voir se charger des affaires de l’État. Continuant à tenir sa ligne, Maître Tchouang leur déclara sans même tourner la tête : « N'y a-t-il pas au Tch'ou une tortue sacrée, morte il y a plus de trois mille ans, dont le roi conserve précieusement la carapace, entourée d'une pièce de tissu et serrée dans un panier d'osier, dans le temple ancestral de son palais ? Croyez-vous que la tortue est plus heureuse, maintenant qu'elle est vénérée comme une relique, que lorsqu'elle était vivante et traînait sa queue dans la boue ? »
二大夫曰:「寧生而曳尾塗中。」莊子曰:「往矣!吾將曳尾於塗中。」
« Elle était plus heureuse vivant à traîner sa queue dans la boue ! », firent en chœur les deux envoyés. Maître Tchouang répliqua : « Eh bien ! partez. Je préfère moi aussi traîner ma queue dans la boue ! » »
La joie des poissons
L'histoire du débat sur le plaisir des poissons est une anecdote comparée à la tradition du dialogue socratique de la Grèce antique[38],[67].
« 莊子與惠子遊於濠梁之上。莊子曰:儵魚出遊從容,是魚樂也。
Lors d'une excursion, Houei Cheu [Huizi] et son ami Tchouang Tcheou [Zhuangzi] s'étaient retrouvés sur la jetée qui surplombait la rivière Hao. Tchouang s'était exclamé :
— Les poissons ! Vois comme ils s'ébattent librement, comme ils doivent être heureux !
惠子曰:子非魚,安知魚之樂。莊子曰:子非我,安知我不知魚之樂。
— Comment sais-tu qu'ils sont heureux ? Tu n'es pas un poisson ! avait ergoté le rhéteur.
— Tu n'es pas moi, comment sais-tu que je ne puis savoir si les poissons sont heureux ?
惠子曰:我非子,固不知子矣;子固非魚也,子之不知魚之樂全矣。
Houei avait cru avoir le dessus par cette réponse :
— Si n'étant pas toi, je ne puis savoir ce que tu sais, n'étant pas un poisson tu ne peux savoir si les poissons connaissent la joie.
莊子曰:請循其本。子曰汝安知魚樂云者,既已知吾知之而問我,我知之濠上也。
— Il a bien fallu que tu saches que je sais pour me poser la question, avait répondu Tchouang.
Et avec un geste de la main, il avait conclu :
— Je le sais parce que je me trouve là, sur la jetée de la Hao… »
— Zhuangzi, chap. 17 (traduction de Jean Levi[69])
L'argument exact soulevé par Zhuangzi dans ce débat n'est pas tout à fait clair selon David Nivison[70]. L'histoire semble faire valoir que « connaître » une chose est simplement un état d'esprit et qu'il n'est pas possible de déterminer si cette connaissance a une validité objective[71]. Cette histoire est citée comme un exemple de la maîtrise linguistique de Zhuangzi, car il utilise subtilement la raison pour faire un point antirationaliste[71]. Cette fable s’inscrit également dans une forme de post-structuralisme avant la lettre, car elle semble défendre l'idée que le langage influe sur la connaissance[67]. C'est un procédé récurrent dans le Zhuangzi, fondé sur sa relativisation du rôle du langage, vu comme non-naturel et donc contraire à l'ordre des choses, et aussi son humour, qui « consiste à entamer une discussion pseudo-logique avec toutes les apparences de la rationalité, mais finissant dans le délire complet[35] ».
Pour Brandon Tan, il faut distinguer cette fable des autres passages du Zhuangzi à caractère plus ésotérique ou mystique, celle-ci étant plutôt philosophique voire épistémologique[67]. Elle s’inscrit dans le cadre du relativisme, la connaissance correcte d'une chose dépendant de la position du sujet qui s’exprime. Ainsi, Lea Cantor observe dans cette discussion une forme de « relativisme d’espèce » (« species relativism »), la connaissance qu'a Zhuangzi de ce qu’est le plaisir et la joie pour un poisson n'étant valable que tant qu'elle apparaît comme telle aux yeux des humains[72].
Cette fable montre également un rejet de la connaissance obtenue par inférence, notamment lorsque les bases sur lesquelles repose cette inférence sont fragiles. Ainsi, dans ce cas, Huizi extrapole l’assertion de Zhuangzi, qui porte initialement sur la joie de ce banc de poissons en particulier, à la joie des poissons en général. Ensuite, quand il réfute Zhuangzi, il concède ne pas avoir toute sa connaissance car il n’est pas lui. Il commet donc une erreur logique lorsqu’il conclut son argument en disant que « n'étant pas un poisson tu ne peux savoir si les poissons connaissent la joie », car les deux participants à la discussion ont déjà renié l'idée que la connaissance était indépendante du point de vue ; l'affirmation selon laquelle Huizi pourrait savoir ce que pense et connaît exactement Zhuangzi est donc invalide, car il n’est pas lui[67].
La métaphore aquatique est courante dans la pensée taoïste (et plus largement chinoise), puisqu'elle est considérée comme permettant de décrire la position du sage dans le Dao, qui doit se laisser porter par le cours naturel des choses et ne pas chercher à y résister, à y imposer ses normes. Elle se retrouve à d'autres endroits du Zhuangzi[73].
La mort et le tambour
Une autre histoire décrit comment Zhuangzi ne considère pas la mort comme quelque chose à craindre, jouant du tambour après avoir appris la mort de sa femme.
« 莊子妻死,惠子弔之,莊子則方箕踞鼓盆而歌。 惠子曰:與人居長子,老身死,不哭亦足矣,又鼓盆而歌,不亦甚乎。
Venant d'apprendre que la noble épouse de son ami Tchouang [Zhuangzi] venait de mourir, Maître Houei [Huizi] s'en fut lui présenter ses condoléances. Il trouva le maître assis, les jambes croisées, chantant à tue-tête, tout en tambourinant sur une écuelle.
— Que tu ne pleures pas la compagne de ta vie et la mère de tes enfants, passe encore, s'indigna Houei, mais que tu chantes à tue-tête, est-ce que ce n'est pas là de l'ostentation ?
不然。是其始死也,我獨何能無概然。察其始而本無生,非徒無生也,而本無形,非徒無形也,而本無氣。 雜乎芒芴之間,變而有氣,氣變而有形,形變而有生,今又變而之死,是相與為春秋冬夏四時行也。
— Absolument pas. Sur le coup j'ai été affecté ; mais au bout d'un moment, je me suis mis à réfléchir. Je me suis dit qu'elle fut pur néant avant que le souffle se coagule ; elle n'avait ni conscience, ni forme, ni existence d'aucune sorte. Et puis soudain, pfft ! grâce à un germe insaisissable, elle a eu la chance inouïe de revenir à sa demeure primitive, après avoir accompli un grand tour de manège.
人且偃然寢於巨室,而我噭噭然隨而哭之,自以為不通乎命,故止也。
Désormais elle repose en paix dans le caveau immense de la création, et moi qui sanglotais à ses côtés je me comportais comme un idiot. Alors j'ai séché mes larmes. »
— Zhuangzi, chap. 18 (traduction de Jean Levi[74])
Zhuangzi semble considérer la mort comme un processus naturel ou une transformation, où l'on abandonne une forme d'existence pour en endosser une autre[75]. La mort est une phase faisant partie de processus de changement du Dao, au même titre que la naissance : ce sont des processus naturels et spontanés qu'il faut accepter, et face auxquels il faut donc savoir lâcher prise, alors que la tentation habituelle est d'imposer sa volonté aux choses[76]. Dans le deuxième chapitre, il fait également valoir que, pour ce que tous les humains en savent, la mort peut en fait être meilleure que la vie : « l’amour de la vie n’est-il pas une illusion ? la crainte de la mort n’est-elle pas une erreur ? Ce départ est-il réellement un malheur[N 4] ? » Ainsi, Victor H. Mair relève que ces écrits enseignent qu'un sage ne doit pas craindre la mort mais plutôt l'accepter avec sérénité, ce qui permet d'atteindre le « bonheur absolu »[75].
La mort de Zhuangzi
L'histoire de la mort de Zhuangzi, contenue dans le chapitre 32 du texte, illustre la tradition qui s'est développée autour de Zhuangzi dans les décennies qui ont suivi sa mort, ainsi que le développement des idées philosophiques fondamentales des « chapitres intérieurs » dans les « chapitres extérieurs » et « divers »[1].
« 莊子將死,弟子欲厚葬之。莊子曰:吾以天地為棺槨,以日月為連璧,星辰為珠璣,萬物為齎送。吾葬具豈不備邪。何以加此。
À l'agonie, Maître Tchouang [Zhuangzi] déclara à ses disciples qui voulaient l'enterrer dignement :
— J'aimerais que le ciel et la terre soient mon cercueil, que le soleil et la lune me servent de disques de jade et les étoiles de perles. Accompagné dans ma dernière demeure par tous les êtres de la création, qu'aurais-je encore besoin de la pompe funèbre ?
弟子曰:吾恐烏鳶之食夫子也。莊子曰:在上為烏鳶食,在下為螻蟻食,奪彼與此,何其偏也。
— Mais, s'exclamèrent ses proches, vous seriez la proie des corbeaux et des vautours !
— Si à l'air libre je serai livré en pâture aux corbeaux, sous terre je serai dévoré par les vers. Pourquoi favoriser les uns plutôt que les autres ? »
Liste des chapitres
Chapitre | Titre français[N 5] | Titre français bis[N 6] | Titre anglais[N 7] | Titre chinois |
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1 | « Randonnées extatiques » | « Vers l’idéal » | « Carefree Wandering » | 逍遙遊, Xiāoyáo yóu |
2 | « Discours sur l'identité des choses » | « Harmonie universelle » | « On the Equality of Things » | 齊物論, Qí wù lùn |
3 | « Principes pour nourrir sa vie » | « Entretien du principe vital » | « Essentials for Nurturing Life » | 養生主, Yǎng shēng zhǔ |
4 | « Affaires humaines » | « Le monde des hommes » | « The Human World » | 人間世, Rén-jiān shì |
5 | « Manifestations de la plénitude de la vertu » | « Action parfaite » | « Symbols of Integrity Fulfilled » | 德充符, Dé chōng fú |
6 | « À l'école du premier ancêtre » | « Le Principe, premier maître » | « The Great Ancestral Teacher » | 大宗師, Dà zōng shī |
7 | « Le laisser-faire des rois » | « Gouvernement des princes » | « Responses for Emperors and Kings » | 應帝王, Yìng dì wáng |
8 | « Pieds palmés » | « Pieds palmés » | « Webbed Toes » | 駢拇, Piān mǔ |
9 | « Sabots de chevaux » | « Chevaux dressés » | « Horses' Hooves » | 馬蹄, Mǎ tí |
10 | « Les cambrioleurs » | « Voleurs petits et grands » | « Ransacking Coffers » | 胠篋, Qū qiè |
11 | « On ne dirige par le monde, on le préserve... » | « Politique vraie et fausse » | « Preserving and Accepting » | 在宥, Zài yòu |
12 | « Ciel et Terre » | « Ciel et terre » | « Heaven and Earth » | 天地, Tiān-dì |
13 | « L'action du Ciel » | « Influx du ciel » | « The Way of Heaven » | 天道, Tiān dào |
14 | « Le mouvement céleste » | « Évolution naturelle » | « Heavenly Revolutions » | 天運, Tiān yùn |
15 | « Se torturer l'esprit » | « Sagesse et encroûtement » | « Ingrained Opinions » | 刻意, Kè yì |
16 | « Corriger la nature » | « Nature et convention » | « Mending Nature » | 繕性, Shàn xìng |
17 | « La crue d’automne » | « La crue d’automne » | « Autumn Floods » | 秋水, Qiū shuǐ |
18 | « Joie suprême » | « Joie parfaite » | « Ultimate Joy » | 至樂, Zhì lè |
19 | « Comprendre la nature de la vie » | « Sens de la vie » | « Understanding Life » | 達生, Dá shēng |
20 | « L'arbre de la montagne » | « Obscurité voulue » | « The Mountain Tree » | 山木, Shān mù |
21 | « T'ien Tseu-fang » | « Action transcendante » | « Sir Square Field » | 田子方, Tián-zǐ fāng |
22 | « Intelligence voyage au Nord » | « Connaissance du Principe » | « Knowledge Wanders North » | 知北遊, Zhī běi yóu |
23 | « Keng-san Tch'ou » | « Retour à la nature » | « Gengsang Chu » | 庚桑楚, Gēngsāng Chǔ |
24 | « Hsiu le Délivré-des-diables » | « Simplicité » | « Ghostless Xu » | 徐無鬼, Xú wú-guǐ |
25 | « Tsö-yang » | « Vérité » | « Sunny » | 則陽, Zé yáng |
26 | « Les circonstances extérieures » | « Fatalité » | « External Things » | 外物, Wài wù |
27 | « « Paraboles prêtées » » | « Verbe et mots » | « Metaphors » | 寓言, Yù yán |
28 | « Abdications royales » | « Indépendance » | « Abdicating Kingship » | 讓王, Ràng wáng |
29 | « Le brigand Tchö » | « Politiciens » | « Robber Footpad » | 盜跖, Dào zhí |
30 | « Les trois épées » | « Spadassins » | « Discoursing on Swords » | 說劍, Shuō jiàn |
31 | « Le vieux pêcheur » | « Le vieux pêcheur » | « An Old Fisherman » | 漁父, Yú fù |
32 | « Lie Rempart-contre-les-brigands » | « Sagesse » | « Lie Yukou » | 列禦寇, Liè Yùkòu |
33 | « Ainsi va le monde » | « Écoles diverses » | « All Under Heaven » | 天下, Tiānxià |
« Chapitres intérieurs » (內篇, Nèi piān) - chap. 1 à 7 |
« Chapitres extérieurs » (外篇, Wài piān) - chap. 8 à 22 |
« Chapitres divers » (雜篇, Zá piān) - chap. 23 à 33 |